Chapitre I

La rapidité du phénomène au Machreq

À la fin du second conflit mondial, l’Égypte, indépendante depuis 1922, mais en réalité demeurée en quelque sorte protectorat déguisé, fut un pays moteur dans le combat contre l’impérialisme et pour la décolonisation. Le 22 mars 1945, elle créa la Ligue des États arabes indépendants ou Ligue arabe à la suite d’une réunion rassemblant au Caire des délégations envoyées par l’Arabie saoudite, l’Irak, le Liban, la Syrie, la Transjordanie et le Yémen. Ce regroupement était destiné à aider à la décolonisation des pays arabes. En 1947, au Caire, fut constitué le Comité de Libération du Maghreb.

Quant à la Libye du roi Idriss, indépendante en 1951, le soutien qu’elle accorda à l’Occident, provoqua un coup d’État républicain le 1er septembre 1969.

I- L’Égypte moteur de la décolonisation

Au lendemain du second conflit mondial, l’Égypte fut secouée par une vague de fond anti-britannique. Le 21 février 1946, de graves émeutes se produisirent au Caire causant de nombreuses victimes européennes. Le 4 mai, de nouveaux troubles embrasèrent la capitale et ils s’étendirent à Alexandrie, puis à Ismailia. Ces événements se déroulèrent alors que l’Égypte négociait avec Londres l’abrogation du Traité de 1936 relatif au stationnement des troupes britanniques dans la zone du canal. Les négociations furent rompues en 1947 et la tension devint de plus en plus vive avec des attentats commis contre les garnisons britanniques.

Le 14 mai 1948, David Ben Gourion proclama l’État d’Israël. Le 15 mai, les États arabes qui refusaient la création d’un État juif entrèrent en guerre. L’armée égyptienne prit Gaza, Hébron et marcha en direction de Jérusalem, mais au mois d’octobre 1948, les forces israéliennes réussirent à l’encercler. Les hostilités cessèrent le 7 janvier 1949 et la défaite provoqua un profond traumatisme en Égypte.

Lors des élections de 1950, le parti Wafd se livra à une surenchère nationaliste et il remporta les deux tiers des sièges. Nahas Pacha qui revint aux affaires avait bien pris le pouls de l’opinion qui exigeait l’évacuation des forces d’occupation britanniques640 et l’union de l’Égypte et du Soudan. En conséquence de quoi, le 15 octobre 1951, il décida unilatéralement d’abroger le Traité de 1936 et les Accords de 1899 concernant le condominium anglo-égyptien sur le Soudan. Londres considéra que cette double décision n’avait aucune valeur juridique, provoquant ainsi la colère des Égyptiens qui attaquèrent les garnisons anglaises stationnées dans la zone du canal. La riposte de l’armée britannique fut de grande ampleur et les victimes se comptèrent par dizaines.

L’Égypte décida alors de rompre ses relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne et les troubles s’étendirent à tout le pays. Une manifestation monstre qui se déroula au Caire le 26 janvier 1952 dégénéra en émeute ; les magasins et les établissements de luxe de la capitale furent pillés ainsi que les biens juifs. Le gouvernement Wafd fut renversé.

Le 22 juillet 1952, dans la soirée, eut lieu le coup d’État des Officiers libres. Les principaux responsables du mouvement étaient Gamal Abdel Nasser, Anouar el-Sadate, Zakaria Mohieddine et Abd al-Hakim Amer. Anouar El Sadate lut à la radio une proclamation rédigée par le colonel Nasser dans laquelle étaient dénoncées la corruption et l’inertie du pouvoir.

Le 26 juillet, le roi Farouk qui avait vainement sollicité l’aide britannique abdiqua en faveur de son fils Fouad II avant de partir pour l’exil641. Ali Maher, qui, en 1939, avait refusé de déclarer la guerre à l’Allemagne et à l’Italie, présida un nouveau gouvernement, mais il démissionna le 7 septembre et fut remplacé par le général Mohammed Néguib (1901-1984), Commandant général de l’armée.

Le 18 juin 1953, la monarchie fut abolie, la République proclamée et le général Néguib nommé président de la République. Au mois de mars 1954, le colonel Gamal Abdel Nasser devint Président du Conseil des ministres et du Conseil du commandement de la Révolution. Lors de son accession au pouvoir il promit d’effacer l’humiliation militaire subie en 1948, de libérer le monde arabe du colonialisme et de rendre leur fierté aux Égyptiens :

« Peuple égyptien, tu as sept mille ans d’histoire derrière toi. Sois fier car tu peux l’être. Relève la tête, tu as ta dignité à défendre. »

Nasser comptait libérer le monde arabe du colonialisme en luttant contre ceux de ses leaders qu’il accusait d’être vendus aux « sionistes » et aux Américains. Son « socialisme arabe » fut une arme redoutable contre les dirigeants coupables à ses yeux de défendre les intérêts « sionisto-américains ». Tous furent d’ailleurs ses cibles, qu’il s’agisse de Fayçal d’Arabie, de Hussein de Jordanie, d’Hassan II du Maroc, de Bourguiba de Tunisie ou de Kassem d’Irak. Sa politique de radicalisation du monde arabe affaiblit bien des régimes « modérés » et permit l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération plus offensive à l’égard d’Israël, à savoir le Libyen Kadhafi, le Syrien Hafez el-Assad et l’Irakien Saddam Hussein.

Le général Néguib qui avait été un paravent, et même une caution, pour les Officiers libres était panislamiste, ce qui était à l’opposé du laïcisme des auteurs du coup d’état du 22 juillet 1952. Comme il était proche des Frères musulmans (Mitchell, 1969), association dont le but était le retour au califat regroupant tous les musulmans, l’épreuve de force avec Nasser était donc inévitable.

Au mois de février 1954 ce dernier décida l’élimination des Frères musulmans. Le 13 novembre 1954, le général Néguib, fut démis de ses fonctions et placé en résidence surveillée. Le mouvement des Frères musulmans fut ensuite déclaré hors la loi et après un attentat commis contre sa personne le 26 octobre 1954, le colonel Nasser décida une très dure répression. Des milliers de membres du mouvement furent arrêtés, le plus souvent torturés et six responsables furent pendus en place publique. Nasser élimina ensuite ses anciens alliés communistes ; le parti fut interdit et deux de ses responsables furent pendus. Ayant assuré son pouvoir, il négocia ensuite le départ des troupes britanniques.

Les Frères musulmans

La confrérie des Frères musulmans fut fondée au mois de mars 1927 à Ismaïlia, par Hassan al-Banna, un instituteur égyptien qui souhaitait trouver dans la tradition islamique les moyens de relever les défis de l’occidentalisation. Pour lui, la société égyptienne était malade et corrompue et ce n’était que par un retour à la vraie tradition, aux sources du Coran, qu’elle pouvait être guérie. Sur le plan politique, le but ultime était le califat, donc un état regroupant tous les musulmans.

Durant cinq années, de 1928 à 1933, Hassan al-Banna dénonça l’occupation anglaise dans de très nombreuses conférences et écrits, mais, en même temps, il organisa et structura son mouvement. Largement clandestin, ce dernier rassembla plusieurs centaines de milliers d’adhérents dans les années 1946-1948. Il s’opposa au parti Wafd qu’il considérait comme trop occidentalisé. Recrutant auprès des masses défavorisées auxquelles elle apportait une aide charitable, l’organisation devint vite un redoutable instrument politique face à une monarchie qui apparaissait comme corrompue et un parti Wafd dénoncé comme ayant pactisé avec les Britanniques.

Le 12 février 1949, au Caire, Hassan al-Banna fut assassiné, probablement sur ordre des autorités politiques car le mouvement des Frères musulmans, interdit depuis le 6 décembre 1948 avait de plus en plus d’influence parmi les masses642. Le 28 novembre, le Premier ministre Mahmoud Nokrachi (Nokrachi pacha) que l’organisation considérait comme responsable de l’interdiction fut assassiné en représailles à la mort d’Hassan al-Banna.

Le 27 juillet 1954 fut signé un traité par lequel la Grande-Bretagne s’engageait à retirer toutes ses troupes de la zone du canal. Londres se préparait d’ailleurs à quitter l’Égypte sans trop d’arrière-pensées puisque, à l’époque, le colonel Nasser se déclarait anti-communiste. L’évacuation de la zone du canal pouvait donc être envisagée sans risques majeurs. Ce fut chose faite le 19 octobre 1954 avec la ratification de l’accord du 27 juillet.

À partir de l’année suivante, Nasser adopta une nouvelle politique qui commença à être dénoncée par les puissances occidentales. À la conférence de Bandoeng, en avril 1955, il fut ainsi le porte-parole du monde arabe dans ce qui allait devenir le Tiers-monde dont il devint rapidement un des principaux leaders avec l’Indien Nehru, le Yougoslave Tito et le Chinois Chou-en-Laï. C’est à partir de ce moment que les bons rapports qu’il avait jusque-là entretenus avec les Occidentaux se dégradèrent, les États-Unis d’Amérique n’acceptant pas la position de « non-alignement » de l’Égypte considérée par eux comme une adhésion de facto au bloc soviétique.

La signature le 26 février 1955 du Pacte de Bagdad entre l’Irak, la Turquie, le Pakistan, l’Iran et la Grande Bretagne fut ressentie par Nasser comme une grave erreur car il aboutissait à faire des Arabes des partenaires de l’occident dans leur confrontation avec les Soviétiques. Nasser réagit d’ailleurs immédiatement en tentant de constituer avec la Syrie et l’Arabie Saoudite un front arabe neutraliste. Au Caire, la presse s’en prit alors violemment à l’Irak où la situation devint explosive. D’immenses manifestations contre le pacte y furent organisées et le 14 juillet 1958, le roi Faycal II, le régent Abdullah et le Premier ministre Nuri al-Said furent assassinés. Le général Kassem prit le pouvoir.

Pour bien montrer que l’Égypte était un pays souverain et effectivement « non-aligné », Nasser entreprit de nouer des relations commerciales avec le bloc soviétique. Afin de diversifier ses armements, il décida d’acheter des armes auprès des fabricants de l’Europe de l’Est, ce qui provoqua la colère des Occidentaux lesquels, en représailles, décidèrent de ne pas participer au financement des travaux du barrage d’Assouan.

La nationalisation du canal de Suez et l’expédition franco-britannique

Le 26 juillet 1956, pour répliquer à ce refus, le colonel Nasser nationalisa le canal encore détenu à plus de 40 % par des intérêts essentiellement britanniques et il plaça sous séquestre les biens de la Compagnie universelle du canal de Suez. Britanniques et Français retirèrent alors leurs techniciens qui furent remplacés, notamment par des Indiens.

Antony Eden, Premier ministre britannique était partisan d’une réplique énergique à ce qu’il considérait comme un inacceptable coup de force et il réussit à convaincre Paris de la nécessité d’une opération militaire commune. Côté français, l’idée d’une expédition qui détruirait la puissance du principal soutien du FLN algérien fut vue avec intérêt et le Président du Conseil, le socialiste Guy Mollet, l’accepta.

C’est alors que fut conclu un accord secret dit « Accord de Sèvres » entre la France, la Grande-Bretagne et Israël. Aux termes de cet accord, l’armée israélienne devait attaquer l’Égypte cependant que Paris et Londres lanceraient un ultimatum aux deux belligérants afin qu’ils se retirent des rives du canal de Suez ; en cas de refus égyptien, un débarquement franco-britannique serait opéré à Port-Saïd (carte page LXV).

Le 29 octobre, l’armée israélienne attaqua l’Égypte et fonça sur le canal de Suez. Paris et Londres adressèrent donc leur ultimatum à l’Égypte qui le repoussa et le 31 octobre débuta l’opération militaire franco-britannique programmée sous le nom de Plan Mousquetaire. L’expédition franco-britannique était considérable puisqu’elle impliquait 155 navires de guerre dont 5 porte-avions plus une centaine de navires de commerce réquisitionnés pour l’opération.

Le 5 novembre, les parachutistes français du 2° RPC (Régiment de parachutistes coloniaux) et ceux du 11e Choc sautèrent sur Port-Saïd. Le 6 novembre, les Royal Marines britanniques débarquèrent à Port-Saïd et à Port-Fouad. Le canal fut rapidement sous le contrôle de la force alliée et les troupes franco-britanniques se mirent en marche en direction du Caire cependant que l’armée égyptienne capitulait (Beaufre, 1967 ; RHA, 1986 ; Lefebvre, 1996 ; Ferro, 2006).

La victoire militaire des alliés se transforma vite en un fiasco diplomatique. À Paris, Guy Mollet fut soutenu par le Parlement tandis qu’à Londres, le Premier ministre Antony Eden fut hué à la Chambre des Communes pour n’avoir pas consulté le chef de l’opposition avant de décider d’entrer en guerre.

Dès le 6 novembre, les États-Unis et l’Union soviétique s’unirent pour imposer un cessez-le-feu, qui fut effectif le jour même. Le 10 novembre 1956 l’Assemblée générale des Nations Unies vota la création de la FUNU (Force d’Urgence des Nations Unies) qui devait remplacer les unités franco-britanniques.

Le Soudan anglo égyptien

Dans les années 1950, les Égyptiens demandèrent la fusion de l’Égypte et du Soudan mais, ni les Britanniques, ni les Soudanais ne voulurent de l’union. Le processus qui mena aux indépendances séparées des deux pays fut complexe, étant émaillé de nombreux rebondissements.

En 1922, le sud du Soudan (trois provinces) fut placé par les Britanniques sous un régime spécial dit Closed Districts destiné à protéger les populations sudistes de l’islamisation en interdisant l’usage de la langue arabe, le port de la djellaba et la présence des colporteurs arabes. De plus, le Passports and Permits Ordinance interdisait tout déplacement de population, nordiste vers le sud et sudiste vers le nord. Ces mesures étaient un héritage de la période précoloniale quand la traite des esclaves organisée depuis le nord musulman dévastait les régions du Soudan méridional.

En 1943, quand l’administration britannique institua des conseils consultatifs pour les différentes provinces soudanaises, celles du sud en furent exclues. En 1947, Londres changea de politique et abandonna la Southern Policy, ce qui entraîna un déferlement de nordistes sur la région.

En 1948, en dépit de l’opposition égyptienne, les Britanniques accordèrent une Constitution au Soudan, prélude à une indépendance qui devait se faire hors du cadre de l’union avec l’Égypte. Or, au même moment, les nationalistes égyptiens exigeaient le rattachement pur et simple du Soudan à l’Égypte. À la fin de l’année 1948, les élections qui se déroulèrent au Soudan virent la victoire de l’Umma Party, soutenu par l’administration britannique. Or, ce parti revendiquait une indépendance séparée pour le Soudan et donc une rupture avec l’Égypte.

Devant les atermoiements et les manœuvres britanniques, le 15 octobre 1951, le gouvernement égyptien décida unilatéralement d’abroger l’accord de 1899 instaurant un condominium sur le Soudan et il rattacha purement et simplement le territoire à l’Égypte, le roi Farouk devenant roi d’Égypte et du Soudan. Cette mesure déclarée nulle part le gouvernement britannique fut rejetée par la plupart des partis politiques soudanais.

En février 1953, Londres mit un terme au Condominium anglo-égyptien et concéda un statut d’autonomie interne au Soudan. Les élections du 25 novembre 1953 donnèrent la victoire au Parti national Unioniste qui militait pour l’union avec l’Égypte.

Un nouveau retournement de situation se produisit en 1954 quand le Parti National Unioniste se prononça pour l’indépendance sans liens avec l’Égypte et cela en raison de la mise à l’écart du général Néguib, soudanais par sa mère, et de la politique d’élimination des Frères musulmans en Égypte.

Au mois d’août 1955, une révolte éclata dans le Soudan méridional où les animistes et les chrétiens qui s’étaient très largement groupés dans le mouvement Anyanya combattaient la mainmise nordiste et musulmane.

Le 1er janvier 1956, en accédant à l’indépendance, le Soudan rompit définitivement avec l’Égypte.

En 1958 l’Égypte et la Syrie fusionnèrent et formèrent la RAU (République arabe unie), mais le 28 septembre 1961, la Syrie rompit cette union et se sépara de l’Égypte qui conserva cependant le nom de RAU.

Au début de l’année 1960, l’Égypte s’étant clairement engagée dans une politique de nationalisation des banques, des industries et des assurances, l’URSS désireuse d’asseoir sa présence dans la région, annonça qu’elle prenait en charge la totalité du financement du barrage d’Assouan643.

Le 21 octobre 1962, l’Égypte conclut un pacte d’assistance militaire avec le gouvernement républicain du colonel Sallal qui était au pouvoir au Yémen depuis le coup d’État du 26 septembre 1962 à l’issue duquel l’imam Badr avait été renversé. Réfugié dans le nord du pays, là où les tribus lui étaient demeurées fidèles, et soutenu par l’Arabie saoudite, ce dernier entra en guerre contre les républicains au pouvoir à Sanaa et il les mit en difficulté, contraignant le colonel Nasser à envoyer un corps expéditionnaire qui compta jusqu’à cinquante mille hommes.

La guerre du Yémen provoqua une forte tension entre l’Égypte et l’Arabie saoudite, puis la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Finalement, après cinq ans de conflit, un compromis fut trouvé entre les deux pays lors du Sommet Arabe de Khartoum au mois d’août 1967.

Entre-temps, au début du mois de juin 1967, la « Guerre des Six jours » avait été une catastrophe pour le camp arabe et le prestige du colonel Nasser en était sorti gravement atteint644. Le 9 juin, ne cherchant pas à fuir ses responsabilités, ce dernier annonça sa démission à l’occasion d’un discours radiotélévisé. Rappelé par de gigantesques manifestations populaires, il revint sur sa décision le 10 juin.

Le 28 septembre 1970, le colonel Nasser mourut d’une crise cardiaque645.

II- Libye : du roi Idriss au colonel Kadhafi (1951-1973)

Nous avons vu qu’en 1943, la Libye italienne était passée sous contrôle franco-britannique, Londres administrant la Cyrénaïque et la Tripolitaine cependant que Paris contrôlait le Fezzan, territoire conquis sur les Italiens à la suite de la campagne de la colonne Leclerc en 1942. Indépendante en 1951, la Libye fut une monarchie ayant à sa tête le roi Idriss Ier. Le monarque fut renversé en 1969 et la République fut proclamée. En 1973, le colonel Mouammar Kadhafi prit le pouvoir.

Au lendemain du second conflit mondial, avec le plan Bevin Sforza, Britanniques et Italiens proposèrent une division en trois de l’ancienne colonie italienne : Londres exercerait une tutelle sur la Cyrénaïque, couvrant ainsi le canal de Suez à l’ouest. Avec le Fezzan, la France pourrait achever la possession de l’ensemble saharo-africain, rassemblant sous son autorité la totalité du bloc touareg, du Touat au Fezzan et du Hoggar au Soudan français (l’actuel Mali). L’Italie espérait « sauver les meubles » en conservant la Tripolitaine, où vivaient encore 40 000 de ses ressortissants. L’URSS et les États-Unis s’opposèrent à ce plan, exigeant que le territoire ne soit pas divisé et qu’il soit placé sous tutelle de l’ONU.

Sur place, deux courants politiques s’opposèrent. L’un était incarné par les citadins « modernistes » qui souhaitaient voir naître un État républicain « unitaire ». Les tribus de Cyrénaïque soutenaient quant à elles le chef de la Sanûsiya, Mohammed Idris As-Sanûsi. En 1946, elles le choisirent comme roi puis, au mois de juin 1949, les Britanniques le reconnurent comme émir de Cyrénaïque.

Le 21 novembre 1949, la Résolution 289 de l’ONU prévoyant que la Libye une et entière serait indépendante le 1er janvier 1952, fut adoptée par 48 voix contre une et cinq abstentions. Ne tenant aucun compte des réalités géographiques, historiques, religieuses, culturelles et politiques, l’ONU imposait donc la naissance d’une Libye souveraine constituée par la réunion de la Cyrénaïque, du Fezzan et de la Tripolitaine.

En 1950, eut lieu l’élection d’une Assemblée nationale composée de soixante députés à raison de vingt pour chacune des trois régions. De difficiles négociations eurent ensuite lieu entre les représentants des diverses composantes politico tribales libyennes. Le 2 décembre, elles aboutirent finalement à un compromis : la Libye indépendante serait une monarchie fédérale regroupant trois provinces : la Cyrénaïque, la Tripolitaine et le Fezzan, avec pour souverain l’émir de Cyrénaïque, Mohammed Idriss As-Sanûsi.

Le royaume de Libye

Le 24 décembre 1951, la Libye accéda à l’indépendance. Le 10 août 1952, elle fut réunifiée à la suite de la signature de l’accord franco-libyen sur l’évacuation du Fezzan par les troupes françaises. La découverte de gisements pétroliers changea rapidement la nature du pays au fur et à mesure de l’exploitation commerciale qui débuta en 1960.

De l’indépendance de 1951 jusqu’au coup d’État de 1969, la Libye fut une monarchie dirigée par les tribus de Cyrénaïque. À l’origine, Idriss qui prit pour titre « Sa Majesté le roi du Royaume-Uni de Libye » ne voulait pas de tout le pays, mais seulement de la Cyrénaïque. C’est d’ailleurs en Cyrénaïque, à Al-Baïda, fief de la Sanûsiya, qu’il installa sa capitale et pour un temps le Parlement. Afin d’équilibrer les pouvoirs régionaux, il nomma un Tripolitain, Mahmoud el-Montasser, comme Premier ministre. Ce dernier le fut d’ailleurs deux fois, de 1951 à 1954, puis de 1964 jusqu’au coup d’État du 1er septembre 1969646.

À la différence des Saoud d’Arabie, le roi Idriss ne fonda pas la monarchie sur sa confrérie (la Sanûsiya). La base de son pouvoir fut sa tribu, la Barasa, alliée aux autres tribus de Cyrénaïque dans la confédération des Sa’adi (voir pages 504 et suivantes). À travers cette alliance, toute la Cyrénaïque était aux ordres du roi.

Les institutions prévoyaient la constitution de deux assemblées au sein d’un Parlement fédéral. Ce dernier était composé d’un Sénat de 24 membres à raison de 8 membres par province, nommés moitié par le roi et moitié par les conseils provinciaux ainsi que d’une Chambre des députés de 55 membres, 35 étant élus par la Tripolitaine, 15 par la Cyrénaïque et 5 par le Fezzan. Le roi dirigeait les relations extérieures, commandait les armées, nommait le Premier ministre. Il avait un droit de veto suspensif au Parlement, approuvait et promulguait les lois. Chaque province était administrée par un gouverneur nommé par le roi et assisté d’un conseil de 40 représentants dont 10 étaient désignés par le souverain.

La succession était héréditaire par ordre de primogéniture masculine. N’ayant pas d’enfants le successeur du roi Idriss serait donc son frère ou le fils aîné de ce dernier.

Une première crise éclata dès le 21 février 1952 quand la police ouvrit le feu sur des manifestants pro-Nassériens du Parti du Congrès qui contestaient le résultat des élections. Le parti fut interdit, l’armée fut épurée de ses cadres nassériens et le pays sombra dans les coteries tribales.

En 1962 une évolution importante se produisit avec la suppression des gouvernorats qui furent remplacés par dix départements dirigés par autant de préfets et le pays devint le royaume de Libye avec Al Baïda pour capitale.

Lorsque le roi Idriss accéda au pouvoir, la Libye était un pays pauvre non encore enrichi par le pétrole et qui avait besoin de soutiens financiers extérieurs. C’est pourquoi la première décision du souverain fut de signer un traité d’alliance de vingt ans avec la Grande-Bretagne, aux termes duquel Londres put louer des bases militaires. Le souverain passa rapidement des accords similaires avec les États-Unis qui construisirent l’immense base de Wheelus Field près de Tripoli.

En 1956, l’Italie et la Libye signèrent un traité d’amitié aux termes duquel, Rome versa des réparations pour dommages de guerre, cependant que Tripoli garantissait les propriétés possédées par les 27 000 Italiens qui vivaient encore dans le pays, essentiellement en Tripolitaine647.

La monarchie ne survécut pas aux contrecoups de la « guerre des six jours » du mois de juin 1967, l’armée et les nationalistes arabes reprochant au souverain son manque de solidarité avec l’Égypte et son alignement sur les positions occidentales.

Le coup d’État du 1er septembre 1969

Le roi Idriss était absent depuis deux mois – il était allé prendre les eaux dans une station thermale turque – quand, à la veille de son abdication, se déroula le coup d’État du 1er septembre 1969. Malade et sans enfant, Idriss Ier avait en effet décidé d’abdiquer le 2 septembre en faveur de son neveu, le prince Hassan Reda as-Sanûsi, fils de son frère Mohammed Reda As-Sanûsi, prince héritier depuis la mort de ce dernier en 1956648. Les jeunes officiers nassériens et panarabistes prirent la monarchie de vitesse649.

Le 1er septembre 1969, les officiers qui renversèrent le roi Idriss, formèrent un Conseil de commandement de la révolution (CCR) qui abolit la monarchie et proclama la République arabe libyenne. Leur premier communiqué fut lu à la radio par le capitaine Mouammar Kadhafi qui se tint ensuite à l’écart du gouvernement.

La junte militaire qui prit le pouvoir était composée de douze membres. Elle était multitribale mais, en son sein, dominaient les deux principales tribus de Libye, à savoir les Warfalla650 et les Maghara651. L’un de ses membres, Mohammed Mgharief appartenait à la tribu royaliste des Mgharba. Omar el-Mehichi, originaire de Misrata représentait la gauche des conjurés652. À la différence de ses camarades, il n’était ni panarabiste, ni nassérien, mais marxiste, ce qui lui attira leur hostilité ; d’où la crise de 1975 et la rupture du colonel Kadhafi avec la ville de Misrata comme nous le verrons plus loin. Les autres putschistes étaient des Bédouins issus de tribus makhzéniennes chamelières ou moutonnières du groupe Mahamid.

Ces jeunes officiers majoritairement bédouins étaient des nationalistes pan-arabes admirateurs du colonel Nasser. Dubitatif, ce dernier voulut en savoir plus sur leurs intentions et il envoya à Tripoli le journaliste et écrivain Mohamed Heykal. À son retour, ce dernier déclara au Raïs : « Ces jeunes gens sont une vraie catastrophe […] ils sont incroyablement naïfs et scandaleusement purs. »

Durant plusieurs semaines, les nouveaux dirigeants de la Libye prirent toutes les précautions afin de ne pas provoquer l’intervention des milliers de soldats britanniques et américains casernés dans les bases libyennes et qui auraient pu rétablir un régime monarchique allié. C’est ainsi que dans le communiqué annonçant le coup d’État, il fut affirmé que la sécurité des biens des étrangers serait assurée et que les compagnies pétrolières ne seraient pas nationalisées. Comme les putschistes affichèrent leur anticommunisme, l’Occident fut donc rassuré ; aussi, dès le 6 septembre, les États-Unis reconnurent-ils le nouveau régime. Un gouvernement de neuf membres, dont sept civils, fut constitué et il fut présidé par un syndicaliste, Mahmoud el Maghrebi.

Cependant, derrière le rideau de fumée destiné à rassurer les Occidentaux, les intentions des nouveaux maîtres du pays apparurent bientôt. Un mois à peine après leurs déclarations rassurantes, ils annoncèrent ainsi qu’ils ne renouvelleraient pas les baux concernant les bases militaires étrangères. En conséquence de quoi ils demandèrent à Londres et à Washington d’entamer des négociations au sujet de leur évacuation653. Quant aux compagnies pétrolières, elles furent contraintes de renégocier leur fiscalité.

À l’intérieur, la Constitution fédérale de 1951 qui, comme nous l’avons vu avait été amendée au mois d’avril 1963 afin de faire du pays un « Royaume uni » fut abolie et une République arabe libyenne fut instaurée, la réorientation du pouvoir se faisant au profit de la Tripolitaine. Le 11 juin 1971, fut créé un parti unique, l’Union socialiste arabe. Au sein du nouveau parti, les luttes de clan s’affirmèrent rapidement et le lieutenant Kadhafi fut marginalisé.

640. 85 000 soldats britanniques étaient stationnés dans la zone du canal de Suez au lieu des 10 000 prévus par le traité de 1936.

641. Le nouveau roi qui était encore un enfant régna moins d’un an, du 26 juillet 1952 au 18 juin 1953. Le Conseil de régence qui fut formé en raison de la jeunesse du nouveau roi n’exerça aucun pouvoir, sa réalité étant en effet détenue par le Conseil des ministres.

642. En 1932, le mouvement disposait de quinze sections, en 1938 de 300 et en 1948 de 2000. À cette date, les effectifs du mouvement étaient de 500 000 membres.

643. Il fut inauguré le 15 janvier 1971.

644. L’armée israélienne occupa le Sinaï, contrôlant donc les réserves de pétrole égyptiennes, et prit pied sur la rive asiatique du canal de Suez.

645. Quelques mois avant sa mort, il avait déclaré : « Je n’ai pas de rêve personnel. Je n’ai pas de vie personnelle. Je n’ai rien de personnel » (New York Times, mars 1969).

646. Emprisonné, il mourut en détention en 1970.

647. Ces colons furent expropriés et expulsés en 1970, après le coup d’état ayant renversé le roi Idriss.

648. Cette abdication prévue pour le 2 septembre 1969 était anoncée dans une lettre datée du 4 août 1969 adressée au président du Sénat.

649.Le coup d’état avait été décalé par deux fois. La première date choisie était primitivement le 1er janvier 1969 et la seconde le 1er mars. Finalement, ce fut dans la nuit du 31 août au 1er septembre que la monarchie fut renversée par une douzaine d’officiers subalternes – ils étaient presque tous capitaines –, divisés en deux groupes qui s’emparèrent des leviers du pouvoir à la fois à Tripoli et à Benghazi.

650. Les Warfalla sont divisés en deux blocs, l’un vivant en Cyrénaïque, l’autre en Tripolitaine.

651. La tribu makhzenienne et guerrière Maghara était représentée par Abdessalam Jelloud qui fut durant de longues années le numéro 2 du régime.

652. Son frère, Tahar el-Mehichi, était un important dirigeant du mouvement de Georges Habache, le leader révolutionnaire palestinien.

653. Les dernières bases britanniques furent évacuées le 28 mars 1970 et la base américaine de Wheelus Field le 11 juin.