CHAPITRE 46

« Rêve de moi. »

 

Note manuscrite de Max à Sophia.

 

Sophia était assise en face de Nikita, consciente que Max faisait les cent pas de l’autre côté de la porte. Trois jours s’étaient écoulés depuis qu’il avait appris pour son père, depuis qu’ils avaient échafaudé leur plan, et Max avait passé le plus clair des soixante-douze heures précédentes à se déplacer d’un bout à l’autre du pays pour parler de vive voix aux parents dont les filles disparues commençaient à être retrouvées, grâce aux coordonnées que Kaleb Krychek avait arrachées de l’esprit agonisant de Gerard Bonner.

— Je ne te laisserai pas seule, avait-il dit après avoir reçu les informations.

Sophia avait secoué la tête.

— Tes amis de DarkRiver veilleront sur moi. Vas-y, Max, tu leur as donné à chacune un morceau de ton cœur. (Et Sophia ne trouvait rien à y redire. Max gardait le souvenir de ces filles disparues et le garderait toujours.) Va dire à leurs familles qu’elles vont rentrer à la maison. C’est important.

Une lueur de colère protectrice avait brillé dans les yeux de Max alors qu’il hochait la tête, et elle avait compris qu’il avait entendu l’écho de la petite fille de huit ans qu’elle avait été. Résultat, elle avait passé les soixante-douze heures suivantes avec un changeling dans son espace vital ; Desiree était intelligente et drôle, Clay silencieux, et Vaughn lui donnait toujours la chair de poule. Heureusement, Faith était venue avec son compagnon.

Quant à celui de Sophia, son Max, il était revenu épuisé une heure plus tôt et lui avait annoncé que pendant qu’il était en contact avec les parents et les proches des victimes – une expérience souvent douloureuse –, les équipes médico-légales avaient retrouvé l’emplacement de chacune des filles.

— L’analyse des lieux va prendre des semaines, mais les corps sont à la morgue, lui avait-il dit. J’y retournerai quand les parents devront venir récupérer leurs filles, mais en attendant ils restent en famille. Ils n’ont pas besoin de moi… toi si.

Ainsi, exténué mais déterminé, il patientait devant la porte tandis qu’elle était assise à une distance dangereusement courte d’une femme capable de tuer sans remords ni pitié. Mais Nikita Duncan était aussi une femme qui avait le sens des affaires et savait évaluer les coûts et les bénéfices. Sophia soutint son regard.

— J’ai besoin d’un travail.

— Vous êtes une J-Psi.

— Les J-Psis ont une espérance de vie très courte.

Les yeux en amande de Nikita reflétèrent ses réflexions.

— Comme vous le savez, il me manque plusieurs consultants, mais contrairement au détective Shannon, aucun de vos talents ne me sont utiles.

— J’ai des contacts de part et d’autre du Net. (Les J-Psis voyaient tout. Et ils communiquaient entre eux, car seul un autre J-Psi pouvait comprendre les fractures qui leur étaient propres.) Ainsi que l’a prouvé la situation avec Quentin Gareth, il y a une faille majeure dans votre organisation. Je peux la combler en grande partie, et constituer une équipe qui s’occupera des autres aspects.

Nikita se cala dans son fauteuil.

— Le détective Shannon fait-il partie du marché  ?

— Non. (Sophia soutint le regard de la Conseillère.) Pour être franche, vous n’avez pas intérêt à ce qu’il travaille pour vous s’il n’a pas envie d’être là.

— En effet. (Nikita garda le silence plusieurs minutes.) Pouvez-vous rester discrète au sujet de votre relation peu orthodoxe  ?

Frappée de stupeur, Sophia resta muette quelques secondes. Se ressaisissant, elle décida de changer de plan et de prendre le plus grand risque de sa vie, un risque qui pouvait lui valoir de se retrouver de nouveau sur la liste rouge de la rééducation.

— Oui, en public. En revanche, je prévois de l’épouser.

Cette fois encore, Nikita n’eut pas la réaction escomptée.

— Faites-le en privé, et pour les documents légaux, passez par le système judiciaire le plus lent possible… en tant que J-Psi, vous devriez savoir exactement lequel conviendra. Sous aucun prétexte, rien de ce dont vous ferez l’expérience ne doit se retrouver sur le Net. Dans le cas contraire, les Flèches séviront.

— Mes boucliers sont inviolables.

Sophia regarda la Conseillère, soudain consciente qu’elle était plus à même de comprendre cette femme puissante que la plupart des gens. Ses ténèbres intérieures reconnaissaient celles de Nikita.

— Que se passe-t-il  ?

— Du changement. (Nikita se leva et alla à la baie vitrée qui donnait sur la ville.) Mais le changement prend du temps, et il exige toujours des victimes.

Jamais plus Sophia ne serait une victime.

— Je ne vous apprécierai jamais, dit-elle à la Conseillère qui lui tournait le dos. Mais je ne vous mentirai jamais non plus. Je pense que vous bénéficieriez d’une consultante qui n’a pas peur de vous.

— Les Psis normaux ne ressentent rien.

Sophia ne répondit pas. Pas sur ce point-là.

— J’ai longuement réfléchi à la raison qui a pu vous pousser à faire appel à moi pour cette mission, et je ne trouve qu’une seule réponse. (Et c’était une réponse au-delà de Silence, une réponse qui parlait de mères et de filles, de rédemption et de pardon.) Mais je n’arrive pas à y croire. Pas venant de vous.

Nikita garda le silence cinq longues minutes.

— Prenez le contrat d’embauche standard en sortant. Et, mademoiselle Russo…

— Oui  ?

— Vous devriez avoir peur de moi.

— Peut-être. (Sophia se leva.) Mais quand on a vu ce que j’ai vu, quand on a vécu au fond de l’abîme si longtemps, la peur ne devient qu’une cage de plus.

Puis elle sortit rejoindre son flic, qui n’attendit que le temps qu’ils aient fermé la porte de son appartement derrière eux pour la serrer dans ses bras et s’emparer de sa bouche avec avidité.

Elle sentait la douleur qu’il portait toujours à l’intérieur, le chagrin pesant de toutes ces familles, et elle lui donna ce dont il avait besoin. Tout.

Il la débarrassa de sa veste d’un coup sec, retroussa sa jupe avec des gestes affamés qui embrasèrent la peau de Sophia.

— Arrête-moi, Sophia, chuchota-t-il sur un ton brusque. Je ne veux pas te faire mal.

— Ne t’inquiète pas. (Elle repoussa la chemise de Max, découvrant son beau torse musclé.) Tu m’as manqué à un point inimaginable. Viens en moi.

Il lui arracha sa culotte, éprouva son humidité avec des doigts impatients. Elle leva une jambe et la passa autour de sa hanche. En jurant, il baissa la braguette de son pantalon, puis enfonça en elle sa virilité durcie et brûlante et la cloua contre le mur. Elle poussa un cri et s’accrocha à lui de toutes ses forces.

Telle une tempête de feu, le plaisir effaça la douleur, évinça le chagrin et la vida de son énergie, le visage enfoui dans son cou tandis que le dos musclé de Max luisait de sueur.

— Bonjour, mon Max, chuchota-t-elle.

— Bonjour, ma douce et séduisante Sophie.

 

Plus tard ce jour-là, après qu’ils avaient passé le plus clair du temps l’un sur l’autre à dormir et s’aimer, Sophia prit une profonde inspiration.

— J’ai mené une enquête approfondie sur mes nouveaux boucliers pendant ton absence… je pense connaître leur origine.

L’air déterminé, son flic écarta les cheveux du visage de Sophia.

— Raconte.

— C’est en partie dû au fait que je suis une ancre, mais aussi parce que mon esprit est… unique. (Il avait survécu en réalisant l’extraordinaire.) Tu connais le Gardien du Net  ?

— J’ai entendu dire que c’est une sorte d’entité psychique qui organise le Net.

— Oui. Mais il y a aussi un Gardien Noir. (Elle avait creusé loin pour trouver la confirmation de ses soupçons.) Il a été façonné par toutes les émotions que mon espèce a rejetées, et il est terriblement en colère, effrayé, et très seul. Je crois… qu’il est aussi un peu fou.

Max ne lui demanda pas ce que d’autres à sa place auraient pu demander. Il se contenta de la question cruciale.

— Ce Gardien Noir te protège  ?

— Les deux me protègent, en un sens. (Tremblante, elle déglutit.) Au début, j’ai pensé que mes boucliers étaient une extension psychique du Net et que pour une raison inconnue, les Gardiens jumeaux avaient décidé de veiller sur moi, mais même si ça pouvait se tenir pour les boucliers qui m’isolent du Net, ça n’expliquait pas mes défenses télépathiques… celles-là viennent forcément de nous-mêmes. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que c’est moi.

Elle hésita.

— Ne t’inquiète pas, chérie. (Il déposa un baiser sur son front et la serra contre lui.) Quoi qu’il arrive, tu restes ma Sophie, ma J.

Le cœur de Sophia s’apaisa, serein.

— Je suis moi-même une extension vivante du Net, Max. (Les volutes serpentaient dans son esprit, pareilles à de minces fils, et il n’y avait pas que les ténèbres. La lumière était là, elle aussi, juste moins flagrante.) Je ne suis plus seulement une ancre… je suis devenue une sorte de point de mire.

Deux heures plus tard, elle informait Sascha Duncan de la vérité au sujet de ses boucliers via une ligne de communication sécurisée. Le visage de l’empathe n’exprimait aucun rejet, juste de l’inquiétude.

— Mais Sophie, le Net sombre dans la folie. S’il se trouve à l’intérieur de toi à un niveau aussi fondamental…

— Il y a de l’espoir, Sascha. (Un espoir aveuglant de beauté.) Lorsque le Net passe par mon point d’ancrage, la lumière et les ténèbres se fondent l’espace d’une seconde.

Sascha comprit, et un éclat de couleur passa dans ses yeux de cardinale.

— Et à cet instant-là, ils sont libérés de la folie  ?

— Oui. (Sa gorge se noua.) Je suis peut-être la seule ancre à pouvoir leur donner cette paix. Et ça, ce n’est pas normal.

Car en dehors de l’oasis minuscule de son esprit, le Net sombrait bel et bien inexorablement dans la folie, son tissu rongé par une pourriture sombre ; certaines parties du Net étaient déjà mortes, des endroits où ni le Gardien Noir ni le Gardien du Net ne pouvaient se rendre.

Des larmes montèrent aux yeux de Sascha.

— Non, jamais ils n’auraient dû être divisés, mais ils sont modelés par le Net. Ils ne pourront pas fusionner avant la chute de Silence.

Ce qui, comme elles le savaient toutes deux, allait peut-être prendre une éternité… avec entre-temps, une guerre susceptible d’anéantir leur monde.

— Les choses sont en train de changer, chuchota Sophia en soutenant le regard de l’empathe.

Le Gardien de Net aimait Sascha. Le Gardien Noir savait que l’empathe avait des choses à apporter, mais il ignorait comment formuler sa requête, et même comment communiquer son besoin douloureux.

— Tu l’as senti.

— Oui. (Un regard solennel mais chargé d’espoir, qui disait la détermination d’une Psi prête à se battre pour son peuple.) Tu es sûre d’être en sécurité, Sophia  ? ajouta-t-elle, inquiète.

L’incroyable générosité de l’empathe, perceptible dans le timbre de sa voix, se dégageait aussi de chaque fibre de son être.

À cet instant-là, Sophia comprit en partie ce que le Gardien Noir atrophié et sans voix essayait de lui dire, comprit que les E-Psis devaient être réveillés de nouveau si le Net voulait survivre.

— Je comprends pourquoi il agit comme il le fait, poursuivit Sascha, les étoiles de ses yeux noyées par le chagrin, mais la soif de vengeance du Gardien Noir l’a poussé à engendrer des crimes terribles.

Sophia passa les bras autour de la taille de Max et colla l’oreille contre son cœur qui battait vigoureusement. Pour elle, la chaleur de son flic était son ancre.

— Dans mon esprit, ils ne font qu’un.

Ils étaient entiers. Tout comme elle l’était enfin.

— Ils se tempèrent l’un l’autre. (La voix de Sascha se fit douce, pensive.) Oui, bien sûr.

— Et… j’ai accepté le Gardien Noir, dit Sophia, ne cachant rien de la personne qu’elle était, des ténèbres qui l’avaient façonnée. Il ne devrait pas avoir à crier et à se battre pour être reconnu, pour qu’on se souvienne de lui.

Jamais elle ne le repousserait et ne le réduirait à Silence.

Tout comme son flic ne lui avait jamais demandé d’être une autre que celle qu’elle était  : une J-Psi défectueuse et marquée par son passé. Levant la tête, elle se dressa pour déposer un baiser sur la cicatrice de sa joue, sans se soucier qu’on les regarde. Pour le remercier. L’adorer.

— Je sais, chuchota-t-il en la serrant dans ses bras. Je sais, bébé.

C’était tout ce qu’elle avait besoin d’entendre.