L’Ombre à Cabourg
1
Le crépuscule éteint,
ce pourrait être un studio de cinéma:
Au pied d’un long parallélépipède
portant l’inscription Grand Hôtel
un agencement de décors: des clubs de jeux des bars de plage
un carré de parasols,
leurs pétales bleus striés pliés autour de la tige,
le dos d’une rangée de villas,
Et la mer, éternelle intermittente,
qui vient, chatte grise, chercher ses petits
abandonnés l’après-midi sur le sable
Les autres figurants sont partis: le garçon la grand-mère
le chauffeur le baron les grooms la cuisinière
Déjà le metteur en scène prospecte d’autres lieux
se met en quête d’autres personnages
Quelques lueurs persistent à l’ouest du côté de Ouistreham
Sur la ligne d’horizon deux mondes échangent
transparence et densité
L’Ombre va-t-elle prendre chair?
On croit l’entendre courtoise mais catégorique:
Il ne faut pas attendre d’apparition
Le livre suffit. De toute façon
elle est trop occupée à traquer la mémoire
d’une (déjà pleine) existence perdue au ciel
2
Sur leur terrain de sport autour du bâtiment bas
qui protège l’objet étincelant de leurs rêves
les pompiers ne jouent guère
Ils prennent plutôt le frais
à côté de moitiés d’autos à demi carbonisées
(C’est pour les exercices disent-ils)
Respirent la brise en parlant des incendies
que des vents (toujours violents) attisent
dans le (toujours sec) Midi
L’Ombre leur est étrangère, créature
non du feu mais de l’eau, Venise ou Elstir,
de la terre et même de l’air
Porteur d’aéronefs quoique ennemi intime
En collant rose vif, dans un coin du pré,
de petites diablesses rient sous cape, tirent
des langues charnues pointues comme des flammes
3
Exclu de l’aire touristique ce jardin ne se visite pas
par-delà l’hippodrome et le golf
mosaïque de parcelles attribuées après la guerre
aux autochtones
terrain prolétaire sans arbres dans ce pays de vergers
avec d’étroits sentiers de sable entre d’étroits potagers
Le jardin a été “repensé” selon les nouvelles normes
les cahutes remplacées par d’uniformes pavillons
les fleurs envahissantes refoulées
un carré ancien de roses trémières anéanti
comme les autres variétés usurpatrices
glaïeuls dahlias œillets d’Inde et de poète
Ici l’Ombre ne se serait guère hasardée
mais pour ceux qui poursuivent ses rêves voyageurs
et ceux de son cher Baudelaire
la flore a fait naître des courges au ventre d’or
d’élégants artichauts haut perchés sur leurs talons
des choux bleu vert couleur d’yeux et d’océan
4
À l’instant de cécité
T’agripperas-tu aux herbes bleues
qui te chatouillaient de leur lame de baïonnette
un jour de pâle soleil où les mouettes
Ensemble tournées vers la mer
semblaient se serrer davantage
sur une île de plus en plus vaste
Sans arbres ni haies pour faire écran
Ou suivras-tu docilement
l’écoulement du monde vers le miroir
annulé par un ciel de plus en plus noir
Mais retenu au sol par d’humaines lumières
L’Ombre répondrait que la mort a la saveur d’un gâteau
qu’exalte le thé infusé
selon les règles inaltérables de la mémoire
5
Malgré son allure d’amphithéâtre
(les morts les plus récents sur les plus hauts gradins)
le cimetière demeure à l’abri de la foule,
presque invisible au bout d’un chemin creux
Non marin, il ouvre de tous côtés
sur une mer verte, boisée, éternelle
Comment y respirer la mort quand une brise y promène
les odeurs et les clartés d’août
Bien que civil, les aléas des guerres y mêlent
les noms chrétiens, arabes et juifs de soldats de 14
(évacués loin à l’arrière, semble-t-il)
à ceux d’aviateurs du Commonwealth abattus en 45
Au centre, sur une avant-scène, des stèles
en éventail au-dessous d’armoiries sculptées
figurent le chœur d’une lignée noble
mais non féodale. Un visiteur a-t-il perçu là
un avatar de son idéale aristocratie?
Son ombre avale le cimetière
avale le corps du visiteur présent,
le tient un instant dans l’instant absolu
6
Japonaiseries Whistleriana
les acacias portent haut
la chair rose pâle de leurs fleurs
Offrande propitiatoire au dieu de la tempête
Hommage aux pins disparus, veut croire
celui chez qui l’oubli
n’a pas aboli l’ancien paysage,
Se disant qu’en ces temps
où la foule arrache la bourgade
à sa vocation de pêcheuse anoblie
derrière l’éventail d’une plage
L’Ombre elle-même ne pourrait en soulever
les paupières piétinées
translucides de l’absence de rêves.