Longtemps ignorée ou étouffée, la renaissance berbère s’affirma au grand jour dans les années 2000 et cela, dans toute l’Afrique du Nord, à l’exception de l’Égypte. Ce fut dans l’émigration, notamment en France, que, dans les années 1920-1930 se côtoyèrent des Berbères venus d’horizons divers et qui, par-delà leurs différences « nationales » découvrirent ou plutôt redécouvrirent leurs communes racines car, comme le disait Charles-André Julien : « Le Maroc, l’Algérie et la Tunisie sont peuplés de Berbères que l’on qualifie audacieusement d’Arabes » (1952 : 2).
Après une lente maturation, une véritable prise de conscience se produisit avec pour résultat la création en 1995 du Congrès mondial amazigh (CMA) dont la plate-forme était « la défense et la promotion de l’identité culturelle de la Nation amazigh ». Le CMA unifia plusieurs dizaines d’associations autour de l’idée, – ou du mythe – de la Grande Berbérie, la Tamazgha. Puis la revendication se réenracina au Maghreb où le nouvel élan berbériste prit la forme d’un mouvement transnational parfois en phase de radicalisation puisque, chez certains, son discours va jusqu’à parler de « totalitarisme arabo-islamique ».
Or, cette revendication berbère de plus en plus affirmée est difficilement conciliable avec le courant nationaliste arabo-musulman pour lequel :
« Personne ne nie qu’il existe en Afrique du Nord des Arabes et des Berbères, plus exactement des arabophones, mais la fusion ethnique sur une large échelle, la communauté de l’histoire, de la religion, de la culture et des institutions ont réduit leurs différences à de simples caractéristiques régionales. Une évolution irréversible a ainsi conduit les Berbères à s’intégrer définitivement au monde arabe, qui sur le plan ethnique n’a jamais été essentiellement arabe, la langue et la culture même populaire l’emportent sur la race » (article paru dans Al Istiqlal le 12 octobre 1956, cité par Kaddache, 1972).
Autrement formulée, cette idée a été exprimée d’une manière « abrupte » en 1962 par Abderrahmane Ben Hamida, ministre algérien de l’Éducation nationale, quand il déclara que « Les Berbères sont une invention des Pères Blancs814. »
Aboulkacem El Khatir a, quant à lui, exhumé un curieux texte paru la revue militante Al Maghrib et dans laquelle, au nom du nationalisme arabe, il était écrit que n’ayant pas de généalogie, les Berbères ne peuvent accéder au Paradis que s’ils se rattachent à des lignées arabes (El Khatir, 2006).
Pour les tenants de la thèse de l’arabo-islamisme, l’islamisation marque en effet la fin de l’histoire des Berbères :
« Dans l’optique du mouvement nationaliste algérien, la conversion massive des Berbères à l’Islam, il y a quatorze siècles, les inscrit de façon irréversible dans l’aire culturelle de l’Islam et de l’arabité. Cette conception est encore aujourd’hui illustrée par la formule en cours dans les milieux officiels : Nous sommes berbères mais l’Islam nous a arabisés » (Haddadou, 2003 : 133).
Voilà pourquoi la reconnaissance de la berbérité représente un danger existentiel pour le nationalisme arabo musulman puisque, pour ses tenants, la langue arabe est :
« […] le creuset dans lequel s’est constitué un patrimoine culturel qui transcende les spécificités ethniques des Musulmans. » (Laroussi, 2003 : 144)
Par-delà plusieurs grands traits communs, la situation de la berbérité, et par conséquent son affirmation ainsi que sa revendication sont différentes selon les pays : puissante au Maroc et en Algérie, renaissante dans l’ouest de la Libye (Tripolitaine) et commençant à peine à sortir de la confidentialité en Tunisie, à l’exception de zones très spécifiques. Le cas des Touareg est particulier car leur identité est reconnue, mais fractionnée par plusieurs frontières issues de la décolonisation.
En Algérie, la question kabyle s’est posée avec une acuité particulière dès l’indépendance de 1962, rythmée par des épisodes sanglants ayant débuté par la guérilla du FFS en 1963, suivie par le mouvement du « Printemps berbère » en 1980, puis par la « grève du cartable » durant les années 1994-1995, par les émeutes de 1998 qui suivirent l’assassinat du chanteur Matoub Lounès et enfin par le mouvement dit des « Aarchs » en 2001 et 2002.
En 1962, dès l’indépendance acquise, le gouvernement algérien supprima la chaire de kabyle de l’université d’Alger815. Cette mesure symbolique annonçait l’orientation qu’il comptait donner au pays, la légitimité du régime s’ancrant sur la négation de son histoire et de sa composition ethnique. Pour les dirigeants algériens, la revendication berbère fut alors présentée comme une conspiration séparatiste dirigée contre l’islam et la langue arabe.
L’affirmation du fait berbère s’est faite à travers trois périodes, celle de la post-indépendance, celle des années 1970 à 2000 et depuis.
1- Après l’indépendance, l’Algérie développa une claire politique d’arabité. Pour ses dirigeants, le fait d’être musulman imposait en effet que l’on se rattache à la « nation », à la « civilisation arabe ». Comme les berbéristes rejetaient le dogme fondateur de l’Algérie arabe et musulmane, comme l’amazighité affirmait la double composante du pays, berbère et arabe, le parti FLN parla de dérive « ethnique », « raciste » et « xénophobe » menaçant de détruire l’État.
La supériorité de l’arabe étant postulée, l’amazigh fut donc vu comme un danger pour l’unité nationale.
La question fut, de plus, obscurcie par un non-dit additionné à une frustration car les Kabyles et les Chaoui qui avaient mené la guerre contre la France se retrouvèrent citoyens d’une Algérie algérienne arabo-musulmane niant leur identité. Comme la nécessité de l’union contre la France les avait poussés à mettre entre parenthèses leur revendication identitaire, ils comprirent, mais un peu tard, qu’ils avaient laissé le champ libre aux arabophones816.
De fait, durant toute la guerre d’Algérie, et même quand ils étaient d’origine kabyle, les dirigeants arabophones du FLN, firent tout pour marginaliser les chefs kabyles, allant jusqu’à liquider les plus gênants d’entre eux, comme Abane Ramdane ou Amirouche, et isolant les autres comme Krim Belkacem817 ou Aït Ahmed (mort le 23 décembre 2015).
Une fois l’indépendance obtenue, face au rouleau compresseur du FLN, et après l’échec de la rébellion kabyle de 1963 (page 552), la revendication berbère fut estompée. C’est ainsi qu’Aït-Ahmed ne parla pas de berbérité, mais de socialisme et de démocratie. Le Front des Forces Socialistes (FFS) pourtant à recrutement quasi exclusivement berbère qu’il créa en 1963, n’eut donc aucune lisibilité, son substrat ethnique s’étant replié sur le non-dit. Après s’être évadé de prison en 1966, Aït-Ahmed partit pour l’exil et son influence fut plus que limitée.
Avec le colonel Boumediene, la politique d’arabisation devint systématique, fondée sur les conclusions de la conférence nationale sur l’arabisation qui fit totalement encadrer le pays par la langue arabe et nia toute existence au tamazight.
2- Ce fut à l’étranger que se reforma le courant berbériste, notamment à Paris. En 1967 y fut fondée l’Académie Berbère d’Échanges et de Recherches Culturels qui se transforma, deux ans plus tard, en 1969, en Académie Berbère dont la revendication fut plus militante.
Au même moment, en Algérie même, l’omniprésence du FLN et de son pouvoir répressif firent que le berbérisme fut à la fois nié et étouffé. C’est pourquoi, au mois d’avril 1980, sa renaissance au grand jour provoqua une immense surprise. Tout partit de l’interdiction d’une conférence du romancier et homme de Lettres Mouloud Mammeri à Tizi Ouzou au mois d’avril 1980, événement qui fut le signal du Printemps Berbère.
En 1988, l’ouverture démocratique donna une forte impulsion à la revendication berbériste avec la création du MCB (Mouvement culturel berbère) qui cessa de s’abriter derrière des paravents politiques qui en masquaient la force ; elle devint dès lors plus lisible et fut clairement exprimée :
« Le berbère est notre langue – et non l’arabe – nous voulons être reconnus en tant que berbérophones et bénéficier de tous nos droits culturels en tant que tels. Notamment une scolarisation généralisée en langue berbère et une utilisation systématique du berbère dans la vie publique » (Chaker, 1989 : 5).
En 1989, Abbassi Madani et Ali Belhadj créèrent le FIS (Front Islamique du salut) dont le programme était la création d’un État islamique arabe ; nous avons vu plus haut qu’au mois de juin 1990, le mouvement remporta les élections municipales. Pour tenter de freiner la montée du courant islamiste, les autorités lui donnèrent des gages en renforçant encore l’orientation arabo-musulmane de l’Algérie818. C’est ainsi que la Constitution du 23 février 1989 dans son article 2 déclare que l’islam est la religion d’État et dans son article 3 que l’arabe est langue nationale et officielle. Puis, au mois de juillet 1989, une loi fut votée qui interdit la formation de partis politiques sur des bases linguistiques. Cette loi visait directement les berbéristes du RCD (Rassemblement pour la Culture et la démocratie), second grand parti à base berbère après le FFS (Front des Forces socialistes) d’Aït-Ahmed.
Puis, devant le danger qui se précisait, fut votée la loi du 16 janvier 1991 qui renforça encore davantage l’exclusivisme de la langue arabe, de fortes amendes étant prévues pour les contrevenants.
La contestation berbère reprit ensuite avec la « grève du cartable » quand, durant les années 1994-1995 les élèves kabyles boycottèrent les écoles. Ce mouvement réussit à faire plier les autorités qui créèrent le HCA (Haut Commissariat à l’Amazighité), rattaché à la Présidence, puis la langue berbère fut introduite dans le système scolaire. Comme l’écrit Mohand-Akli Haddadou (2003 : 137), ces mesures étaient « une rupture avec le monolithisme linguistique et culturel imposé depuis les indépendances ».
En 1998, de très violentes émeutes suivirent l’assassinat du chanteur Matoub Lounès et à partir de là, le climat devint insurrectionnel. Au mois d’avril 2001, de violentes émeutes secouèrent la Kabylie à la suite de la mort d’un lycéen prénommé Massinissa, abattu par la gendarmerie à Beni Douala ; puis, le 14 juin, des Kabyles marchèrent sur Alger avant d’être durement réprimés par la police.
Dans le prolongement de cette prise de conscience, se forma le mouvement dit des arouch (arch au singulier), terme qui désignait avant la colonisation l’union des tribus pour le temps de la guerre et qui s’imposa comme l’interlocuteur de fait du pouvoir algérien (Haddadou, 2003 : 131).
3- Après 2001, la revendication berbériste fut endormie par les deux partis kabyles, FFS et RCD. N’ayant pas soutenu le « mouvement des Arouch », ils l’avaient en quelque sorte asphyxié. Durant l’année 2003, ce dernier éclata en deux tendances dont l’une fut récupérée par l’État algérien, cependant que l’autre, incorruptible, s’étiola jusqu’à disparaître.
Il s’en suivit un immense désenchantement et les militants berbères qui ne voulurent pas renoncer, choisirent d’abandonner le terrain politique pour mener le combat culturel.
Cette évolution fut en définitive profitable au berbérisme car le domaine de l’histoire, celui qui leur permettait de retrouver leurs racines les plus profondes, fut réinvesti819. Ce retour aux sources fit alors déchirer le voile de la fausse histoire enseignée depuis 1962 et les Berbères découvrirent ce qui se murmurait, à savoir qu’ils sont les « dindons de la farce » de l’indépendance algérienne820. Certains, comme Saïd Sadi, affirmèrent même qu’ils avaient subi une nouvelle colonisation dès le départ des Français. Des livres furent publiés qui leur montrèrent comment le mouvement nationaliste algérien, berbériste à ses origines, fut détourné par les arabo-islamistes.
Au mois d’avril 2002, le tamazight fut reconnu comme langue nationale par un pouvoir arabo-islamique qui tentait de « garder la main » au prix de concessions de façade. En effet, alors qu’au Maroc, le tamazight, reconnu comme langue nationale depuis 2002, doit être enseigné à tous les élèves, en Algérie, seuls les enfants déjà berbérophones pourront suivre un enseignement dans cette langue. Cette mesure clairement destinée à cantonner le berbère dans ses limites actuelles, avait pour but de le sanctuariser en lui interdisant de reconquérir sa place naturelle.
En réalité, en Algérie, rien n’a changé puisque, le 16 décembre 2011, lors du Comité Central du FLN, son secrétaire général, Abdelaziz Belkhadem déclara :
« La sacralité des constantes nationales est consensuelle, à savoir l’islam religion d’État, l’arabe langue officielle, le régime républicain, l’unité nationale et territoriale et l’option démocratique » (Cité par Saâd, 2011).
Pour les leaders nationalistes marocains de la période de l’indépendance, au premier rang desquels MM. Allal El Fassi et Mehdi ben Barka, le Maroc arabe est :
« […] ancré dans son passé à la civilisation andalouse où les Berbères ne sont qu’une “question” héritée de l’époque coloniale qui a voulu instrumentaliser sa propre “invention” par une politique diabolique » (cité par El Qadéry, 2007 : 5).
Pour l’Istiqlal, le berbérisme était même une dérive « ethnique », « raciste » et « xénophobe » créée par la colonisation. C’est pourquoi, après l’indépendance, la crainte de ses dirigeants fut de voir renaître un mouvement berbère sapant l’autorité de l’État, un retour à la situation d’avant la période du Protectorat821. Ceci explique pourquoi il y eut une véritable tentative de marginalisation des Berbères dans le mouvement nationaliste.
À l’autre bout du prisme politique marocain, pour l’UNFP (Union Nationale des Forces Populaires) rejetait également de la berbérité.
La lente réaffirmation de la berbérité se fit à travers sept grandes étapes :
1. En 1967, création à Paris de l’Académie berbère et au Maroc de L’Association marocaine de la Recherche et de l’Échange culturel.
2. En 1991, la Charte d’Agadir protesta contre la marginalisation du berbère et demanda sa reconnaissance comme langue nationale (El Aissati, 2005). Au-delà du cas marocain, la Charte d’Agadir fut la première prise de conscience globale du fait berbère car plusieurs associations culturelles venues de toute la berbérité se retrouvèrent pour formuler des revendications que l’on pourrait qualifier de minimales, mais qui constituèrent une première plate-forme d’action.
3. Le 20 août 1994, le roi Hassan II parla de l’importance du berbère et de la nécessité de l’enseigner, mais cette déclaration ne fut pas suivie d’effets concrets.
4. En 1995, année de la fondation du Congrès mondial Amazigh, la revendication prit une grande ampleur.
5. En 2000, le Manifeste berbère (amazigh) de Mohammed Chafik conceptualisa la revendication. Par son importance à la fois politique et symbolique, le Manifeste berbère peut être considéré comme l’élément « fondateur de la revendication identitaire berbère » (Bounfour, 2003 : 2). Mohammed Chafik, militant nationaliste marocain de la première heure, exprima en effet les revendications berbères dans les mêmes termes que ceux qui avaient été utilisés en 1944 dans le Manifeste de l’Indépendance avec le même intitulé. Abdellah Bounfour a fait remarquer à ce sujet que :
« […] la structure et la forme du contenu des deux manifestes sont comparables. Des considérations historiques et sociologiques, on tire une liste de revendications » (Bounfour, 2003 : 2).
L’originalité du Manifeste berbère est qu’il pose la revendication berbère marocaine d’une manière différente de celle des berbéristes algériens car elle l’est dans le cadre de l’État marocain, sans perspective autonomiste ou sécessionniste. Mohammed Chafik inscrit, « enracine », selon l’expression de Bounfour, la revendication berbère dans la matrice du nationalisme marocain, sans s’en prendre à la Nation marocaine. Ceci est d’une grande importance car, qu’on le veuille ou non, « la revendication berbère déconstruit le dogme du nationalisme orthodoxe fondé exclusivement sur l’arabité et l’islamité » (Bounfour, 2003 : 2) et elle pourrait donc être vue comme un affaiblissement de l’EÉtat et de la Nation.
6. La création de l’Institut Royal de la culture amazighe Marocain (IRCAM) par Dahir royal le 17 octobre 2001, marqua une autre étape essentielle de la renaissance ou plutôt de la reconnaissance berbère au Maroc. Désormais, la revendication berbère n’est plus celle d’une fraction, même importante de la population qui s’affirmerait contre une autre, mais « elle devient symboliquement l’affaire de l’État et de tous les Marocains » (Bounfour, 2003 : 2)
La symbolique qui entoura la création de l’IRCAM fut très claire : alors que les lois marocaines (les Dahirs) sont proclamées au Parlement et promulguées au Journal Officiel, le roi Mohammed VI annonça la naissance de l’IRCAM au cœur même du pays rifain. La symbolique fut encore plus profonde dans la mesure où tous les corps constitués du Maroc furent invités à la cérémonie afin de bien marquer qu’il n’y a pas « communautarisme », mais tout au contraire, nationalisme, le fait berbère ne concernant pas que ces derniers, mais tous les Marocains. Le 17 octobre, dans le Rif, à Ajdir, le village natal d’Abdelkrim El Khattabi, il confirma la teneur de son discours du 30 juillet en des termes tout à fait clairs :
« […] l’intégralité de notre histoire commune et de notre identité culturelle nationale (est) bâtie autour d’apports multiples et variés […] L’amazighité, qui plonge ses racines au plus profond de l’histoire du peuple marocain, appartient à tous les Marocains. »
Le souverain promulgua ensuite par Dahir la création de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM) et au mois de janvier 2002, Mohammed Chafik en fut nommé recteur822.
Le 30 juillet 2001, Mohammed VI reconnut l’amazighité comme une « composante essentielle de l’identité et de la civilisation marocaines823 ».
7. En 2011, l’officialisation de la langue tamazight (le berbère) comme deuxième langue nationale aux côtés de l’arabe fut inscrite dans la nouvelle Constitution.
L’Article 5 de la Constitution de 2011 stipule ainsi que :
« […] l’arabe demeure la langue officielle de l’État. L’État œuvre à la protection et au développement de la langue arabe, ainsi qu’à la promotion de son utilisation. De même, l’amazighe constitue une langue officielle de l’État, en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception. »
Cette formulation était le résultat d’un compromis historique car l’officialisation du tamazight était refusée à la fois par les nationalistes de l’Istiqlal et par les islamistes du PJD (Parti de la Justice et du développement), tous deux partisans du panarabisme824.
Le manifeste berbère
Le 1er mars 2000, Mohammed Chafik publia le Manifeste pour la reconnaissance officielle de l’amazighité du Maroc connu sous le nom de Manifeste berbère.
« Il est devenu évident qu’en tout état de cause les Berbères ne renonceront pas à leur berbérité, et n’auront pas de cesse que l’amazighité du Maroc ne soit officiellement reconnue. Au cas où les panarabistes s’obstineraient à la renier, les Imazighen se trouveraient en droit de dénier à leur pays toute prétention à se vouloir arabe. Arguer que la langue du musulman ne peut être que l’arabe procède d’un raisonnement fallacieux sous-tendu par le chauvinisme arabe, qui exclut inconsidérément de la communauté musulmane les neuf dixièmes de ses effectifs en instituant les Arabes légataires universels du Prophète […]. Si l’arabe a été la langue de l’écrit à l’époque almohade, la tamazighte continuait de s’imposer comme langue de communication à la Cour califale et dans la vie au quotidien, voire comme langue d’appel à la prière. Elle a été et est encore langue véhiculaire dans l’enseignement religieux en zones berbérophones. Les Califes et sultans marocains l’ont tous pratiquée, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle. Le premier à l’avoir ignorée a été Moulay Abdelâziz, à cause sans doute du fait que sa mère n’était pas marocaine, et aussi des graves troubles politiques qui ont marqué son époque […].
Durant les quarante dernières années, les panarabistes marocains ont profité de leur prédominance dans le corps professoral et le domaine de la recherche pour orienter à leur guise l’enseignement de l’ histoire en général, et de celle du Maghreb en particulier […]. Ainsi ont-ils pu à loisir rabaisser le rôle historique des Imazighen – en leur propre demeure – et exalter à l’excès celui des Arabes, en amalgamant sans retenue le vrai et le faux […] Passer sous silence l’amazighité de telle dynastie ou de tel personnage historique, est devenu un moyen pédagogique pour faire croire que le Maghreb a été arabe de toute éternité. La tendance s’accentuant, l’histoire de l’antiquité marocaine a été purement et simplement supprimée des programmes. Pour le panarabisme, c’est le passé de la race arabe qu’il y a lieu de faire connaître aux jeunes, et non celui de la terre sur laquelle ils vivent […] L’arabisme, chez nous, est allé trop loin, hélas, dans la falsification de notre histoire » (Manifeste berbère, 2000).
La berbérité ne se limite pas au Maroc et à l’Algérie. La Tunisie, la Libye, une petite partie de l’Égypte825, les îles Canaries et le monde touareg826 en font (ou en faisaient) également partie.
Des trois pays du Maghreb, la Tunisie est le plus arabisé. Même si nous avons vu plus haut les raisons historiques de ce phénomène, il est cependant étrange de constater qu’étant bordée, tant à l’est qu’à l’ouest, par des zones berbérophones homogènes, le pourcentage des berbérophones y soit d’à peine 1 %. D’autant plus que, comme en Algérie et au Maroc, le fond ancien du peuplement y est Berbère comme le montre la toponymie827. Les villes et les villages de Tunisie ont même gardé leur racine berbère, le superstrat toponymique arabe ne s’étant surimposé que tardivement et lentement.
Aujourd’hui, les isolats berbérophones se retrouvent sur l’île de Djerba et dans certains villages montagnards de la région de Matmata.
Comme au Maghreb, la population libyenne d’origine est Berbère. À l’exception naturellement des descendants des envahisseurs arabes (invasions hilaliennes), les Libyens sont en effet des Berbères arabisés. Le phénomène est clairement identifiable dans le jebel Nefusa (Adrar n Infusen), où la ville de Zenten est peuplée de Berbères arabophones tandis que Nalut et Yafran (cartes LXX et LXXXI) sont demeurées berbérophones. Les ancêtres des uns et des autres appartenaient aux mêmes tribus berbères. En Cyrénaïque également vivent des berbérophones, mais ils y sont tout à fait minoritaires, ainsi la tribu des Aït Meriem qui se rattache au groupe zénète.
Au total, les berbérophones libyens sont plusieurs centaines de milliers, sans compter les Touareg. Ils sont concentrés dans le jebel Nefusa qui est aux trois-quarts libyen, le reste étant tunisien. Les berbérophones se trouvent également dans la ville de côtière de Zouara (At Willul en berbère), leur capitale (Chaker et Ferkal, 2012 : 108).
La guerre civile libyenne a replacé les berbérophones au centre de l’actualité. Ils ne représentent pourtant que moins de 10 % de la population libyenne totale, mais comme ils sont à 90 % concentrés en Tripolitaine, ils y constituent plus de 20 % de la population (Chaker et Ferkal, 2012).
Le contentieux opposant les berbérophones au colonel Kadhafi reposait sur l’arabisme « racial » de ce dernier à l’encontre des musulmans non arabes :
« […] expressément considérés comme inférieurs et constituant un « second cercle » au sein de l’islam, comme à l’égard des Berbères dont le dictateur libyen a lui-même, à de nombreuses occasions, affirmé «l’origine et l’identité arabes» en se référant aux mythes arabes médiévaux sur l’origine des Berbères » (Chaker et Ferkal, 2012 : 112).
Confronté à ce volontarisme idéologique, le MCAL (Mouvement culturel amazigh libyen) considérant que l’amazigh est le patrimoine de tous les Libyens, demandait sa reconnaissance comme langue officielle au même titre que l’arabe. En 2005, s’était même tenu à Tanger, au Maroc, un Congrès des Berbères libyens.
Face à cette revendication, les autorités libyennes prônaient un nationalisme arabo-musulman niant la question berbère. La doctrine de la Jamahiriya était ainsi que tous les Libyens sont à la fois Arabes et musulmans. Aussi, sous le régime Kadhafi, la persécution contre ceux qui affirmaient leur berbérité fut constante. Le chanteur Abdellah Achini fut ainsi emprisonné et en 1994, le militant Said Sifaw el Mahroug fut assassiné. Accusés d’être les agents d’Israël, les partisans de la berbérité furent réduits au silence828.
Voilà pourquoi, en 2011, les Berbères furent parmi les premiers à se soulever contre le régime du colonel Kadhafi. Leur apport militaire fut essentiel puisque, et nous le verrons plus loin, c’est le front qu’ils ouvrirent sur les arrières de l’armée gouvernementale, depuis le Djebel Nefusa, qui permit de couper la frontière avec la Tunisie, puis d’isoler Tripoli, ce qui permit ensuite la prise de la ville par les forces rebelles829.
814. Pour Yacine Temlali (2015), la colonisation est à l’origine de l’« affirmation berbère » en Algérie. Sur la question de la conversion des Berbères d’Algérie au christianisme, voir Dahbia Abrous (2007). Pour ce qui est des analyses racialistes berbérisantes, voir Gilles Boëtsch (2006).
« La distinction entre Berbères et Arabes est-elle une construction idéologique et politique héritée de la colonisation ou présente-t-elle une valeur heuristique ? » (Bonte, 2009 :1). À cette question surréaliste, l’auteur répond avec cuistrerie que : « Le « mythe » (lire berbère) ne s’est pas construit ex nihilo, il s’inscrit dans un contexte plus large que celui de la colonisation qui lui a conféré sa prétention à la scientificité, et il répond à des déterminations contextuelles s’exerçant sur le long terme. »
815. L’arabisation a connu une accélération durant la période française. Blida et Boufarik qui étaient totalement berbérophones au moment de la conquête sont ainsi aujourd’hui arabophones, quant à la Kabylie, le berbère y a reculé, comme à Bouira et à Dellys, désormais largement arabisées (Haddadou, 2003 : 132).
816. Le problème fut encore compliqué par le fait que bien des dirigeants partisans de la politique de l’arabité étaient des Berbères arabisés ; ainsi les anciens présidents Houari Boumediene, Chadli Benjedid ou Liamine Zeroual. Nous touchons là au cœur du problème qui est celui de l’arabisation des Berbères. Certaines tribus des Aurès qui n’ignorent pas qu’elles sont d’origine berbère sont aujourd’hui arabisées comme les Bouazid, les Ouled si Ahmed Benameur, les Ouled Derradj ou les Beni Tazaght, etc.
817. Ce dernier avait pourtant défendu la ligne de l’union du courant nationaliste et abattu certains berbérophones qui refusaient de la suivre.
818. « La poussée islamiste qui au Maghreb, se conjugue avec arabisme, contraint les autorités à une surenchère islamisante et arabisante » (Chaker, 1989 : 2).
819. Au mois de février 2003, l’association Aurès El-Kahina érigea une statue de la Kahina au centre de la ville de Baghaï.
820. Les souvenirs de l’éviction des Berbères par les tenants de la ligne de l’arabo-islamisme furent enfouis sous le non-dit. Comme ils n’avaient été qu’estompés, ils resurgirent avec une grande intensité comme l’a montré la polémique qui suivit la parution du livre que Saïd Sadi (2010) – leader du RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie) parti kabyle –, consacra à Amirouche et qui provoqua une polémique d’une grande intensité dans la presse algérienne.
La thèse du livre est en effet au cœur de la problématique et même du contentieux arabo-berbère : le colonel Amirouche, chef emblématique du maquis kabyle et de la Willaya III qui fut tué dans une embuscade, aurait été donné aux Français par ses rivaux arabes du MALG (Ministère de l’Armement et des Liaisons Générales, le service de renseignement de l’ALN) notamment Abdelhafid Boussouf et Houari Boumediène qui auraient ainsi écarté un dangereux concurrent. Les héritiers des comploteurs, actuellement au pouvoir en Algérie, auraient ensuite littéralement effacé sa mémoire du panthéon national algérien et dissimulé son corps afin d’éviter qu’un culte patriotique lui soit rendu.
821. Au Maroc, la « pacification » se fit essentiellement contre certaines grandes tribus berbères. Quand le protectorat fut instauré, la tâche de Lyautey fut de ramener ou d’amener dans la soumission au souverain les tribus berbères qui refusaient son autorité. C’est d’ailleurs pourquoi le Protectorat fut bien accueilli par un Makzen impuissant à juguler l’ « anarchie », berbère (El Aissati, 2005). Après l’indépendance, la crainte des autorités fut de voir renaître le mouvement berbère et elles avaient de quoi être inquiètes avec le souvenir de la rébellion du Glaoui et le nouveau soulèvement du Rif. Voilà pourquoi la Constitution de 1962 exclua toute référence berbère.
822. En 2005, plusieurs membres de l’IRCAM démissionnèrent, considérant que le discours du Trône n’avait pas été suivi d’effets, notamment dans le domaine de l’enseignement à part entière de la langue amazighe.
823. Au mois de janvier 2010, une chaîne de télévision en langue berbère, Tamazight vit le jour.
824. Le courant berbère radical n’est pas satisfait de cette formulation car il considére que les Berbères constituent le peuple premier, le peuple originel qui fut, en quelque sorte, colonisé par les arabo-musulmans. Ils ne veulent donc pas être les prisonniers de la Umma et ils auraient voulu la formulation suivante : « L’arabe et l’amazighe sont les deux langues officielles du Maroc. »
825. Les berbérophones les plus orientaux vivent en Égypte, dans l’oasis de Siwa où ils sont au nombre de quelques milliers. Ils parlent le siwit, une langue purement berbère qui a fait de nombreux emprunts à l’arabe, phénomène qui s’explique en raison de l’ancienneté de leur islamisation qui remonte au début du VIIIe siècle. Ils constituent la dernière survivance de ce peuplement berbère du Sahara oriental qui eut une si grande influence sur l’ancienne Égypte comme nous l’avons longuement montré pages 49 et suivantes. Comme leurs frères de Cyrénaïque, ils appartiennent au groupe zénète. Leur apparentement au monde berbère a été confirmé par les analyses génétiques qui montrent que 70 % des génes du système HLA des habitants de Siwa correspondent à des séquences typiques des populations berbères (Amory, 2005).
826. La question des Touaregs ne sera pas abordée.
827. Pour ce qui concerne les toponymes berbères en Tunisie, voir le livre d’Evelyne Ben Jaafar (1985). Sur le berbère en Tunisie, voir Ahmed Boukous (1988).
828. Voir Tamazgha, novembre 2005, « Les Berbères en Libye ». En ligne.
829. Le renversement du régime du colonel Kadhafi n’a pas changé la donne politique pour les Berbères puisque les nouvelles autorités ont clairement réaffirmé leur attachement au dogme arabo-islamique.