—    La nouvelle situation vaut certainement mieux, commença Chouinard avec un enthousiasme exagéré. Des ponts, on en inaugure tous les ans, tant en Amérique qu'en Europe.

Mais commémorer le troisième centenaire du berceau de l'Amérique française, cela se révélera unique.

—    Nous avions tout planifié pour 1909. En avançant l'événement en 1908, cela nous laisse moins d'un an. Bien sûr je ne propose pas d'ignorer cet anniversaire. Mais plutôt que des grandes manifestations d'envergure nationale, pourquoi ne pas s'en tenir à une célébration modeste... à la mesure des moyens de la municipalité ?

Le greffier de la Ville de Québec rêvait en grand, aussi grand que son sens politique se révélait minuscule. Il se lança dans un exposé d'une demi-heure pour mettre en évidence l'œuvre civilisatrice de la France catholique sur un continent couvert de forêts, peuplé de tribus de Sauvages aussi païens que sanguinaires. Tout au plus le premier ministre put-il placer parfois des «Je sais, je sais» murmurés et tout de suite interrompus.

Puis il profita du moment où le petit gros reprenait son souffle pour déclarer d'une voix qui rappelait celle des grands discours prononcés en plein air :

—    Monsieur Chouinard, je vous remercie de votre exposé enthousiaste. La décision reviendra cependant au cabinet.

—    ...Je... comprends, balbutia le fonctionnaire.

—    Alors lundi, je leur soumettrai la question. Je ne veux pas paraître impoli, mais j'aimerais discuter un peu des affaires de la circonscription de Québec-Est avec monsieur Picard.

Si vous voulez bien rejoindre mon épouse, un moment?

Laurier s'étant levé, Chouinard ne pouvait faire autrement que de l'imiter.

Après quelques jours de sa septième et avant-dernière année au Petit Séminaire, Edouard mesurait combien il lui en coûterait de terminer ses études classiques. A tout le moins, il entendait profiter de toutes les occasions pour égayer son existence, même dans des situations aussi peu propices au plaisir qu'un congrès de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française.

Quelques dizaines de jeunes gens, inscrits dans divers collèges et séminaires de la province, à l'Université Laval, et même quelques professionnels en début de carrière, profitaient de la journée de congé du samedi pour se réunir dans la salle Loyola de la rue d'Auteuil. Devant l'édifice de pierre grise, le garçon retrouva Fernand comme convenu entre eux et s'empressa de lui demander en tendant la main :

—    L'université, c'est intéressant?

—    Plus que le cours classique, certainement. Moins d'enfantillages...

A son âge, deux années de plus qu'un cadet autorisait à une certaine condescendance. Bon prince, il continua pour justifier son verdict :

—    Nous avons des cours de droit le matin. Après le dîner, nous devons réviser les notions apprises. La plupart d'entre nous sommes déjà en apprentissage... chez un parent, le plus souvent.

—    Comme toi, chez ton père.

—    J'ai l'insigne privilège de transcrire les testaments et les contrats de mariage à la machine à écrire. Remarque, pour apprendre les termes, les formules, c'est le meilleur moyen. Mais le bonhomme est intraitable : une seule faute, et je dois recommencer la page. Nous entrons?

La salle de réunion était à l'étage. Ils se trouvèrent au milieu d'une assistance nombreuse de collégiens portant le «suisse», l'uniforme habituel des étudiants. Il s'agissait d'une longue veste tombant à mi-cuisse, le plus souvent noire, aux coutures soulignées d'un liséré blanc, avec une large ceinture de tissu, parfois fléchée, autour de la taille. Les plus âgés se contentaient de leur tenue de ville. Un nuage bleu flottait près du plafond décoré d'appliques de plâtre, résultat de la fumée de quelques pipes, et d'une majorité de cigarettes.

A une extrémité de la grande pièce rectangulaire, une petite scène permettait de présenter des spectacles musicaux ou des pièces de théâtre. Aujourd'hui, une table y prenait toute la place, derrière laquelle trois jeunes hommes manipulaient des papiers avec une certaine fébrilité, tout en se concertant à voix basse. L'un d'eux, Antonio Perreault, consultait sa montre régulièrement. A deux heures pile, comme un juge, il donna quelques coups de maillet pour rétablir le silence, s'éclaircit la voix puis commença :

—    Messieurs, avant tout, souhaitons la bienvenue à l'abbé Chartier, notre aumônier.

Un homme mince, ascétique dans sa soutane noire, assis au premier rang, se leva pour se tourner à demi et saluer l'assistance. Son visage paraissait encore jeune, une impression accentuée par de petites lunettes à monture d'acier posées au milieu de son nez.

—    Comme vous le savez, poursuivit le président de l'assemblée, monsieur l'abbé revient d'un voyage d'études de quelques années en Europe, au terme duquel il reprend son

poste au séminaire de Saint-Hyacinthe.

Ce retour dans son aima mater serait de courte durée, et bientôt le petit abbé se retrouverait professeur à l'Université de Montréal. Il y rejoindrait son complice dans la création de l'Association, Lionel Groulx, lui aussi de retour d'un séjour de perfectionnement sur le vieux continent. Quant à leur créature, l'ACJC, elle avait été inspirée d'une organisation française du même nom, poursuivant des buts identiques aux leurs. Sa devise, «Piété, Etude, Action», en résumait bien le programme : elle devait permettre aux étudiants et aux jeunes professionnels d'approfondir leur foi et de s'engager dans l'action politique et sociale tout en respectant les directives de l'Église.

Dans chaque institution d'enseignement classique et à l'université, un comité veillait à propager ses objectifs et à recruter des membres. Un journal, Le Semeur, servait les mêmes fins.

—    Nous avons un menu plutôt copieux aujourd'hui, continua le président d'assemblée. Toutefois, vous me permettrez de souhaiter d'abord la bienvenue à tous les délégués. Je reconnais quelques visages. Pour les autres, nous aurons le temps de faire plus ample connaissance au cours de la prochaine année académique.

La voix de Perreault portait loin. Il jouait négligemment avec son petit maillet, comme un juge un peu fébrile : jeune avocat, sans doute aspirait-il déjà à une nomination «sur le banc». Dans les minutes suivantes, il s'assura de l'adoption de l'ordre du jour, du procès-verbal de la dernière réunion, donna des informations sur la vie de l'organisation, puis en arriva aux questions sérieuses :

—    Nous en sommes au choix du drapeau national. Nous croyons important que notre Association se prononce sur la question.

—    Nous avons déjà un drapeau, cria quelqu'un à l'arrière. Le tricolore.

—    C'est le drapeau de la France, opposa le président.

Depuis cinq ans, tous les milieux nationalistes s'agitaient sur

cette question. Pendant les dernières décennies, le bleu-blanc-rouge avait suffi aux besoins identitaires des Canadiens français, au point qu'ils le hissaient sur les édifices publics ou l'exhibaient lors des parades de la Saint-Jean-Baptiste.

—    On n'a qu'à le «canadianiser» en plaçant un gros castor au milieu, insista la même voix.

—    Cela reste le drapeau français...

—    Alors on ajoute une devise, sous le castor, intervint Edouard. Je propose «Les fourrures Picard». Rien de plus canadien.

L'éclat de rire qui suivit fit monter le rouge aux joues du président, qui frappa frénétiquement de son maillet sur la table.

—    Monsieur Picard, gardez vos blagues de collégien pour la salle d'étude, où vous côtoyez des camarades de votre âge. Les Anglais utilisent le castor comme symbole, il ne nous est plus exclusif. Puis vous savez tous pourquoi il serait bien imprudent de garder le tricolore comme emblème national. Aujourd'hui, grâce à l'Entente cordiale, le Royaume-Uni et la France sont des alliés. Cela peut changer demain, au gré de la politique internationale. Au moindre refroidissement dans les relations de ces pays, nos compatriotes de langue anglaise détruiront les drapeaux. Les étudiants de McGill sont déjà venus arracher un tricolore à l'Université Laval à Montréal, il n'y a pas très longtemps.

—    Puis il y a l'enfer du combisme... intervint quelqu'un.

Au fond, là se trouvait la véritable raison de cet empressement à rejeter le tricolore. La République française, sous l'influence du président du conseil Emile Combes, menait à son terme le combat pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat En plus de rompre les relations diplomatiques entre la France et le Vatican, une loi de 1904 interdisait aux membres des congrégations religieuses d'enseigner, à quelque niveau que ce soit.

—    Ils ont chassé la religion des écoles, ajouta un autre.

—    En même temps que toutes les religieuses, tous les religieux et tous les prêtres, renchérit un troisième.

Avec pour résultat que des centaines, sinon des milliers de ces personnes originaires de France se répandaient dans le réseau scolaire de la province, pour y vomir leur haine pour les valeurs républicaines, et diffuser chez les élèves leurs idées rétrogrades.

—    Dans ces circonstances, mieux vaut nous donner un drapeau bien à nous, reprit le président d'assemblée. Le comité formé à Québec pour étudier la question a arrêté son choix sur le drapeau de Carillon. Les sociétés Saint-Jean-Baptiste, un peu partout dans la province, ont entériné ce choix. Je propose que nous adoptions aussi une résolution en ce sens.

Comme dans tous les corps démocratiques, cette réunion avait fait l'objet d'une planification attentive, afin de ne rien laisser au hasard des discussions. Antonio Perreault se leva pour prendre derrière lui un grand panneau cartonné appuyé face au mur, le retourna et le plaça devant la table, afin que tous le voient.

Un tonnerre d'applaudissements accueillit la présentation du drapeau. Une croix blanche sur un fond bleu pâle divisait le rectangle en quatre grands quartiers. Dans chacun, une fleur de lys pointait vers le centre.

—    Le truc orangé, au milieu, c'est une escalope ? demanda Edouard, railleur.

—    Cesse ces gamineries, grommela Fernand, assis à sa gauche, en posant la main sur son bras. Tu vas te faire exclure, et moi aussi, du simple fait que je suis à tes côtés.

Sur la petite estrade, les oreilles cramoisies, le président tapa de grands coups avec son maillet, alors que l'abbé Chartier, debout, l'air d'un inquisiteur espagnol, posait son regard sévère sur l'assistance. Quelques personnes avaient éclaté de rire. Son regard éteignit cet excès de gaieté dans toutes les gorges.

—    Tous ne paraissent pas comprendre que certains sujets se prêtent mal au cabotinage, ragea encore Perreault.

—    Même l'abbé Elphège Filiatrault, déclara Edouard d'une voix forte, celui qui le premier a proposé le drapeau de Carillon comme emblème national des Canadiens français, ne recommande pas d'y placer le Sacré-Cœur. Il a dit de ne pas mélanger la politique et la religion.

Car la tache au milieu du drapeau, qui paraissait orangée à cause du mauvais travail de l'imprimeur, était le Sacré-Cœur, encadré d'une guirlande de feuilles d'érable et souligné de la devise «Je me souviens».

Les aumôniers des nombreuses associations qu'encadrait l'Église catholique évitaient d'intervenir directement dans les débats, préférant agir en douce sur les principaux officiers... y compris au tribunal de la confession. Edouard venait toutefois d'évoquer une question religieuse, l'abbé Chartier se leva pour rétorquer d'une voix onctueuse :

—    Notre jeune ami a lu trop vite la brochure de mon collègue Filiatrault, curé à Saint-Jude, une paroisse située à peu de distance de Saint-Hyacinthe. Si celui-ci suggère réellement de s'en tenir au drapeau de Carillon, sans ajouter le Sacré-Cœur, pour le motif de ne pas mêler la religion à la politique, il termine en disant qu'il appartient à nos seigneurs les évêques de juger de la question. Ceux-ci se sont prononcés. Au Canada français, la religion ne peut se séparer de la nationalité. L'une sans l'autre nous laisserait incomplets, en quelque sorte infirmes.

Des applaudissements nourris exprimèrent l'adhésion d'une forte majorité des personnes présentes aux idées exprimées par le prêtre. Seuls quelques garçons fixèrent les yeux sur le sol, immobiles. Les plus dociles finirent par joindre leurs applaudissements aux autres.

Edouard rougit, serra les poings pour être sûr que ses mains n'abdiqueraient pas. Quelqu'un se leva dans la salle, une grande feuille de papier à la main.

— Le moment est propice pour se remémorer les vers de notre poète national.

Emphatique, il commença :

O Carillon, je te revois encore non plus, hélas! comme en ces jours bénis, où dans tes murs la trompette sonore pour te sauver nous avait réunis.

Dans tous les collèges, dans tous les séminaires, les écoliers mémorisaient le poème d'Ovide Crémazie, et aucune cérémonie de remise de prix de fin d'année ne pouvait être considérée comme un succès sans que quelqu'un ne le déclame d'une voix affectée. Aussi, tous dans la salle, à quelques exceptions près, reprirent en cœur le refrain :

Je viens à toi quand mon âme succombe et sent déjà son courage faiblir.

Oui, près de toi venant chercher ma tombe pour mon drapeau, je viens ici mourir.

Quand le calme revint dans la salle Loyola, Antonio Perreault demanda, caustique :

—    À moins que quelqu'un, parmi vous, ne réclame le vote, nous considérerons qu'à l'unanimité vous avez fait du drapeau Carillon-Sacré-Cœur l'emblème de l'ACJC.

Personne, par crainte d'ostracisme, pas même Edouard, n'osa soulever la moindre opposition. Une nouvelle salve d'applaudissements souligna l'adoption de la proposition. Le silence revenu, le président enchaîna :

—    Le prochain sujet concerne surtout les gens de Québec, quoique l'opinion de nos collègues de partout dans la province éclairera nos échanges.

Le jeune avocat chercha un moment dans les feuilles posées devant lui, puis continua :

—    En réalité, nous avons effleuré indirectement le sujet, tout à l'heure. La France a cru bon de nous imposer un nouveau consul, monsieur Henri Dallemagne. Pour notre ville canadienne-française, Paris a choisi non seulement un juif, mais aussi un franc-maçon. On nous envoie un représentant de ceux qui ont réussi à détruire la France catholique de nos ancêtres. On pourrait croire qu'ils complotent de faire la même chose ici.

Le silence accueillit la déclaration, puis quelqu'un demanda :

—    Que pouvons-nous y faire ? Il serait étonnant que la République nous demande notre avis.

—    A tout le moins, nous pouvons faire connaître notre déplaisir.

—    Comment ? questionna un autre.

Dans une association vouée à la discussion et aux échanges d'idées, le réflexe de demander des directives demeurait bien ancré. Cela tenait peut-être à l'accumulation des années de

soumission aux maîtres en soutane.

—    D'abord, murmura le secrétaire de l'Association en levant les yeux du procès-verbal qu'il écrivait, en publiant des lettres dans les journaux.

A son ton, chacun devina que ces lettres avaient déjà été rédigées.

—    Le Soleil, l'organe du Parti libéral, ne les publiera certainement pas, commenta quelqu'un. Ces gens-là partagent souvent les idées de ces républicains.

Un murmure désapprobateur parcourut la salle. La majorité de l'auditoire venait de familles libérales.

—    Il y a encore La Vérité.

Ce périodique, fondé par Jules-Paul Tardivel, l'enfant d'un Français et d'une Américaine, élevé aux Etats-Unis mais formé au séminaire de Saint-Hyacinthe, s'alimentait volontiers des articles monarchistes et racistes parus à Paris dans le journal La Croix. Le roman illisible de Tardivel, publié en 1895, intitulé Pour la patrie, faisait encore rêver une génération de jeunes gens à la séparation du Québec d'avec le Canada. Depuis sa mort survenue en 1905, son fils poursuivait son œuvre.

—    Et aussi Le Nationaliste, suggéra un autre.

—    C'est un journal de Montréal, s'opposa un troisième. On n'en achète pas cinquante copies dans notre ville.

Après un silence, Antonio Perreault proposa :

—    L'Evénement...

—    Un journal conservateur, commenta Edouard, demeuré silencieux trop longtemps à son goût. Les fondateurs de l'ACJC, à moins que je ne me trompe encore une fois - mais comme l'un d'eux est ici, il pourra me corriger - ont recommandé de se tenir loin de la politique partisane.

Dans la salle Loyola se côtoyaient des libéraux, des conservateurs moins nombreux, et des nationalistes. Chez les plus fervents, cette nouvelle étiquette devait gommer les autres. S'aligner trop nettement sur un parti entraînerait nécessairement la démission d'une fraction des effectifs.

Directement interpellé, l'abbé Charrier, visiblement agacé, se leva de nouveau puis se tourna vers l'assistance pour expliquer :

— Aujourd'hui, nous ne disposons pas encore d'un journal à grand tirage indépendant des partis politiques pour faire entendre notre voix. Cela ne tardera pas, surtout dans cette ville. En attendant, comme nous abordons ici une question susceptible d'affecter notre survie nationale, nous enverrons des lettres à tous les quotidiens. Nous identifierons facilement les amis de notre cause : ce sont ceux qui les publieront.

Edouard n'en douta pas un seul instant, à Québec, seul L'Evénement accepterait. Au-delà des affirmations des fondateurs de l'ACJC, la connivence entre les nationalistes et les conservateurs avaient de belles années devant elle.

— Nous devons encore aborder un dernier sujet. Vous savez tous que les autorités religieuses entendent souligner de belle manière le deuxième centenaire de la mort de monseigneur de Laval. En passant, je vous invite à éviter d'utiliser le terme bicentenaire: c'est l'un des nombreux anglicismes qui salissent notre langue. Notre association compte apporter son concours actif à l'organisation de ces fêtes.

Edouard afficha un sourire discret. Au moment de quitter la maison, tôt ce matin, Thomas lui avait annoncé que ce sujet figurerait à l'ordre du jour du congrès de l'ACJC. Cet organisateur libéral y entretenait-il un informateur ?

À son retour dans la bibliothèque de la demeure de la rue Theodore, cette fois sans poser la question, Wilfrid Laurier se dirigea vers une petite table où l'attendaient quelques bouteilles, versa du cognac dans deux verres et en tendit un à son visiteur au moment de se rasseoir.

—    Je m'en veux de faire cela à Zoé. Il va sans doute reprendre son discours auprès d'elle.

—    Et croyez-moi, il peut tenir longtemps. J'ai passé plus de six heures assis à côté de lui, dans un train qui s'arrêtait dans tous les villages. Je suppose que parler sans cesse l'empêche d'entendre le grand silence dans sa tête.

—    Heureusement, ma femme a l'habitude de tous ces quémandeurs. Elle s'est assise de façon à lui tendre sa mauvaise oreille. Son flot de paroles ressemblera au murmure du vent dans les branches... À tout le moins, elle décrit ainsi mes meilleurs discours.

Le politicien secoua la tête, amusé, puis continua :

—    Nous ne pouvons pas nous en tenir à 1909.

—    Bien sûr que non. Tout le monde chercherait la silhouette du pont à l'horizon.

—    Et des fêtes modestes ?

Le premier ministre revenait à sa première idée, formulée dès le début des discussions sur cette question plus de deux ans plus tôt. Il ajouta après une pause, pour se justifier :

—    Si vous lisez les journaux américains, vous savez que les célébrations tenues pour le tricentenaire de Jamestown, en Virginie, ne remportent pas un bien grand succès. Pourtant, ce pays compte une population quinze fois plus nombreuse que la nôtre, et terriblement plus riche.

—    Les comptes rendus ne sont pas franchement négatifs.

—    En plus, cela a réveillé des antagonismes de race, avec les Indiens et avec les Nègres.

Évidemment, les populations de ces deux communautés ne pouvaient commémorer sans réserve la venue des colons anglais en Virginie. Les premiers y avaient perdu un continent et un mode de vie, les seconds avaient été arrachés à l'Afrique par millions pour vivre deux cent quarante ans d'esclavage.

C'était la véritable crainte de Wilfrid Laurier. Célébrer avec une trop grande ampleur le Canada français susciterait la colère des Canadiens anglais. Plusieurs de ceux-ci considéraient toujours comme une anomalie le fait que certains de leurs compatriotes ne parlent pas la langue de l'Empire.

—    Dans notre charmante province, la difficulté se montre différente, précisa Thomas. Le passé, et sa commémoration, deviennent des enjeux politiques. Les soutanes célébreront les deux cents ans de la mort de monseigneur de Laval, avec aux premières loges tout ce que le territoire compte de conservateurs et de nationalistes désireux de bien se faire voir.

—    Fêter l'anniversaire de la mort de quelqu'un, quelle sottise ! grommela sir Wilfrid.

Après une pause, le politicien demanda, plus soucieux :

—    Cela n'aura pas une bien grande envergure, n'est-ce pas?

—    Vous voulez rire ? Dans toutes les écoles, pendant des mois, les enfants se feront seriner des leçons à propos de notre héritage catholique et français. Imaginez les efforts conjugués des maîtresses d'école encadrées par les curés, des frères et des sœurs enseignants, des prêtres dans les collèges et les séminaires. Les curés dans chacune de nos paroisses sont déjà occupés à peaufiner leurs sermons sur le sujet. En juin prochain, pour le grand jour, toutes les associations catholiques, des Filles d'Isabelle aux Ligues du Sacré-Cœur, seront mobilisées. Et aucun journaliste n'osera mettre en doute la pertinence ou la grandeur de l'événement, sous peine de risquer l'excommunication... Vous savez que l'évêché travaille à la création d'un journal quotidien à Québec, pour prêcher la bonne parole et combattre l'influence délétère de nos propres publications, comme Le Soleil ?

Les attaques des membres du clergé catholique contre les journaux libéraux avaient procuré à Wilfrid Laurier plusieurs de ses cheveux blancs. Thomas s'arrêta, un peu gêné de lui donner des leçons de politique. Laurier admit après un long silence :

—    Je savais, pour ce journal... Vous êtes convaincu qu'il faut opposer un héros laïc à leur héros affublé d'une soutane, et une fête libérale pour faire contrepoids à une commémoration à la fois cléricale, conservatrice et nationaliste ?

Thomas Picard lui adressa un signe affirmatif de la tête. Le premier ministre demeura songeur un moment, puis expliqua :

—    Depuis Ottawa, l'équation devient un peu plus complexe. Dès que j'ai l'air de donner un peu trop aux Canadiens français, je perds des votes au Canada anglais. Ce pont écrasé au fond du fleuve, c'est une masse d'argent public dépensé au Québec, en pure perte. Si j'en ajoute encore pour fêter Cham-plain... Honnêtement, je crains pour la prochaine élection.

—    Je m'inquiète aussi. C'est le vote en bloc du Québec qui vous porte au pouvoir. Il ne faut pas que les nationalistes prennent trop de place. Les deux jeunes députés qui siègent à Ottawa à titre de libéraux indépendants peuvent se muer en conservateurs. Perdre la prochaine élection fédérale est une chose, affaiblir les libéraux au Québec se révélerait autrement plus dangereux, à long terme.

—    Mais faire payer les gens de Kingston, de Calgary ou de Kamloops pour une fête de l'Amérique française tenue à Québec, c'est un suicide !

—    A leur intention, il faut en faire une fête du Canada. Ce ne sera pas la première fois que vous ferez ce tour de magie.

C'était bien là le défi quotidien de Laurier : les Canadiens français demeuraient convaincus qu'il n'en faisait pas assez pour eux, alors que les Canadiens anglais trouvaient que le moindre geste était de trop. Cela l'obligeait à tenir sans cesse un double discours.

—    Je peux sans doute consacrer trois cent mille dollars à ces célébrations, la province de Québec, cent mille et la Ville tout autant, admit-il finalement dans un soupir. Cela devra suffire.

—    Et dans un geste d'amour fou, le premier ministre de l'Ontario n'a-t-il pas aussi promis cent mille dollars? ricana Thomas.

—    Mais celui-là dégrisera peut-être avant le jour de la signature du chèque.

Les deux hommes sourirent en vidant leur verre, puis Laurier reconnut encore :

—    Les délais demeurent terriblement courts. Puis il faut compter encore avec les aspirations du gouverneur général, Lord Grey. Ce gars rêve d'une grande messe impériale qui scellera notre union avec la mère patrie et fera de nous, les Canadiens français, les plus grands partisans de l'œuvre civilisatrice du Royaume-Uni sur tous les continents du monde. Il est aussi enthousiaste à ce sujet que votre ami Chouinard, sur un registre politique opposé.

—    Vous devez donc trouver le moyen de célébrer à la fois l'Amérique française, le Canada et l'Empire ! Vos talents de magicien seront rudement sollicités, railla le visiteur.

—    Non, mon cher Picard. Vous, je veux dire les gens de Québec, devrez trouver le moyen de faire cela. Moi, j'irai accueillir les visiteurs de marque et livrer quelques discours.

Thomas posa son verre sur une table basse, puis déclara en faisant mine de se lever :

—    Je m'en voudrais de vous retenir plus longtemps...

—    Encore un moment. Vous avez jugé utile de mettre vigoureusement fin à l'assemblée d'Henri Bourassa dans Saint-Roch.

—    C'est votre fief, je n'y tolérerai aucun de ces idiots. L'an prochain, votre majorité croîtra encore.

—    Cette pluie de pierres, était-ce vraiment nécessaire ? La mère d'Armand m'a écrit...

Officiellement, Armand Lavergne était le fils de son associé dans un cabinet d'avocats, nommé juge après l'accession des libéraux au pouvoir. La rumeur faisait de Wilfrid Laurier son véritable père. Si aucun sentiment amoureux n'avait existé entre le chef libéral et l'épouse de ce voisin, l'homme se révélait très fidèle en amitié, au point d'entretenir une correspondance quasi quotidienne avec Emilie Lavergne. De plus, il vouait une étrange affection à ce jeune politicien qui se révélait une épine dans le pied, au point de lui passer toutes ses frasques, même les plus dangereuses.

—    Vous savez, expliqua le visiteur, mon fils se trouvait sur la même tribune, il a aussi reçu une pierre. Je pense même qu'il fut le seul de tout ce quarteron de militants à avoir versé un peu de sang.

«Et il n'a pleurniché auprès de personne», aurait pu ajouter Thomas. Son interlocuteur comprit très bien le sous-entendu. Il se leva pour signifier que la conversation prenait fin.

La maison de la rue Scott demeurait silencieuse. Thomas ne reviendrait d'Ottawa qu'en fin de soirée et Elisabeth se prélassait dans son bain, un roman à la main. Quant à Eugénie, Edouard préférait ne rien savoir de ses activités, comme elle des siennes. Sans doute rêvassait-elle dans sa chambre.

—    Tu souhaites boire quelque chose ? demanda-t-il à son compagnon.

—    Tu es certain?... commença Fernand.

—    Vois-tu, c'est l'une des théories favorites de mon paternel. Le meilleur moyen de faire un ivrogne, selon lui, c'est d'interdire l'alcool. Depuis que je suis aussi grand que lui, je peux en prendre, mais mo-dé-ré-ment.

Il insista sur le dernier mot en secouant son doigt, comme un maître d'école.

—    Alors, tu en veux ?

—    Un peu.

Edouard versa un doigt de cognac dans deux verres. La première gorgée les fit grimacer tous les deux. Ils se trouvaient dans la bibliothèque. Calés dans de profonds fauteuils, ils mimaient les hommes d'affaires prospères qu'ils comptaient devenir.

—    Cet après-midi, tu as exagéré. Une escalope...

—    Et toi, tu n'as rien dit, alors qu'il y a deux semaines tu te déclarais d'accord avec moi. Le drapeau de Carillon est une chose, quoique déterrer de vieux symboles monarchistes français me laisse un peu froid...

—    À la bataille de Carillon, les miliciens canadiens ont surpassé en valeur les armées régulières de France.

—    Si tu veux. Mais ajouter le Sacré-Cœur... Avec ce grand torchon, les curés nous passent en fraude une avalanche de bondieuseries, sous couvert de nationalisme.

Fernand contempla son cognac un moment, puis opposa:

—    Je reconnais bien là le libéral avancé; un vrai rouge ! Je ne partage pas tes idées là-dessus, tu le sais. Ce sont les curés, comme tu dis, qui nous ont conservés français. Ce sont eux aussi qui le feront dans l'avenir. Tu ne peux pas séparer le symbole catholique du symbole national, car les deux sont intimement mêlés dans ce que nous sommes.

Edouard voulut protester, puis décida de se retenir. Les amis ne se révélaient pas si nombreux dans sa vie, inutiles de les chasser en se montrant trop radical. Il préféra changer de sujet:

—    Ne trouves-tu pas ridicule l'idée de faire du bruit à propos de ce juif, le consul ?

—    Ce n'est pas lui, en tant que personne...

—    Voyons, si je te donne un coup de poing en tant que conservateur, tu vas voir que ta personne va encaisser. Ces gens renouent avec l'antisémitisme, comme au temps de Dreyfus.

L'histoire de ce juif, accusé faussement de trahison, avait déchiré la France quelques années plus tôt. Les échos de ce drame s'étaient répercutés de ce côté-ci de l'Atlantique, en particulier dans les pages du journal La Vérité.

—    Nommer à Québec un consul à la fois juif et franc-maçon, cela ne peut tenir que du complot, ou de l'ignorance coupable. En protestant un peu, nous ferons l'éducation des personnes qui l'ont envoyé ici.

Edouard laissa échapper un soupir, songea un moment à évoquer les amours déçus de son compagnon, juste pour lui rabattre un peu le caquet. A la fin, bon garçon, il s'enquit plutôt :

—    J'espère que tu n'as pas rêvé de joueuses de baseball toute la semaine. Je m'en voudrais d'avoir mis ton âme en

péril.

—    Cesse de dire des sottises.

Au ton de son compagnon, il devina que cela avait été le cas.

Quitter son commerce un jeudi après-midi ne valait rien pour les affaires, mais certains rendez-vous ne pouvaient être évités. Le 19 septembre 1907, Thomas grimpa dans le tramway juste en face de son magasin, changea de voiture une première fois à l'intersection de la rue de la Couronne, une autre fois dans la rue Saint-Jean. Au moment de descendre en face de l'hôtel de ville, il constata que ses compagnons n'attendaient plus que lui.

—    Monsieur Garneau, salua-t-il en serrant la première main tendue ; et monsieur Chouinard, enchaîna-t-il en prenant la seconde.

—    Allons-y tout de suite, sinon Son Excellence risque de nous attendre, avertit le maire en ouvrant la portière d'une grande calèche.

La voiture passa devant le Château Frontenac, parcourut la rue Saint-Louis jusqu'au chemin de la Citadelle. A l'intérieur des murs de celle-ci, Garneau demanda à un militaire de faction d'annoncer son arrivée au maître des lieux. Le gouverneur général du Canada occupait le plus souvent Rideau Hall, une maison de fonction à Ottawa, mais des appartements lui étaient réservés dans la place forte dominant le Saint-Laurent.

Après quelques minutes d'attente, les trois compagnons virent arriver un petit homme chauve vêtu de tweed, une moustache épaisse sur la lèvre supérieure. Privé de son uniforme d'apparat, il ressemblait à un touriste britannique en vacances à Québec. Sans hésiter, il tendit la main vers le maire Garneau en disant:

—    Cher Monsieur, je suis enchanté de vous revoir... et monsieur Chouinard aussi, bien entendu.

Tous les deux répondirent en murmurant «Excellence». L'homme s'arrêta ensuite devant Thomas, un sourcil levé en guise d'interrogation.

—    Voici monsieur Thomas Picard, le présenta le maire.

En lui serrant la main, Albert Henry George, quatrième comte Grey, ne se départit pas de son sourire pour demander :

—    Je connais le rôle de mes amis dans l'organisation des fêtes, pas le vôtre. Vous êtes-vous joint au comité d'organisation récemment ?

—    Pas tout à fait. Disons que je suis l'oreille du premier ministre, en son absence.

Son interlocuteur jeta un regard du côté du maire, qui garda un visage impassible. Son flegme tout britannique lui permettait de dissimuler l'agacement que lui causait la présence du commerçant. Plutôt que de compléter l'information, Garneau proposa :

—    Excellence, si vous voulez monter...

—    Bien sûr, bien sûr.

Tous grimpèrent dans la voiture. Le cocher regagna la rue Saint-Louis, prit la direction de la Grande Allée. Ce ne fut qu'au moment de bifurquer sur le chemin de la Prison que le gouverneur sortit de son mutisme :

—    L'endroit est magnifique... mais cette bâtisse est une monstruosité.

Non seulement l'homme parlait un français impeccable, mais il affectait l'accent chantant de Paris. De la main, il montrait la grande prison de Québec.

—    Quand les immigrants arrivent à New York, ils aperçoivent avec émotion la statue de la Liberté. Le symbole est connu à travers le monde. Ici, c'est une geôle qu'ils voient d'abord. Il faudrait la déplacer dans un endroit plus convenable.

Thomas échappa un soupir en échangeant un regard avec le maire Garneau. Il se priva du plaisir de préciser qu'à l'endroit du port où accostaient les navires venus d'Europe, aucun candidat à l'immigration ne pouvait voir cet édifice. Le grand personnage continua :

—    Remarquez que cette usine de munitions ne vaut guère mieux.

La manufacture de fusils Ross, une longue baraque plutôt basse construite avec de mauvaises briques, se dressait un peu plus loin vers l'est. Le petit personnage se leva à demi dans la calèche, contempla le grand espace gazonné, parsemé ça et là de bouquets d'arbres.

—    Si ces deux bâtiments disparaissaient, de même que les quelques maisons autour de la prison, ce site serait absolument magnifique, plus beau que n'importe quel parc de Londres, avec sa vue sur le fleuve et la rive sud. En cette saison, avec le rouge vif des érables, c'est encore plus vrai.

—    C'est certain qu'on imagine mal une prison au milieu de Hyde Park ou de Central Park, commenta Chouinard, qui n'avait vu ni l'un ni l'autre.

—    Ce sera un parc dès l'année prochaine, si nos projets se concrétisent, dit Garneau. Selon les ressources financières dont nous disposerons alors, nous pourrons procéder ou non à des expropriations.

Le comte Grey esquissa un sourire, heureux de voir deux de ses compagnons se rallier à ses arguments.

—    Vous aurez certainement de quoi les faire disparaître. Partout au Royaume-Uni, il y a des quêtes dans les écoles.

—    Quel montant y a-t-on récolté ? demanda Thomas.

—    Je ne saurais dire...

—    Auprès d'écoliers, un penny après l'autre donné à la gloire de l'Empire, le total ne doit pas être significatif.

Le gouverneur agita la main, comme s'il chassait une mouche.

—    Nous recueillons aussi de l'argent auprès des adultes, dans la bonne société. Des personnages éminents ont apporté leur contribution généreuse. Même ici, le travail de mobilisation et de collecte de fonds va bon train. Toutes les villes d'importance ont maintenant des clubs canadiens, où le sentiment national se développe...

—    Combien ?

Thomas se révélait intraitable. Quelques contributions importantes de personnalités publiques avaient fait les manchettes des journaux. Des conférences sur les fêtes dans les Canadian Clubs méritaient une belle couverture de presse. Toutefois, compte tenu de l'échéance maintenant rapprochée, rien n'indiquait qu'un pactole serait disponible' ;i temps.

Le gouverneur général préférait rêver, plutôt que compter. Aussi il se dressa de nouveau dans la voiture alors que le cocher parcourait une allée surplombant le fleuve, pour expliquer :

—Je vais vous montrer les plans de mes projets. Il y a une élévation qui montre la scène depuis le Saint-Laurent. J'imagine une gigantesque statue de bronze, un ange de la Paix, qui dominera la scène, les bras ouverts, comme dans un accueil. Pour les immigrants, ce serait la première vision de leur nouveau pays. Ce siècle sera celui du Canada.

Devant ce trio de libéraux, Grey n'hésitait pas à citer l'envolée oratoire de Wilfrid Laurier, vieille de quelques années déjà. Le premier ministre avait aussi prédit que le Canada compterait soixante millions d'habitants avant l'an 2000.

—    Dans un futur immédiat, nous devons nous occuper des fêtes, commenta Thomas. La statue monumentale peut attendre, pas les célébrations. Je suppose que vous avez aussi dressé des plans pour celles-ci.

L'ironie échappa au grand homme, ou celui-ci choisit de l'ignorer.

—    La grande mode, actuellement, ce sont les pageants : de grandes démonstrations théâtrales qui permettent de revivre les moments importants du passé. Nous pourrions les présenter dans ce cadre magnifique.

De la main, il désignait les plaines d'Abraham.

—    Embaucher des comédiens, vous n'y pensez pas, opposa le maire Garneau.

—    Non, non, protesta le comte Grey. Nous pouvons recruter des amateurs, les habitants de la ville de Québec, par centaines. Des gens de toutes les classes sociales se réuniront pour commémorer le passé de cette belle ville.

—    Comme les pièces de théâtre des collégiens, au moment de la remise des prix de fin d'année ? questionna Chouinard, intrigué.

—    Mais d'une ampleur autrement plus considérable, avec des centaines de participants... Cette année, une célébration absolument exceptionnelle a eu lieu à Oxford. Le même metteur en scène pourrait venir ici.

Visiblement, le représentant de sa majesté dans les colonies avait longuement réfléchi à la question. Narquois, Thomas demanda :

—    Vous dites les grands événements du passé ? Lesquels ?

—    La fondation de la ville, évidemment...

Un moment troublé, l'homme chercha comme à l'époque où il devait subir des examens. Ce diable de commerçant devenait agaçant... ou plus précisément a pain in the ass !

—Jusqu'à la Conquête, compléta-t-il enfin.

—    De la fondation à la chute... Une fin un peu triste, non ? Dans quelle langue ?

Le maire Garneau rougissait un peu. Thomas Picard se révélait bien républicain, en interpellant ainsi le gouverneur général sans répéter le titre du haut personnage. Encore un peu, et il l'apostropherait avec le mot « citoyen ».

—    En français, convint le comte Grey. On ne célébrera pas la plus vieille ville française d'Amérique dans une autre langue.

Le piège du commerçant était si grossier que l'homme ne put s'empêcher de sourire. Mais parfois, un piège en dissimulait un second, mieux camouflé. Ce fut à un autre membre du trio de l'amorcer:

—    Si vous entendez conclure sur la Conquête, il faudrait que ce soit avec la dernière bataille, remarqua Chouinard.

Le personnage officiel souleva les sourcils, intrigué, puis murmura, certain que ce n'était pas la bonne réponse :

—    1759?

—    1760, Excellence, commenta Thomas en souriant. Si vous me permettez...

Il se tourna à demi, échangea quelques mots avec le cocher. Celui-ci fouetta son cheval, regagna le chemin de la Prison, suivit la Grande Allée vers l'ouest jusqu'à ce qu'il devienne le chemin du Cap-Rouge. Il bifurqua enfin sur le chemin Bourdon. Pendant ce long trajet, le gouverneur général offrit un visage peu amène, agacé d'être en quelque sorte enlevé par cet inconnu. Des deux côtés de la voiture, le bétail des cultivateurs des environs le contemplait en mastiquant.

La calèche poursuivit sa progression vers l'ouest sur le chemin Sainte-Foy, jusqu'à une colonne de pierre érigée en pleine campagne.

—    Voici le monument des Braves de 1760, commenta Thomas.

Comme le gouverneur général paraissait ne rien comprendre, ce fut Garneau qui précisa :

—    Après la bataille des plaines d'Abraham, les troupes françaises se replièrent à Cap-Rouge. Au printemps de 1760, sous le commandement du chevalier de Lévis, elles ont battu les Anglais... Votre Excellence.

—    Ce fut un massacre, exagéra Chouinard avec un empressement peu protocolaire. Ils sont allés se cacher derrière les

murs de la ville.

—    Pour nous, ce n'est pourtant pas une histoire qui finit bien, ajouta Thomas Picard. Au dégel, le premier navire à se pointer devant Québec fut la frégate Lowestoffe, alors que les bâtiments français étaient arraisonnés dans le golfe. Sans renfort, les Français se sont dérobés tout l'été devant les trois armées ennemies, jusqu'à la capitulation de Montréal.

Grey demeura songeur, puis remarqua :

—    Mais la dernière bataille fut une victoire française, vous avez raison. Celle des Braves de Sainte-Foy... Il faudrait que le parc des Plaines se rende jusqu'ici.

—    Vous n'y pensez pas..., s'émut Picard. Cela entraverait tout le développement de la ville.

—    Un second parc plutôt, et cela dans quelques décennies, tempéra Garneau.

Le comte Grey n'écoutait plus, les yeux fixés sur le monument.

—    Voici une meilleure réponse à votre question, Picard : nous honorerons la mémoire des Braves, des deux côtés. Ces Braves dont les enfants ont donné naissance à un nouveau pays, le Canada. L'insistance des représentations théâtrales ira évidemment sur la Nouvelle-France et le fait français, puisque nous célébrerons Québec... Mais je dois rentrer, ajouta-t-il en sortant sa montre de son gousset.

—    Bien sûr, conclut Garneau. Cocher, à la Citadelle.

Pendant un long moment, les quatre hommes progressèrent

en silence. Thomas ne détestait pas son rôle, celui de l'homme pratique, soucieux de livrer une fête pas trop ambitieuse à ses concitoyens dans des délais plutôt courts. Il demanda enfin :

—    Excellence, croyez-vous que nous pourrons recruter au Royaume-Uni un spécialiste de ces... Comment avez-vous dit, tout à l'heure ?

—    Des pageants. Cela ne posera aucun problème, avec l'appui du gouvernement de la métropole.

—    Et pour le contenu du spectacle ? Vous comprenez que la moindre maladresse aurait un bien mauvais effet.

Le comte Grey, en poste au Canada depuis trois ans, comprenait très bien que les épidermes nationaux des anciens comme des nouveaux sujets de Sa Majesté se révélaient d'une extrême sensibilité. Vouloir créer un pays dont l'acte de naissance était une conquête sanglante posait des difficultés immenses... peut-être insurmontables. Une grande messe civique pour commémorer les moments les plus glorieux du passé, afin de rallier au même projet les vainqueurs et les vaincus d'hier, pouvait avoir des résultats catastrophiques à la moindre maladresse.

A la fin, il proposa ;

—    Le mieux serait que vous cherchiez l'auteur des spectacles historiques chez les Canadiens français. Vous saurez recruter quelqu'un dont le sens politique nous évitera toute déconvenue. Vous me comprenez?

—    À un point que vous ne pouvez soupçonner, ricana Thomas.

Le maire Garneau, mal à l'aise, se déplaça sur la banquette, alors que son binocle se dérobait de l'arête de son nez. Wilfrid Laurier leur imposait la présence d'un goujat.

—    Thomas Chapais pourra nous aider, suggéra Chouinard.

—    C'est une excellente idée, approuva le maire. Avec lui, on ne risque pas des interprétations... aventureuses.

Ce Chapais faisait œuvre d'historien de la bonne entente, célébrant avec le même entrain la grandeur de la Nouvelle-France, et les conditions propices au développement économique et politique apportées par le Régime anglais.

— De mon côté, je mobiliserai les fonctionnaires des Archives publiques, à Ottawa, murmura Grey.

Les représentations théâtrales seraient peut-être écrites d'une seule main française, mais leur conception mobiliserait deux esprits au moins, l'un français, l'autre anglais.

—    Pour donner à ces fêtes toute l'ampleur souhaitée, je peux vous assurer que la famille royale sera bien représentée, ajouta le gouverneur général.

La rumeur des efforts du représentant du roi pour obtenir la présence du prince de Galles à Québec n'échappait à personne. En 1860, l'héritier de la couronne était venu à Montréal pour l'inauguration du pont Victoria, le joyau du chemin de fer Grand Tronc. Que son successeur vienne souligner l'ouverture du pont de Québec, le maillon essentiel du second transcontinental canadien, paraissait un clin d'œil de l'histoire.

—    Cela convenait dans le scénario original, commença Thomas. Après la catastrophe...

—    Monsieur... Picard, à mes yeux, la présence du prince devient plus essentielle que jamais. L'inauguration d'un pont me paraissait triviale, la célébration de la naissance d'un grand pays, c'est autre chose.

—    Vous croyez qu'il viendra ? s'inquiéta le maire Garneau.

— Cela ne fait aucun doute. C'est un ami.

Le gouverneur général ne mentait pas: lui et le futur souverain s'interpellait par leur diminutif. Thomas soupira. La petite fête municipale dont avait rêvé Wilfrid Laurier était ruinée. La présence royale lui conférerait une ampleur considérable. Les impérialistes se rallieraient autour d'elle, ils relanceraient tous les projets d'une participation aux innombrables aventures militaires de la métropole. Pour les nationalistes, cela prendrait la forme d'une déclaration de guerre.

De retour à la Citadelle de Québec, les passagers descendirent de voiture, serrèrent la main du comte Grey en s'inclinant bien bas. Il se dirigea vers le grand édifice. Alors que les hommes remontaient dans la calèche, il s'arrêta et revint vers eux.

—    Monsieur Picard, je me souviens tout d'un coup de votre rôle d'organisateur politique. Connaissez-vous bien les sentiments des habitants de Québec ?

—A tout le moins, je m'y efforce.

—Je songe à ranimer une vieille tradition: le bal du gouverneur.

A l'époque où Québec offrait bien peu de loisirs, le gouverneur de la colonie tenait un grand bal à l'automne, afin que les jeunes filles en mal de se trouver un mari se montrent un peu. Aux quelques invitations à danser pouvaient

succéder la visite de jeunes gens convenables à leur domicile.

—    Excellence, vous me trouvez en position de faiblesse à ce sujet. J'ai une fille qui aura bientôt vingt ans. Je ne peux me prononcer au nom de tous mes concitoyens, mais si l'initiative avait d'heureux résultats pour elle, je serais votre débiteur.

—    Je ne peux donc plus hésiter. Je compte sur vous pour me fournir une liste des familles susceptibles de recevoir une invitation.

De nouveau, il fit mine de partir puis s'arrêta pour préciser :

—    Naturellement, vous n'y mettrez pas uniquement les noms des familles libérales.

—    Evidemment, Excellence. Au risque de reproduire dans notre ville très sage le drame de Roméo et Juliette, vous aurez des Capulet conservateurs et des Montaigu libéraux.

Le comte inclina la tête dans un dernier salut, puis rentra chez lui.

Chapitre 7

Comme tous les matins depuis un peu plus de cinq ans, Mathieu Picard marcha les quelques centaines de pieds qui séparaient son domicile de l'Académie commerciale de Québec, dans la rue Saint-André. Si la fréquentation de cet établissement ne lui avait procuré aucun plaisir tout au long du cours élémentaire et pendant la première année du cours modèle, le mois de septembre dernier et la première semaine d'octobre avaient confiné à l'horreur.

Ce matin, le 8 octobre, la situation ne différait pas des jours précédents. A peine arriva-t-il près de l'entrée de l'école qu'une voix narquoise lança dans son dos :

—    Ton père a-t-il tenté de te la mettre dans le cul, hier soir ?

Mathieu se retourna pour apercevoir Pierre Grondin sur le trottoir, accompagné de ses deux éternels compères. Le trio fréquentait le cours académique : ces adolescents comptaient parmi les «grands», ceux qui se préparaient à assumer bientôt des tâches de commis ou de secrétaire. À quatorze ou quinze ans, ils dépassaient leur victime d'une bonne tête.

—    Laissez-moi tranquille, répondit le garçon au bord des larmes.

—    Ne fais pas ta mauvaise fille, cria l'un d'eux. Viens plutôt me faire une caresse.

Il accéléra le pas, commença à courir quand ses tortionnaires s'approchèrent un peu trop. La porte d'entrée se trouvait toute proche, le gamin arriva à s'y engouffrer avant d'être rattrapé. Dans sa précipitation, il évita de justesse de heurter le frère des Écoles chrétiennes chargé d'agiter la cloche pour signifier aux retardataires de se presser.

—    Picard, s'exclama l'homme vêtu d'une robe noire, un rabat blanc sur la poitrine, vous savez qu'il est interdit de courir dans nos locaux.

—    ... Je vous demande pardon, frère Dosité.

—    Votre bulletin portera la trace de ce comportement.

Les congrégations religieuses ne se contentaient pas d'instruire les enfants qu'on leur confiait, elles les éduquaient aussi. En conséquence, le carnet de notes ne se limitait pas à communiquer aux parents les progrès réalisés dans l'apprentissage du français et des mathématiques, mais il les informait

aussi d'attitudes morales comme la piété, la soumission, le respect. Courir, crier, s'agiter constituaient des fautes graves à leurs yeux.

—    Ce sont eux...

—Je pourrais ajouter que vous dénoncez les autres.

Alors que le trio dirigé par Pierre Grondin entrait à son tour, le frère enseignant les dévisagea un moment avant de demander:

—    Vous avez fait quelque chose à ce garçon ?

—    Non, mon frère, répondit l'un d'eux d'une petite voix docile. S'il prétend autre chose, il ment. Demandez à mes camarades.

—    Il ment, mon frère, affirmèrent les autres en chœur.

—    Allez, allez, sinon vous serez en retard dans vos classes.

Dans l'escalier, les trois grands écoliers passèrent devant

Mathieu en le bousculant contre le mur. Le meneur murmura entre ses dents :

—    Si tu nous apportes des ennuis avec les frères, fillette, tu vas le payer cher.

Depuis un mois, ce scénario se répétait avec une cruelle régularité, presque tous les matins. Le garçon retrouva sa classe de sixième année, la seconde du cours modèle, la peur au ventre. Déjà, ses résultats scolaires se révélaient décevants. Derrière la petite table de bois partagée avec un gamin de son âge, plutôt que d'écouter la leçon, il songeait avec frayeur à la récréation prochaine, au trajet pour aller manger à la maison, et surtout au retour, un peu après quatre heures. Tous ces moments s'avéraient propices aux railleries, aux bousculades.

Le pire, dans cette situation, était l'effet d'entraînement. De trois, les tortionnaires pouvaient bien se multiplier par dix. Aucun plaisir ne semblait être plus grand, chez un troupeau d'enfants confiés à des adultes indifférents - une caractéristique propre aux enseignants -, que de trouver un souffre-douleur et s'attaquer à lui sans répit, jour après jour, avec un acharnement sans cesse croissant. La cruauté d'un élève grandissait s'il croyait que l'une ou l'autre de ses caractéristiques personnelles pouvait le transformer un jour en victime. En conséquence, les malingres, les idiots, mais aussi les plus brillants qui jetaient de l'ombre sur leurs camarades, cherchaient plus misérable qu'eux et tentaient d'orienter la cruauté sauvage de la meute vers ce bouc émissaire.

Quand, vers dix heures, la cloche sonna la récréation, ce fut à pas lents que Mathieu descendit l'escalier. Un long moment, il demeura immobile devant la porte donnant sur la cour intérieure. Sur un espace de terre battue, sans la moindre trace de verdure, plus de deux cents garçons se livraient à des jeux difficiles à identifier. Un observateur attentif arrivait à la conclusion que la plupart cherchaient seulement un coin où se tenir en conciliabule. Les autres couraient sans autre but que de heurter un autre élève d'un coup d'épaule, de préférence un petit, afin de le faire tomber. Dans un espace aussi réduit, encadré sur trois côtés par les murs de l'Académie, impossible de se livrer au moindre sport d'équipe.

Encore une fois, le frère Dosité apparut à ses côtés :

—    Picard, ne restez pas à l'intérieur, c'est malsain.

—Je ne me sens pas très bien.

—    Dans ce cas, il importe d'autant plus de prendre un peu l'air.

Avec une mine maussade, Mathieu sortit dans la cour, chercha des yeux les élèves de sa classe, de préférence ceux qui avaient affiché la plus totale indifférence à son égard jusque-là, en se tenant suffisamment près de petits groupes pour ne pas sembler isolé et assez loin pour ne pas paraître indiscret. Mine de rien, il cherchait à localiser Pierre Grondin, ne serait-ce que pour éviter une mauvaise surprise.

Le son de la cloche, agitée par le frère Dosité, retentit bientôt. Soulagé, Mathieu regagna la salle de classe, attentif à ne pas gravir l'escalier juste devant l'un ou l'autre de ses tortionnaires. Un croc-en-jambe, à cet endroit, entraînerait une chute douloureuse, sinon carrément dangereuse.

Quand la cloche signala l'heure du dîner, Mathieu se précipita vers la porte de la classe et dévala les escaliers.

—    Picard ! entendit-il crier derrière lui.

Il poursuivit sa course sans s'arrêter, accumulant encore de mauvais points sur son bulletin. Sa vitesse lui permit toutefois d'arriver à la maison sans coup férir. La même prudence, et la même célérité, lui valurent un retour à l'école sécuritaire.

L'angoisse le tenailla encore tout l'après-midi. La récréation s'écoula sans que personne ne vienne l'embêter. Autant de calme laissait présager une tempête, mais il préférait ne pas y penser. Au contraire, cette journée relativement paisible l'amena à relâcher un peu son attention, ou alors l'accumulation de mauvais points pesait sur sa conscience. Lorsque le frère Dosité souligna la fin de la journée de ses cla-clangs sonores, c'est d'un pas normal qu'il quitta la classe, la sangle de son petit sac de toile contenant ses livres accrochée à l'épaule.

De son côté, Pierre Grondin n'avait pas perdu son temps. Après avoir parcouru une petite distance dans la rue Saint-André, Mathieu vit l'adolescent sortir d'une encoignure de porte en disant :

—    Tu négliges tes amis, ma belle. Ce midi, tu as disparu si vite que je n'ai pas eu le temps de te demander quelque chose.

—Je ne suis pas une fille, protesta le garçon d'une voix hésitante.

Mathieu tourna la tête pour regarder les deux autres s'approcher derrière lui. Il s'agissait d'un guet-apens. Encerclé, il lui devenait impossible de tourner les talons pour fuir à toutes jambes.

—    Pourtant, ton père t'utilise comme une fille.

Toujours cette même accusation, à laquelle Mathieu n'arrivait pas à donner son sens véritable. D'instinct, le garçon savait devoir réfuter l'affirmation. Toutefois, au lieu de crier sa contestation, il se défendit à voix basse, craignant d'attirer l'attention et, finalement, de se couvrir de honte. Tout au plus murmura-t-il en essayant de contourner son tortionnaire :

—    Ce n'est pas vrai.

Le dernier mot ressemblait trop à un sanglot pour ne pas conforter ses agresseurs. Pierre Grondin se déplaça vivement pour lui barrer la route, le repoussa brutalement des deux mains de façon à lui faire perdre l'équilibre en crachant entre ses dents :

—    Tu brailles comme une fille.

—    Je ne suis pas une fille, cria Mathieu.

Il tomba contre un autre adolescent, qui le projeta vers le troisième, qui le propulsa à son tour vers le meneur. Celui-ci accrocha le garçon par sa veste, fit voler les boutons en la tirant brutalement, puis ajouta :

—    Je ne te crois pas, tu vas devoir le prouver.

La bousculade obéissait à une stratégie: poussé et tiré, Mathieu se faisait irrémédiablement entraîner vers une porte cochère percée dans une rangée de maisons d'habitation. Elle donnait sur une cour, au fond de laquelle se dressait une écurie grossièrement construite. En essayant de leur échapper, la victime dit encore :

—    ... Qu'est-ce que tu veux dire ?

—    Si tu es un garçon, tu as quelque chose dans la culotte.

Mathieu s'arc-bouta, planta les talons dans le sol et essaya de

résister aux mains qui le remorquaient vers l'écurie. Il réussit à faire lâcher prise à Grondin, mais un autre adolescent le rattrapa en le saisissant au corps, lui immobilisant les bras le long des flancs.

—    Sale petite salope, cria le meneur en s'approchant, le poing levé.

Le coup éclata contre le visage de Mathieu, sur la joue gauche, à la hauteur de la bouche. L'impact se révéla si fort que le voyou qui le tenait lâcha prise. Le garçon tomba au sol, étourdi. L'un des agresseurs l'attrapa par le col de sa veste, visiblement pour le traîner vers l'écurie. Heureusement, le bruit d'une fenêtre que l'on ouvrait précéda une voix sonore, celle d'un homme dans la force de l'âge:

—    Que faites-vous là ?

—    Nous jouons, répondit Grondin.

—    Un joli jeu, à trois contre un petit. Déguerpissez. Si je vous revois, vous aurez affaire à la police.

Dans une petite ville comme Québec, personne ne demeurait assuré de son anonymat. Non seulement cet homme signalerait la présence de vauriens dans sa cour, mais peut-être donnerait-il aussi des noms. Les adolescents se concertèrent du regard, pour décider de s'enfuir. Toutefois, Grondin ne se priva pas d'un dernier petit plaisir: il asséna un coup de pied dans les côtes de sa victime.

Mathieu avait récupéré juste assez pour avoir l'esprit à peu près clair. Le second impact lui coupa le souffle, sa vision s'obscurcit de nouveau.

—    Ça va, le gamin ? demanda la voie bourrue depuis l'embrasure de la fenêtre.

—    ... Oui, réussit-il à prononcer, alors que sa respiration reprenait son cours.

—    Tiens-toi loin de ces sauvages. Il faut être un dangereux salaud pour frapper à coups de pied un adversaire à terre.

Après ce constat sur l'éthique prévalant dans les bagarres entre écoliers, l'homme referma sa fenêtre avec un bruit sec. Mathieu, toujours étendu sur le sol, réussit à se redresser en s'aidant de ses mains. Il cracha par terre, pour voir le sang mêlé à la salive. Le coup de poing lui avait fait une coupure à l'intérieur de la joue et une autre à la commissure des lèvres. La douleur irradiait tout le côté gauche de son visage, il aurait du mal à bouger les mâchoires pendant les deux prochaines semaines.

Avec précaution, en se tenant les côtes, il retourna sous la porte cochère en rampant, retrouva son sac, réussit à y replacer les livres dispersés sur la terre battue. Puis il s'assit, le dos contre le mur, afin de reprendre son souffle. A quelques pas, les passants sur le trottoir de la rue Saint-André jetèrent un regard curieux dans sa direction, puis choisirent de détourner la tête. Personne ne lui offrit son aide.

—    Un magasin comme le nôtre, déclara Alfred Picard à l'intention de sa fille, c'est un peu comme un navire. Si tout le monde fait son devoir, nous arriverons à bon port.

Thalie entendait ces mots pour la centième fois. Son père les répétait quand la routine du petit commerce lui pesait, pour se donner du courage. La réponse de la fillette était tout aussi convenue :

—    Où se trouve ce port ? Il me semble que nous ne bougeons pas du tout.

—    Notre objectif, c'est notre petite aisance... et nous y arrivons depuis le début. Nous ne manquons de rien, tous nos besoins sont satisfaits, à condition bien sûr que nous n'ayons besoin de rien d'extravagant, comme une croisière autour du monde, ou même une automobile.

A son retour du couvent des ursulines, Thalie avait offert d'aider à plier les chemisiers et les jupons que les clientes laissaient dans le plus grand désordre sous prétexte de chercher leur taille. Alfred faisait la même chose devant un présentoir voisin.

—    Qui est le capitaine ? demanda-t-elle d'une voix amusée.

—    ... Moi, bien sûr. Est-ce que tu en doutes ?

—    Parfois, il me semble que c'est maman.

Alfred leva la tête pour regarder Marie, assise sur un tabouret derrière la caisse, les yeux baissés sur un livre de comptes. Dans un climat plus serein que celui du grand magasin Picard, les additions comme les soustractions étaient devenues ses amies.

—Je vais te dire un secret, murmura Alfred en s'approchant de Thalie. Moi aussi, j'ai parfois l'impression que maman est le capitaine. Disons que notre navire en a deux. L'important est que nous restions toujours du même avis sur le cap à prendre.

—    Et moi, qu'est-ce que je fais sur ce bateau ?

Cela aussi se trouvait souvent évoqué, mais elle ne se lassait pas de l'entendre.

—    Tu es le plus joli mousse du monde.

Il se pencha pour poser ses lèvres sur le petit front levé. En se redressant, il tira sa montre de son gousset en faisant remarquer :

—    Mais notre autre moussaillon est en retard. Je me demande bien ce qui peut s'être passé.

Ces mots agirent un peu comme un signal. Le pas inégal de Gertrude se fit entendre sur le palier, à l'étage. Elle se pencha afin de voir le comptoir avec la caisse enregistreuse et déclara d'une voix un peu inquiète:

—    Madame, c'est Mathieu.

—    Que se passe-t-il ?

Marie vint au pied de l'escalier afin d'apercevoir la domestique.

—    Il lui est arrivé un... accident. Vous devriez venir.

Alfred s'approcha lui aussi pour demander :

—    Un accident ? Il est blessé ?

—    ... Rien de très grave je pense, mais Madame devrait monter.

—J'y vais, accepta Marie en s'engageant dans les marches.

—    Moi aussi, décréta Thalie prise dans le sillage du jupon maternel.

Alfred demeura seul au rez-de-chaussée, privé de ses deux mousses et du second capitaine, alors que les vendeuses, à l'étage, échangeaient des regards intrigués.

Soucieux des intérêts du commerce de vêtements et un peu honteux de se montrer ainsi, Mathieu avait utilisé l'escalier de service, à l'arrière de l'établissement, pour monter aux appartements privés. Sa bouche et son menton ensanglantés, de même que les habits souillés, n'auraient pas fait une réclame susceptible de séduire les habituées de la boutique de la Haute-Ville.

Marie le trouva assis dans un coin de la cuisine, alors que Gertrude agitait la pompe afin de remplir une cuvette de porcelaine.

—    Mon Dieu ! s'écria-t-elle d'un ton effaré. Que t'est-il arrivé ?

—    ... Un accident. Je suis tombé.

Quand sa mère fronçait les sourcils, ses yeux paraissaient totalement noirs, sans aucune nuance entre l'iris et la pupille. Thalie, près d'elle, présentait la même mine sceptique et le même regard sombre. A la fin, le garçon confessa :

—Je me suis battu.

C'était une façon un peu présomptueuse de présenter les choses : les rares témoins décriraient plutôt la rixe comme un massacre. Marie trempa une pièce de tissu dans le plat rempli d'eau par la domestique, commença par essuyer le sang sur la bouche et le menton. Une plainte étouffée accueillit cette attention.

—    Tu as des dents brisées ?

—Je ne pense pas. Certaines bougent un peu...

—    Madame, intervint Gertrude, il a été frappé là.

Du doigt, la femme montrait le côté gauche de la poitrine du garçon. Marie, toute son attention portée au sang sur le visage, n'avait pas remarqué que Mathieu se tenait un peu penché vers l'avant, la main droite sous sa veste afin de tenir ses côtes endolories.

—    Comment as-tu pu être atteint à cet endroit ? questionna-t-elle doucement.

—    Un coup de pied. J'étais par terre.

—    Thalie, va dire à ton père d'appeler le médecin.

Elle acquiesça d'un hochement de la tête, se précipita vers l'escalier. Le claquement sec de ses talons sur les marches s'estompa bientôt. Le commerce possédait le téléphone, toutefois l'appartement privé ne profitait pas encore de ce luxe. Alfred devrait monter à l'étage pour utiliser l'appareil de son bureau.

—    Qu'est-ce qui se passe dans cette école ? Depuis septembre, tu parais malheureux, et maintenant cette bagarre.

—Juste une querelle, des sottises.

La joue gauche du garçon présentait déjà une vilaine teinte rouge et une belle enflure. Le rose monta sur la droite. Comment expliquer à sa mère les horreurs que ces garçons plus âgés lui jetaient au visage? La honte et un véritable dégoût de lui-même, l'envahissaient.

—    Tu me racontes des sornettes. Frapper un garçon dans les côtes à coups de pied, ce n'est pas juste une querelle. Quel âge avait celui qui t'a fait cela?

—    ... Je ne sais pas trop. Quatorze ans je crois.

Trois ans de plus que la victime. Cela lui conférait une taille et sans doute une force bien supérieures aux siennes. Cependant, Marie savait que son enfant pouvait courir très vite. La réalité devait être pire encore.

—    Il était seul ? insista-t-elle après avoir nettoyé son visage. .

—    Ils... ils étaient trois, reconnut finalement Mathieu.

—    Les sales merdeux, souffla Gertrude.

La domestique, un peu à l'écart, prête à se rendre utile, retint le chapelet d'épithètes encore plus malsonnantes qui lui venaient à l'esprit. Un pas lourd se fit entendre dans l'escalier. Alfred apparut dans l'embrasure de la porte, le visage inquiet, Thalie sur ses talons.

—Je viens d'appeler le docteur Caron. Que s'est-il passé?

—    Mathieu s'est fait battre à l'école.

L'homme s'approcha, posa un genou sur le sol pour avoir les yeux à la hauteur de ceux de son fils, lui prit la main en lui demandant :

—    Ça va ?

—    ... Oui, je pense.

—    Thalie m'a dit à propos du coup de pied, continua-t-il en se tournant vers Marie. Quelle bande de sauvages ! Pourquoi diable ont-ils fait cela ? demanda-t-il encore à l'adresse du garçon.

La joue droite de Mathieu devint aussi rouge que la gauche. Il balbutia d'un ton mal assuré :

—    Juste une querelle. Une bousculade à la sortie de l'école.

—    Voyons, un coup de pied dans la poitrine, ce n'est plus une bousculade... Comment s'appelle le type qui a fait cela?

—    ... Je ne vais pas le rapporter.

—    Ne dis pas de sottises. Ce genre de coup aurait pu t'estropier. Je le sais, j'en ai déjà reçu un. Qui a fait cela?

En évoquant la raclée essuyée des années plus tôt, l'homme échangea un regard avec sa femme. Le silence embarrassé se prolongea au point qu'il insista encore:

—    Ce garçon a commis un geste dangereux. Me dire son nom, ce n'est pas trahir un secret. Quand le médecin t'aura examiné, peut-être conviendra-t-il de parler à la police.

—    Non, ne fais pas cela, supplia l'enfant, une pointe de désespoir dans son expression. Ce sera encore pire, après.

Le désarroi dans la voix de son fils poussa Marie à s'approcher pour lui caresser les cheveux. Elle le regarda dans les yeux et déclara :

—    Au lieu de multiplier les questions, le mieux est de placer une compresse sur la joue et la bouche de ce garçon, et de lui permettre de se reposer un peu. L'heure de la fermeture approche, va libérer les vendeuses. Et puis le médecin se présentera certainement devant l'édifice.

Pour accéder à l'appartement, le plus simple était de traverser tout le commerce. L'entrée à l'arrière de l'immeuble manquait terriblement de dignité, sans compter que la ruelle demeurait sombre, pas très propre et un peu effrayante dès le moment où le soleil se couchait. Alfred acquiesça d'un signe de tête, puis descendit.

Le docteur Caron, un petit homme à la calvitie envahissante, arriva un peu après sept heures. Ses premiers mots furent pour s'excuser :

—    Désolé d'avoir été si long, mais j'avais un autre client sur le chemin. Cela m'a demandé plus de temps que prévu.

—Je commençais à m'inquiéter.

—    Au téléphone, vous ne m'avez pas laissé entendre que la situation était urgente. Une querelle d'écoliers...

—    Ces écoliers se sont montrés plutôt cruels. Suivez-moi.

Un moment plus tard, ils pénétrèrent dans l'appartement. Las d'attendre, le blessé avait regagné sa chambre. Le praticien le trouva en pyjama, étendu sur son lit. Comme Marie entendait bien assister à l'examen, que la pièce se révélait un peu exiguë et Caron peu enclin à procéder devant un véritable auditoire, le père et la sœur s'exilèrent dans le salon afin d'attendre le diagnostic. Au bout de vingt minutes, le médecin les rejoignit, une mine rassurante sur le visage.

—    Vous avez raison, les écoliers ne sont plus comme au temps de ma jeunesse. Au pire, nous nous faisions un peu saigner du nez, mais jamais de coups de pied.

Si les réminiscences des mœurs scolaires du bon vieux temps témoignaient de l'absence d'inquiétude du docteur, Alfred préféra en venir au fait :

—    Comment se porte-il ?

—    Deux dents un peu branlantes, mais cela se réglera tout seul. J'ai mis de l'iode sur la coupure dans la bouche, et sur les lèvres. Votre femme répétera l'opération tous les jours. Excepté un faciès un peu rébarbatif, une mâchoire très endolorie qui le condamnera à manger comme un vieillard édenté pendant un moment, rien de bien terrible.

—    Le coup de pied...

—    Des côtes peut-être fracturées, plus probablement seulement fêlées, rien de dangereux s'il demeure bien tranquille. En conséquence, je lui accorde un congé scolaire jusqu'à lundi, il doit s'abstenir de tout effort physique. Le mieux serait qu'il demeure immobile les premiers jours... Tout de même, cela prend un vrai salaud pour donner un coup pareil.

Personne dans la pièce ne songea à contester ce commentaire. Le docteur Caron salua Marie, chercha autour de lui la petite fille pour la faire profiter aussi de son savoir-vivre. Thalie se trouvait déjà au chevet de son frère. Alfred reconduisit le médecin jusqu'à la porte d'entrée. En traversant le rez-de-chaussée du commerce, le visiteur remarqua :

—    Vous avez entendu parler du bal du gouverneur, prévu pour la fin novembre ?

—    Oui, des clientes m'ont annoncé la nouvelle. Des dizaines de jeunes filles se cherchent une jolie robe.

—    La mienne fait partie du lot. Je ne peux lui payer un modèle exclusif, mais j'aimerais tout de même lui offrir une tenue que l'on ne trouvera pas à tous les coins de rue.

—    Alors vous me l'enverrez. J'ai de jolis modèles venus de Paris, qui mettront en valeur cette jeune personne. Je la vois à la messe le dimanche, je suis sûr d'avoir quelque chose pour elle.

Tout en parlant, Alfred avait sorti son portefeuille de sa poche. Le médecin tenta, un peu narquois :

—    Et si nous faisions du troc ? La visite en échange de la robe ?

—    Désolé de vous décevoir, mais il faudrait de très nombreuses consultations pour égaler le prix du bijou que je vais dénicher pour votre fille. Tellement, en fait, que mon fils devrait se faire tabasser toutes les semaines, pendant de longs mois, pour arriver au montant exact. Cela ne se produira certainement pas : j'aurai étranglé le coupable de mes propres mains avant.

—    Bon, si aucune épidémie ne touche la ville cet automne, j'hypothéquerai la maison pour payer une robe venue de Paris.

—    Mais consolez-vous : elle séduira peut-être un riche héritier grâce à cela.

L'argent changea de main, puis le médecin s'enfonça dans la nuit.

Au second étage, Marie posa un bol de bouillon sur un plateau. Pendant quelques jours, la mandibule douloureuse de Mathieu le condamnerait à ingurgiter surtout du liquide. En arrivant dans la chambre, elle demanda à Thalie, assise sur une chaise placée près de la tête du lit de son frère :

—    Laisse-nous seuls un moment, et ferme bien la porte derrière toi. Je veux parler à ce jeune homme les yeux dans les yeux.

Elle obtempéra de mauvaise grâce, murmura un «A tout de suite» au moment de sortir. La mère posa le plateau, muni de petites pattes, au-dessus des cuisses du garçon. Un assemblage complexe d'oreillers lui permettait de demeurer en position à peu près assise. Alors qu'il prenait la cuillère, elle lui dit d'un ton qui exigeait une réponse :

—    Maintenant, tu vas me raconter ce qui s'est passé.

—    ... J'ai trop mal à la mâchoire pour parler.

—    Dans ce cas, cesse de tergiverser et viens-en tout de suite aux faits.

Il avala une première cuillerée, grimaça quand le liquide un peu chaud entra en contact avec la coupure dans sa bouche. Après un long moment, les yeux rivés sur le bol, il murmura :

—    Cela me gêne trop.

—    Tu es intimidé devant ta mère? Tu sais, j'ai changé tes couches...

Le ton amusé de Marie ne soulageait en rien son malaise. Justement, si la situation se montrait à ce point difficile pour lui, cela tenait au fait qu'il n'était plus un bébé. Elle répéta, cette fois plus sévère :

—    Tu sais bien que tu dois me mettre au courant. Cela dure depuis un mois. Ce qui est arrivé aujourd'hui représente un aboutissement, n'est-ce pas ?

D'un signe de tête, il approuva. Comme seul le premier pas coûtait, il continua :

—    Ils ont commencé par dire que papa faisait des choses

avec... des hommes, et même avec moi.

Marie devinait que son fils se faisait une idée bien approximative de ce que deux hommes, ou même un homme et une femme, pouvaient faire ensemble.

—    Puis ils parlent sans cesse de moi comme si j'étais une fille.

Ce qui, pour un garçon à l'aube de la puberté, apparaissait sans doute comme la plus cruelle des moqueries possibles. Le silence qui suivit cette confidence s'étira un long moment. Pour récupérer une contenance, il avala un peu de bouillon, grimaçant à chaque cuillerée.

—    Comme j'ai changé tes couches, je puis t'assurer que tu es un garçon, affirma Marie, avec tous les morceaux essentiels aux bons endroits.

Elle murmura ensuite après une pause :

—    Et aujourd'hui ?

—    Ils... ils voulaient vérifier si j'étais une fille. Ils... tentaient de me tramer de force dans une écurie.

Une expérience sans doute plus traumatisante pour l'âme que les coups encaissés, songea la jeune femme. Un sort semblable, à tout prendre, à ce qu'elle-même avait subi au grand magasin Picard. Elle demeura un long moment songeuse, puis demanda :

—    Ils étaient trois. Dis-moi leurs noms.

Le gamin obéit cette fois sans hésiter, précisant au moment d'évoquer Pierre Grondin :

—    C'est lui le chef. Les coups viennent de lui.

—    Et les autres ?

—    Ils m'empêchaient de me sauver.

—    Ce qui n'est certainement pas mieux... Merci de m'avoir dit tout cela, maintenant nous pouvons chercher des solutions. Je te laisse à ton bouillon et à ta petite sœur.

Thalie se tenait près de la porte, soucieuse de retrouver son poste le plus rapidement possible.

Alfred se trouvait dans la salle à manger, devant un repas devenu froid. Marie le rejoignit, ferma la porte derrière elle. Quelques phrases murmurées suffirent pour résumer ce qu'elle avait appris au cours des minutes précédentes.

—    Les petits salauds, ragea l'homme en serrant les poings. Comment peuvent-ils savoir?

—    Tu poses cette question sérieusement?

Il la regarda un moment, les sourcils levés, affichant la plus totale incompréhension, puis chuchota :

—    Je fais toujours attention.

—    La discrétion, dans une petite ville comme la nôtre, cela n'existe pas. Les employés du YMCA, comme ceux de la salle de billard ou de la taverne située tout près d'ici, savent tout. Puis c'est sans compter tes... conquêtes.

L'homme resta un moment silencieux. D'une querelle entre écoliers, la situation évoluait très vite en une histoire de mœurs inextricable dont il jouait le premier rôle. Marie ajouta :

—    Le nom de Pierre Grondin te dit quelque chose ? Ce garçon torture Mathieu depuis des semaines.

—    C'est un adolescent? Aucune chance que je sois entré en contact avec lui.

—    Lui se montre au courant de tes... préférences.

—    Ecoute, tu vis avec moi depuis des années. Tu sais bien que je ne... cours pas après les enfants.

De cela, elle était certaine. Dans le cas contraire, leur cohabitation se serait terminée très vite.

—    Alors quelqu'un de la famille de cet adolescent, ou même un voisin, une simple relation, est au courant. Il n'y a pas de véritable secret dans notre petite ville.

—    Et s'il avait lancé cette accusation au hasard ? Ce ne serait certainement pas la première fois que la virilité de quelqu'un se trouverait mise en doute seulement par méchanceté. Je me demande même si un seul garçon de Québec a échappé à une raillerie de ce genre, au cours de son existence.

—    ... Bien sûr, c'est possible. Tu as peut-être raison. Toutefois, ce qui importe maintenant, c'est de sortir Mathieu de cet enfer.

Alfred songeait à cela depuis un instant. La solution qui lui venait à l'esprit semblait impraticable :

—    Si je m'adresse à la police, cela ne fera que compliquer les choses. L'attention sera portée sur moi...

Les contacts intimes entre deux hommes étaient sévèrement punis par le Code criminel. Ce Pierre Grondin répéterait ses accusations au premier constable qui lui adresserait la parole. Bien sûr, elles ne constitueraient pas une preuve, mais alors on s'interrogerait sur son compte. Au pire, les enquêteurs chercheraient à en savoir plus et découvriraient ses turpitudes. Au mieux, toute cette agitation aurait pour effet de donner aux rumeurs une ampleur nouvelle, une conséquence dont le marchand souhaitait se passer.

—    Il faudrait que je sache qui est ce Grondin, comment il a pu s'intéresser à moi de cette façon, insista Alfred. Selon toute probabilité, ce sont des paroles lancées au hasard, seulement pour blesser. Mais je dois tirer cela au clair.

—    Lundi prochain, notre fils devra retourner à l'école. Son calvaire recommencera.

—    Je pourrais le conduire le matin, aller le chercher à midi et le soir. C'est à deux pas.

Marie lui adressa son meilleur sourire de la soirée, puis commenta :

—    Dans les circonstances, tu ne crois pas que ce serait la plus mauvaise solution ?

—    ... Tu as sans doute raison. Et si tu y allais à ma place, cela reviendrait au même : on parlerait du garçon à sa maman ! Nous serons alors à la mi-octobre ou presque, je ne vois pas trop comment nous pourrions l'inscrire dans un autre établissement. Je peux toujours aller voir le directeur de l'école des frères dans le quartier Saint-Roch, mais la formation y est certainement moins bonne qu'à l'Académie. Je le sais, je l'ai fréquentée il y a plus de trente ans.

Surtout, si les motivations de ces adolescents se révélaient sérieuses, ils pourraient continuer leur harcèlement. La distance jusqu'à la Basse-Ville leur procurerait de nombreuses occasions d'embuscade.

—    Il y a une classe préparatoire au Petit Séminaire tout à côté, rappela Marie. C'est plus cher...

D'un geste de la main, l'homme exprima son désintérêt pour cet aspect de la question.

—J'irai voir dès demain matin. J'irai aussi rencontrer le directeur de l'Académie. Ce gars devrait être en mesure d'assurer la sécurité de ses élèves.

—    Ce qui te forcera aussi à évoquer les allusions à ta vie privée formulées par ce Grondin...

Comme dans le cas d'une dénonciation au service de police, cela représentait un obstacle. Mettre sous le nez d'un enfant les turpitudes de son père, même souligné de coups cruels, paraîtrait toujours un péché bien véniel, en comparaison de la bougrerie de ce dernier.

—    Alors je lui ferai remettre une lettre. Les écrits restent.

Marie lui adressa un sourire sceptique, puis déclara :

—Je ferais mieux d'aller voir si notre petite infirmière avale quelque chose avant d'aller au lit... et si elle s'occupe aussi de ses devoirs.

Pour sortir de la salle à manger, Marie passa à proximité de son époux. Il lui prit la main et lui confia à voix basse :

—    Je me sens souvent coupable d'être ce que je suis. Je serais tellement heureux de devenir comme tous les autres.

Elle se pencha sur lui pour poser ses lèvres sur son front, remarqua les cheveux gris qui marquaient de plus en plus sa tignasse noire, puis répondit sur le même ton :

—    Si tu étais différent, je me serais retrouvée chez les sœurs de la Providence il y a onze ans, et Mathieu dans un orphelinat. Je ne l'oublie pas.

—Je voudrais bien me passer de... Mais je n'y arrive pas.

En lui adressant un sourire dépité, Marie songea qu'elle devait bien s'y résoudre, elle.

L'édifice majestueux de l'Assemblée législative dressait sa masse grise au coin de l'avenue Dufferin et de la Grande Allée depuis une trentaine d'années. La façade s'ornait de plusieurs statues de bronze, la plus imposante représentant un groupe d'Amérindiens et les autres ; des personnages historiques illustres, la plupart de l'époque de la Nouvelle-France. Le samedi 12 octobre à la fin de l'après-midi, le personnel politique et les élus se rencontrèrent dans le Salon vert, la salle des débats des députés, pour une petite cérémonie qui trouverait écho dans tous les journaux le lundi matin.

Les premiers rangs des pupitres des ministres offraient un assortiment complet de boissons et les représentants du peuple se tenaient sur le parquet, un verre à la main. Au milieu d'eux, un homme rondouillard, le visage encadré par de larges favoris, commença par s'éclaircir la voix, puis déclara avec un accent chantant :

—    Messieurs, même si je ne réside dans votre beau pays que depuis quelques mois, j'ai pu apprécier déjà les grandes qualités de monsieur Lomer Gouin, le premier ministre de la province de Québec.

Devant l'orateur, un petit homme se tenait tout droit. Gouin avait accédé au poste de premier ministre à la suite d'un coup d'Etat tranquille ayant permis d'en chasser Simon-Napoléon Parent. Ses jambes grêles, son tronc comme une barrique de vin, sa tête ronde, disproportionnée sur son petit corps, ne lui permettaient pas de séduire les foules. De plus, un ton ennuyeux n'ajoutait guère à son charme. Cependant, son esprit analytique, sa connaissance approfondie des dossiers et son autorité sur le parti constituaient la meilleure promesse d'une longue carrière.

Le consul Henri Dallemagne continua :

—    Aussi, c'est avec un plaisir extrême que je me fais l'interprète de monsieur Armand Fallières, le président de la République française, au moment de remettre à notre ami la croix de la Légion d'honneur.

L'homme fit un pas, fixa la petite croix du côté gauche de la poitrine du politicien, alors que tous les témoins de la scène applaudissaient. Bien sûr, les soixante-sept députés libéraux y mettaient tout leur cœur, alors que les sept élus conservateurs affichaient une retenue évidente.

Après l'accolade républicaine, Dallemagne reprit bientôt la parole pour expliquer :

—    Cette distinction vient récompenser vos réalisations, déjà nombreuses si l'on pense aux quelques années qui se sont écoulées depuis votre arrivée à la tête de la province. En particulier, le gouvernement de la République entend souligner les progrès que vous avez réalisés dans le domaine scolaire. Seulement cette année, vous avez posé la première pierre de l'École des hautes études commerciales, de l'Ecole technique de Québec et de celle de Montréal. Ces remarquables institutions permettront aux Canadiens français de participer, comme chevaliers d'industrie ou comme techniciens, à l'essor important que connaît présentement votre pays.

Les deux écoles techniques, en particulier, retenaient l'attention de tous les journalistes par leur caractère monumental, pharaonique, affirmaient les adversaires des libéraux. Rue Sherbrooke, à Montréal, l'établissement s'ornait d'une magnifique colonnade. A Québec, boulevard Langelier, tout près de l'Hôpital général, l'édifice très élégant s'étendait sur un immense terrain.

—    Ces institutions illustrent bien l'esprit d'ouverture de votre gouvernement, puisque les deux écoles techniques accueilleront des élèves de langue anglaise et de langue française.

En d'autres mots, cela signifiait que ces établissements recevraient les élèves sans égard à leur religion. En conséquence, ils échapperaient au contrôle des comités catholique et protestant, on n'y dispenserait pas d'enseignement religieux et aucun aumônier n'y mettrait les pieds.

Thomas Picard tenait de ses étroites relations avec le parti au pouvoir le privilège de se trouver dans un coin de la grande salle, près du fauteuil de l'orateur de la Chambre. À côté de lui, vêtu d'une redingote noire, Louis-Alexandre Taschereau faisait tourner son verre entre ses mains. En plus du vêtement, son visage ingrat aidait à lui conférer une allure lugubre de croque-mort. Il pestait :

—    Cette Légion d'honneur, c'est un cadeau de Grec.

—    Vous oubliez que je n'ai pas fait mon cours classique, remarqua son interlocuteur avec un sourire en coin. Vous faites allusion au cheval de Troie ?

—    Oui, oui, ce foutu cadeau au ventre bourré d'ennemis. Je constate que l'essentiel des humanités ne vous a pas échappé. Nous passerons des semaines à minimiser l'importance de cet honneur.

—    Que voulez-vous dire ?

Taschereau fit en sorte de tourner le dos au reste de l'assistance avant de préciser sa pensée :

—    La République française, qui a clamé la séparation de l'Église et de l'Etat, et qui a chassé les religieux et les religieuses de ses écoles, vient féliciter notre premier ministre d'avoir créé les deux premiers établissements scolaires neutres de la province. Vous le savez, ici tout est contrôlé par les curés, de la première année du primaire à l'université... excepté nos deux grandes écoles techniques.

—    Former des mécaniciens ou des charpentiers n'a rien à faire avec la religion, ou le catéchisme.

Thomas avait assisté au lancement des travaux de construction de l'École technique de Québec, à deux pas de son grand magasin, en compagnie de tous les entrepreneurs enthousiastes de la ville. L'absence d'une main-d'œuvre qualifiée présentait un obstacle sérieux au développement industriel de la province.

—    Vous expliquerez votre point de vue à l'archevêque Louis-Nazaire Bégin, répliqua Taschereau, ce qui vous vaudra une excommunication, sans doute. Notre ami français semble féliciter Gouin de s'engager sur le chemin de la laïcité scolaire.

—    Après les articles publiés dans L'Evénement pour demander son rappel en France du fait de sa participation à la franc-maçonnerie, ce Dallemagne fait preuve d'une grande imprudence... au risque de nous mettre dans l'embarras, conclut Picard.

— Justement, peut-être espère-t-il un rappel dans son pays avant les grands froids de l'hiver. Ces diplomates doivent préférer une nomination quelque part au soleil.

Gouin terminait ses remerciements embarrassés, songeant déjà à la façon de se sortir du pétrin où on le mettait avec les meilleures intentions du monde. Avec des amis comme ce consul, les ennemis devenaient inutiles.

Chapitre 8

Le lundi 14 octobre arriva sans qu'une solution soit trouvée aux malheurs scolaires de Mathieu. Alfred Picard se souciait surtout de savoir qui était ce Pierre Grondin, pour estimer la menace réelle que ses allusions faisaient peser sur lui. Cette préoccupation ne rapprochait cependant pas son fils de la sérénité. Aussi celui-ci, après quelques jours de quiétude dans l'appartement du deuxième étage, dut se résoudre à affronter de nouveau l'adversité.

Vers huit heures, le garçon se tenait debout sur le trottoir en face de la boutique, au milieu des passants qui allaient et venaient d'un pas rapide, pressés de se rendre au travail. Thalie ferma la porte derrière elle et déclara, au moment de se mettre en route :

—    Je t'accompagne.

Des larmes à la fois reconnaissantes et embarrassées montèrent aux yeux de Mathieu. D'une voix mal assurée, il protesta :

—    Voyons, c'est inutile. Tu risques simplement d'attraper du mal. Ce Grondin est plus grand que moi, alors tu imagines bien que tu ne feras pas le poids.

—    Tu vois quelqu'un de grand et fort pour t'accompagner, toi ?

Il regarda autour de lui. Dans cette agitation, il ne repéra aucun protecteur. À la fin, il admit de mauvaise grâce :

—    Non, personne.

—    Alors tais-toi et viens.

Elle prit sa main, regarda attentivement des deux côtés de

la rue et s'engagea sur la chaussée juste après le passage d'un tramway. Bien vite, trop vite au goût du grand frère, ils arrivèrent rue Saint-André.

—    Tu... tu n'as pas peur, toi? demanda Mathieu.

—    Oui, bien sûr.

—    Alors pourquoi ?...

—Je ne laisserai pas un idiot m'empêcher d'accompagner mon frère, juste parce qu'il est plus grand que moi.

Elle avançait d'un pas vif, les yeux fixés sur sa destination. Désireuse de faire de grands pas, ses talons claquaient sur les pavés. Le cordonnier devait placer une pièce de métal sous toutes ses chaussures afin de prévenir une usure trop précoce. Cet équipement ne rendait pas sa progression bien discrète.

Comme le craignait le garçon, au moment d'approcher de l'Académie, une voix cria dans son dos :

—    Eh ! petite, tu conduis ta grande sœur à l'école ? Comment se fait-il que tu portes une robe, et pas elle ?

Thalie s'arrêta, se tourna à demi pour regarder le trio, puis demanda :

—    Ce sont eux ?

—    ... Oui.

Mathieu hésitait entre prendre ses jambes à son cou, ou faire face. Visiblement, la rumeur de la raclée encaissée la semaine précédente avait fait le tour de l'école, puisque les élèves se tenaient nombreux sur les trottoirs, afin d'assister à une nouvelle escarmouche. Le massacre en règle d'un plus petit représentait toujours un moyen infaillible de rompre la monotonie scolaire.

—    Ma belle, cria l'un des adolescents, qu'est-il arrivé à ta joue? Ton père a voulu t'embrasser avec trop d'empressement? C'est une brute.

Tout le côté gauche du visage du garçon demeurait enflé,

les marbrures bleues alternaient avec un jaune malsain.

—    Tu vas finir par nous montrer le contenu de ton pantalon, pour qu'on constate que tu es une fille? intervint Pierre Grondin en s'approchant, menaçant.

Des écoliers s'agglutinaient autour d'eux, formant lin cercle particulièrement intimidant.

—    Celui qui le dit, c'est celui qui l'est, clama Thalie d'une voix forte. Comme tu en parles toujours, cela doit être toi, la fille cachée dans un pantalon.

Un ricanement parcourut le petit attroupement. Quelqu'un lança, goguenard :

—    C'est vrai ça, Grondin. Tu parles souvent des culottes des autres, mais personne ne sait ce que tu caches dans la tienne.

—    Montre-nous ta grosse queue, s'esclaffa un autre.

L'adolescent s'approcha dangereusement de la fillette et cria

d'une voix mauvaise :

—    Tu veux que je te fasse la même chose qu'à ta grande sœur?

—    Encore ? déclara-t-elle en le fixant de ses yeux sombres. Celui qui le dit, c'est celui qui l'est !

Grondin approcha plus près, s'arrêta quand une voix retentit derrière lui, un grand qui devait aller sur ses seize ans :

—r Tu t'attaques aux petites filles, Grondin la petite grondeuse ?

—    Cela ne fait pas bien homme, ajouta un autre du même âge. Tu es certain d'avoir quelque chose dans la culotte?

La situation se retournait, les spectateurs menaçaient de prendre parti pour la victime plutôt que pour les bourreaux. Il est vrai qu'une gamine crâneuse, résolue à ne pas céder d'un pouce, attirait la sympathie. Elle tenait beaucoup son assurance des règles de bienséance longuement assimilées: un homme ne frappait pas une femme, même avec une fleur. Que cet usage soit souvent bafoué dans l'intimité domestique de nombreux ménages n'y changeait rien : sur un trottoir, en face d'une institution d'enseignement, devant de nombreux témoins, Thalie demeurait confiante au sujet du dénouement de la petite scène.

—    Viens, je dois me rendre chez les ursulines.

Elle tira sur la main de son frère. Le cercle s'ouvrit pour la laisser passer, le garçon en remorque. Devant la porte d'entrée, sous le regard intrigué du frère Dosité, elle déclara encore :

—    Je passerai à midi. Attends-moi.

—    ... D'accord.

—    Il ne doit pas aller en récréation, continua-t-elle à l'intention du religieux. C'est un ordre du médecin. Vous savez qu'il a été blessé par ces brutes.

Même si les ursulines lui enseignaient de ne pas pointer du doigt, elle désignait sans vergogne le trio d'agresseurs.

—    D'ailleurs, mon père l'a expliqué à votre directeur, la semaine dernière, précisa-t-elle, un ton de reproche dans la voix.

Elle tourna les talons pour marcher d'un pas vif vers le couvent, tout en faisant un petit salut de la main. Mathieu la regarda un moment, partagé entre la crainte de se trouver là et son admiration pour elle. L'amusement devant une gamine déterminée disparaîtrait bien vite, craignait-il, et le jeu cruel risquait de reprendre tous ses droits.

Pourtant, quelques secondes plus tard, un finissant du cours académique lança de nouveau, moqueur :

—    Grondin, ma petite grondeuse, tu vas nous montrer ton trésor, pour tirer tout cela au clair ?

L'adolescent laissa filer un chapelet de jurons entre ses

dents. La chose n'échappa pas au frère Dosité.

—    Elle a dit quoi ? fit Marie, incrédule.

—    Celui qui le dit, c'est celui qui l'est.

Alfred affichait une fierté sans borne. De part et d'autre du comptoir du commerce, en attendant l'ouverture, il rendait compte de sa petite expédition d'espionnage.

—    Menue comme moi et fantasque comme toi, commenta la mère, cela peut s'avérer très dangereux. Elle finira par attraper un mauvais coup.

—    Pourtant, tous ces garçons paraissaient à la fois impressionnés et amusés. Ils ont tous des petites ou des grandes sœurs à la maison.

Discrètement, Alfred était sorti avant son garçon pour se poster près de l'église presbytérienne St. Andrew, juste en face de l'entrée de l'Académie. Cela lui avait permis de se tenir prêt à intervenir si les choses se gâtaient. Non seulement il éviterait que son fils soit encore victime de violences, mais il prendrait le tortionnaire sur le fait s'il récidivait.

—    Tout de même, ce matin Mathieu paraissait terriblement inquiet. Il me semble que tu devrais lui dire que tu veilles sur lui.

—    Si tu veux, je le ferais. Mais le courage...

Voilà que cet homme se mettait en tête d'apprendre à son garçon la virilité.

—    Tu as pu voir ce Pierre Grondin. Est-ce que tu l'as reconnu ?

—    Pas vraiment. Si je connais son père, il ne doit pas lui ressembler. Il s'agit d'un maigre, pas très grand, les cheveux d'un blond sale, plutôt laid. Pas le genre à en imposer vraiment à ceux de son âge. Cela explique sans doute pourquoi il s'attaque aux plus petits.

Alfred avait beau creuser sa mémoire, le patronyme, tout comme les traits de cet adolescent, ne lui disaient rien. Il se promettait de le suivre jusqu'à la maison, afin d'en avoir le cœur net.

—    Tu as dit pas très grand ?

—    Pour un garçon de quatorze ans. Mais il domine tout de même Mathieu de plusieurs pouces.

Marie secoua la tête, puis alla ouvrir la porte aux vendeuses qui lui adressaient des signes depuis le trottoir.

A l'heure du dîner, Mathieu retrouva la protection de sa petite sœur, ce qui lui valut quelques remarques amusées de la plupart des grands, sans plus. La scène se répéta encore à la fin des classes. Discrètement, Alfred rendit compte de ces événements à sa femme.

Le mardi matin, Thalie répéta sa petite démonstration de courage, alors que Pierre Grondin se tint coi, désireux d'éviter les railleries dont il avait été l'objet la veille. Quand Mathieu fut entré dans l'établissement scolaire et que la fillette marchait en direction du couvent des ursulines, l'adolescent suggéra à ses compagnons :

—    Si nous la suivons, nous pourrons lui donner une leçon.

—    Tu n'es pas sérieux, une petite fille !

Ses compagnons habituels s'éloignèrent en jetant sur lui des regards étonnés. Dépité, en fin de journée, il préféra s'esquiver avant tout le monde, afin d'éviter les quolibets des plus grands. Voilà que la distribution des rôles changeait.

Ce même jour, au moment de rentrer dans le commerce de la rue de la Fabrique avec son frère, Thalie s'étonna juste un moment de ne pas voir son père sur les lieux, puis déclara à Marie d'une voix joyeuse :

—    Le moussaillon est prêt à travailler.

—    Le moussaillon a-t-il des devoirs? Cela doit passer en premier.

—    Pas trop ! Une petite demi-heure.

—    Pliage?

Elle grimaça, mais se mit à la tâche sans rouspéter. Quand Mathieu commença à l'aider, sa mère décréta d'un ton qui ne tolérerait pas la contestation :

—    Toi, mon garçon, monte tout de suite. Tes côtes te font sûrement souffrir, puis avec les journées de classe ratées la semaine dernière, tu as sûrement un peu de matière à récupérer.

—    Mais maman !

—    Allez, ouste, insista-t-elle. En plus, tu n'as pas avalé un repas complet depuis plusieurs jours.

La nourriture liquide commençait à lui tomber sur le cœur. Heureusement, la douleur dans l'articulation de sa mâchoire s'estompait. Sans insister, il monta les deux étages, déposa son sac dans sa chambre et alla dans la cuisine afin de manger un peu.

—    Bonsoir, Gertrude. Je peux avoir quelque chose qui ne soit pas de la soupe, du potage ou du bouillon?

—    Une tartine ? suggéra-t-elle en levant la tête de ses chaudrons.

Elle ajouta en regardant la joue marbrée de bleu :

—Je vais enlever la croûte et laisser seulement la mie.

Quelques instants plus tard, le garçon mastiquait avec circonspection, un verre de lait à portée de la main. La domestique s'assit en face de lui à la petite table de la cuisine, puis

déclara :

—    Ta petite sœur est vraiment très gentille.

—    Oui, c'est vrai.

—    Très courageuse, aussi. Un vrai petit soldat.

—    Si tu la voyais faire face à ces garçons...

Mathieu s'arrêta et la regarda dans les yeux, troublé. Un malaise nouveau montait en lui. Depuis deux jours, son sentiment de sécurité gardait un arrière-goût amer. Valait-il vraiment mieux que l'inquiétude des semaines précédentes ?

—    Tu penses qu'elle est plus courageuse que moi ? demanda-t-il après un long silence.

—    Non, je ne le pense pas. Mais plusieurs de tes camarades auront bientôt cette opinion.

Il se mordit la lèvre inférieure, songeur. Des écoliers avaient vanté devant lui, amusés, le côté crâneur de la fillette. A la fin, il laissa échapper:

—    Ce sont des grands, ils sont trois...

Gertrude sortit de la poche de son grand tablier un boulon gros comme le doigt d'un homme, long de trois pouces peut-être, pour le déposer sur la table devant lui.

—    Selon mes frères, qui n'étaient pas bien gros eux-mêmes, le secret dans ces cas-là, c'est de donner le premier coup, en y mettant assez de force pour que l'autre ne puisse pas le rendre.

—    ... Ils sont plus vieux que moi, plus grands et plus forts aussi.

La domestique fit semblant de n'avoir rien entendu.

—    Les garçons, les hommes aussi, sont sensibles aux coups entre les jambes... Ici aussi, enchaîna-t-elle en désignant l'endroit juste sous son sternum. Tu sais déjà que le visage représente une cible de choix.

—    Papa dit que la première fois, ils auraient pu m'estropier.

S'ils recommencent...

Boiteuse, malingre, après quarante ans de service domestique et sans espoir de changer un jour de condition, à sa façon Gertrude aussi ne manquait pas de courage.

—    Désires-tu que Thalie t'accompagne jusqu'à vingt ans ? Ce sera joli, quand tu iras voir les filles avec elle pour te tenir la main.

Le rouge monta aux joues du garçon, il serra les dents au point de ressentir un éclair de douleur dans la mâchoire.

—    Prends ce boulon dans ta main droite et serre-le bien.

Ne sachant comment réagir, Mathieu s'exécuta après une hésitation.

—    Toujours d'après mes frères, continua-t-elle en posant sa main osseuse sur celle fermée du garçon, maintenant ce poing est dur comme une pierre. Garde ce morceau de métal dans ta poche, et si l'occasion se présente, frappe le premier de toutes tes forces, et vise bien.

—    Si je rate mon coup ? demanda-t-il d'une voix blanche.

—    Ils vont te massacrer, c'est certain. Alors ne le rate pas. Tu sais déjà comment perdre, prends le risque d'apprendre à gagner.

Quant à savoir où cette femme dénichait des écrous comme celui-là et une pareille mentalité, cela demeurerait un mystère.

—    Dehors, les francs-maçons ! hurla une voix.

En ce début de soirée, une quarantaine d'étudiants se massaient dans la petite rue Saint-Denis, hurlant à l'unisson. La veille, un lundi, les journaux avaient souligné en première page l'honneur consenti par la République française au premier ministre, résumant au passage les réalisations de son court passage au pouvoir... y compris dans le domaine scolaire. L'Evénement exprimait son inquiétude devant la pente dangereuse vers la laïcité où s'engageait la province. Dimanche prochain, après avoir consulté l'archevêque, les curés réitéreraient que seule l'Église pouvait en toute légitimité assumer la responsabilité de l'éducation.

—    Dehors, les francs-maçons ! reprirent les étudiants.

La plupart venaient des rangs de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française, quelques-uns brandissaient le drapeau Carillon-Sacré-Cœur. Edouard quant à lui préférait la version débarrassée du symbole sanglant. La petite campagne entreprise par L'Evénement pour chasser Henri Dallemagne de Québec n'avait obtenu aucun succès. Cette Légion d'honneur permettait de se mobiliser de nouveau.

Les manifestants encombraient la petite rue, au point d'empêcher les voitures de circuler. En cette saison, l'obscurité précoce obligeait les habitants de la ville à allumer les lumières électriques dès l'heure du souper. Derrière les rideaux du consulat, comme des ombres chinoises, se profilaient les silhouettes de deux personnes. Parfois, quelqu'un déplaçait la lourde toile afin de voir les jeunes gens.

Les officiers de l'ACJC prenaient bien garde d'empêcher les débordements, soucieux en particulier d'éviter qu'un excité lance une pierre dans une fenêtre. Toutefois, ce contrôle ne s'étendait pas à toutes les paroles prononcées. Quelqu'un hurla :

—    Dehors, le juif!

Très vite, toutes les poitrines, excepté deux ou trois, reprirent ce nouveau cri. Tout d'un coup, Edouard se sentit ridicule. Il cessa d'agiter son petit drapeau pour le remettre dans la poche de son paletot, puis s'esquiva discrètement.

L'idée de rentrer à la maison pour un repas familial le séduisait médiocrement, celle de prendre une bière lui parut plus désirable.

En pressant le pas, il gagna la rue Desjardins, continua jusqu'à la rue de la Fabrique, pour se heurter à un homme à la silhouette familière.

—    Oncle Alfred, comment allez-vous ?

—    Bien, bien. Et toi, tu rentres de la grande manifestation destinée à sauver notre peuple de la pestilence républicaine ?

Le commerçant venait de faire une livraison dans la rue des Grisons, le petit rassemblement ne lui avait pas échappé.

—    Oui, j'étais avec eux.

—    Un grand spectacle. Se doter d'un beau drapeau national tout neuf, pour aller l'agiter en hurlant devant la maison d'un invité du pays, cela te rend particulièrement fier? À ton âge, j'espère que tu commences à t'inquiéter de faire le sale travail des soutanes.

—    Nous étions seulement des étudiants du Petit Séminaire et de l'Université Laval. Aucun prêtre ne se trouvait parmi nous.

—    Es-tu stupide au point de n'avoir pas compris qui dirige l'ACJC? Ce n'est pas le souvenir que j'ai de toi.

Edouard se réjouit que la pénombre, en dépit de l'éclairage des rues, dissimule ses joues cramoisies. Son oncle continua :

—    Si tu avais deux ans de plus, tu aurais pu participer à la grande manifestation de 1905, pour chasser Sarah Bernhardt de la ville. Je suis allé la voir à l'Auditorium, malgré toutes les condamnations de nos bons prêtres. Crois-moi sur parole, la vieille comédienne d'origine juive, élevée dans un couvent catholique, ne représentait aucune menace pour l'âme de nos concitoyens. Serais-tu allé lui crier: «Dehors!» aussi docilement que ce soir ?

—    ... Je ne sais pas. Je ne pense pas.

—    Mais tu es allé hurler: «Dehors le juif!» devant les fenêtres d'un petit gros, en secouant ton beau drapeau tout neuf. Nos bons prêtres ne digèrent pas encore que le président français ait gracié Alfred Dreyfus pour le réintégrer ensuite dans l'armée, et finalement en faire un chevalier de la Légion d'honneur. Un fils des déicides honoré par le pays de nos ancêtres, cela leur reste dans la gorge.

Edouard jugea inutile de lui préciser que ce moment de la manifestation ne l'avait pas particulièrement séduit. Il répliqua plutôt :

—    Vous nous désapprouvez ? Vous n'appuyez pas notre désir d'avoir à Québec un représentant de France qui respecte au moins un peu nos valeurs, notre façon de vivre ?

—    Tu sais que je suis un mécréant. Tous les gens respectables murmurent dans mon dos.

Le visage du commerçant était d'autant plus dépité que ces murmures se muaient maintenant en insultes et en coups vicieux destinés à son fils. Le garçon demeura silencieux. Bien sûr, au cours de son existence, certaines rumeurs sur les mœurs de son parent étaient venues à ses oreilles. La situation n'exigeait aucun commentaire.

L'homme reprit bientôt à voix basse, sur le ton de la confidence :

—    Je suis plutôt heureux de penser que quelque part, dans le monde, il est possible de vivre en français autrement que sous la robe d'un prêtre. Avoir dans ma ville un représentant de ce peuple terriblement plus chanceux que le nôtre me rassure. C'est comme s'il soulevait un peu la soutane de plomb qui pèse sur nous, pour nous permettre de voir un bout de liberté. Que cela vienne d'un juif ajoute seulement du piquant à la chose.

—    C'est le contrôle de l'Eglise sur nos écoles qui nous a conservés français, assura Edouard, reprenant sans vergogne les arguments de son ami Fernand.

—    L'Église nous a gardés français, l'usage de la langue française nous a maintenus dans le catholicisme en nous empêchant d'entendre le prosélytisme des protestants, et parce que nous sommes catholiques, nous devons nous soumettre en tout au clergé. Magnifique construction logique...

Le garçon réfléchirait souvent à cette phrase, dans les prochains jours, au point de la soumettre à l'un de ses professeurs.

—    Un mauvais esprit comme moi pourrait penser que le premier souci de nos bons prêtres est de garder leur pouvoir intact, continua le mécréant. Tu sais, une tête ne sert pas seulement à porter un canotier ou un melon : à ton âge, tu peux aussi réfléchir par toi-même... Mais si je continue, enchaîna-t-il d'un ton enjoué après une pause, je vais te garder sur ce trottoir jusqu'à la première neige. Ces jours-ci, il me semble particulièrement important que mes semblables apprennent à vivre et à foutre la paix aux autres. Tu allais vers le magasin ?

Le chemin le plus court, pour passer de la rue Saint-Dénis au quartier Saint-Roch, passait par la Côte-de-la-Canoterie, située à peu de distance.

—    Non. Un mardi, il ne s'y trouve plus personne à cette heure-ci. J'allais à la taverne, au coin.

De la main, il indiqua un établissement dans la rue Saint-Jean, le lieu habituel de rencontre des étudiants.

—    Bien du plaisir, alors, termina l'homme en tendant la main. Moi, je vais souper.

Us se quittèrent sur ces mots.

Alfred se rendit jusqu'à l'embrasure de la porte de son commerce, sortit sa clé de sa poche, puis regarda son neveu descendre la rue de la Fabrique. Ses dernières paroles figureraient dans l'interminable répertoire de ses mensonges véniels. Quand Edouard disparut au coin de la rue Saint-Jean, il se mit en route d'un pas rapide pour rejoindre la rue McMahon, juste en face de l'Arsenal.

Depuis quelques jours, l'homme épluchait l'annuaire de la ville de Québec afin de débusquer tous les Grondin, puis il se rendait au domicile de chacun avec l'espoir d'apercevoir un visage familier. Ce genre d'expédition ne lui apprit rien et lui coûta bien du temps. Figurer dans ce petit volume demeurait sans intérêt pour les personnes d'origine modeste; surtout, les éditions paraissaient de façon irrégulière et les habitants de la ville conservaient la fâcheuse manie de déménager souvent. Cette stratégie ne le conduisant nulle part, la veille il avait abandonné son poste de vigie près de l'église St. Andrew pour suivre Pierre Grondin au moment où il quittait l'école.

Ce soir, il entendait bien en apprendre un peu plus. Dans la rue McMahon, l'adolescent monta à l'étage d'un petit immeuble pour entrer dans un appartement. Pas plus que le patronyme, l'endroit ne rappela rien à Alfred. Un moment, il eut envie de frapper à la porte pour demander à parler avec le maître de maison. La crainte de se voir un jour accusé de harcèlement l'incita à une attitude plus prudente. D'un pas vif, il traversa la rue, frappa à l'appartement du rez-de-chaussée. Après quelques minutes, une grosse femme vint ouvrir, un enfant morveux de deux ou trois ans posé sur la hanche.

— Pardonnez-moi, Madame, commença-t-il en enlevant son chapeau, son sourire de marchand sur les lèvres, peut-être pouvez-vous m'aider. Je dois remettre une lettre à monsieur Grondin, mais personne ne m'a répondu.

—    Je peux la prendre.

—    C'est très gentil de votre part, mais je dois la remettre en main propre.

—    Et là haut, son garçon n'a pas répondu ?

Alfred secoua la tête en espérant qu'elle ne lui offre pas de monter elle-même.

—    Pourtant, il doit être rentré de l'école.

—    Ça ne répond pas. Madame Grondin ne semble pas être là non plus.

—    Vous ne savez pas ? Elle est morte il y a des années.

La dame le regarda d'un air soupçonneux. La candeur du sourire et les paroles de son interlocuteur la rassurèrent tout à fait.

—    Vous savez, on me demande de livrer une lettre en main propre. Je ne connais pas du tout ce monsieur. Si vous savez où il travaille, je vais m'y rendre et tout sera réglé.

—    ... En autant que je le sache, il est serveur au Cheval blanc.

—    Je connais. Je vous remercie infiniment. Avec un peu de chance, je l'attraperai là-bas. Sinon, je reviendrai ici demain avant le lever du soleil. Je vous souhaite une excellente soirée.

Alfred inclina la tête, remit son chapeau et regagna le trottoir. A l'étage, la lueur vacillante d'une lampe à pétrole lui permit de voir la silhouette de l'adolescent. Dans l'obscurité, la petite bâtisse paraissait délabrée, tout comme ses voisines. Ces gens ne roulaient pas sur l'or, sans toutefois confiner à la plus grande misère. Maintenir un enfant de quatorze ans à l'école témoignait d'une relative prospérité.

Le chemin le plus court vers la Basse-Ville passait par la