—    Cela doit être passionnant de mettre sur pied une nouvelle entreprise, commenta la jeune fille.

—    Un peu angoissant aussi. Je ne me tournerai pas les pouces, pendant quelques années.

Arthur Brunet ne semblait toutefois pas s'inquiéter outre mesure. Avec son père pour assurer ses arrières, toutes les chances se trouvaient de son côté.

—    Je ne doute pas de votre succès, affirma Elise d'une voix douce, en le regardant de ses grands yeux bruns. Puis, avec quelqu'un pour vous appuyer...

Elle rougit de sa propre audace, avala un peu de thé pour se donner une contenance. Le prétendant ne pouvait plus douter que cette jeune fille ne serait pas rebutée par ce genre de défi. «A moins d'être obnubilé par les boucles blondes, se dit Édouard, ce gars serait un imbécile de préférer une impératrice à une boutiquière. »

Beau joueur, il se passionna pour les projets de Brunet pendant une petite demi-heure, puis déclara :

—    Cette fois c'est vrai, je dois y aller.

Après avoir serré la main du jeune homme, puis du couple Caron, il se laissa conduire jusqu'à la porte d'entrée par Élise. En l'aidant à enfiler son paletot, elle murmura :

—    Vous ne le lui direz pas ?

—    Mais non, vous pouvez me faire confiance. Dois-je vous souhaiter bonne chance ?

—    Je n'ai pas assez d'expérience de ce genre de situation pour savoir ce qui convient le mieux, ni ce que je dois désirer.

Enfin, il me semble bien convenable.

Edouard posa ses lèvres sur la joue de la jeune fille et lui glissa à l'oreille :

— Ah ! Si j'étais plus vieux !

Puis il quitta les lieux, laissant Elise bien perplexe.

Chapitre 11

Après des mois d'un hiver trop rude, avec avril, le printemps pointait enfin le nez. Bien sûr, de petits amoncellements de neige résistaient encore sous les balcons, dans les cours arrière, et seuls les ruraux pouvaient en témoigner, dans les sous-bois. Au moins, les trottoirs et les rues s'en trouvaient débarrassés. En souliers et avec une simple veste sur le dos, Thomas Picard se dit que rentrer à la maison à pied lui permettrait de prendre un peu l'air. Il n'avait pas fait trois pas quand une voix retentit derrière lui :

—    Nous faisons un bout de chemin ensemble, voisin ?

L'homme se retourna pour voir Paul Laliberté, l'héritier de

François-Xavier, accélérer le pas en sa direction. Il dirigeait maintenant le grand magasin de fourrures situé trois portes à l'est de l'établissement Picard.

—    Si vous voulez. Vous devez être aussi soulagé que moi de voir revenir le beau temps.

Au plus fort de l'hiver, comme les commandes des magasins de détail faiblissaient, certains ateliers et manufactures mettaient à pied des travailleurs des deux sexes. L'augmentation du chômage ne faisait que réduire encore les ventes.

—    Dans mon domaine, les variations saisonnières sont moins compliquées que dans le vôtre. Nous avons une seule bonne saison quand le froid arrive, les trois autres sont mauvaises. Mais vous devez savoir cela.

Le ton chargé d'ironie rappela à Thomas que sa décision de produire et de vendre des fourrures avait provoqué bien des grincements de dents chez son collègue. C'était bien vrai : dans ce secteur, après les ventes de l'automne, le reste de l'année demeurait décevant.

—    Vous avez connu une belle victoire, cet hiver, mais les résultats tardent à venir, continua le fourreur après une pause, désireux d'amener la conversation sur un autre sujet.

Pour la première fois, le maire avait été choisi directement par les électeurs, plutôt que désigné par les échevins. George Garneau avait écrasé ses adversaires.

—    Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Depuis deux ans, les projets se multiplient sans cesse. Notre ville est plus belle que jamais.

Les établissements publics existants étaient embellis, d'autres sortaient de terre. Les égouts s'allongeaient sous le sol, l'eau courante devenait disponible dans de nouveaux quartiers, le pavage faisait disparaître les rues de terre battue, les vieux trottoirs de planches cédaient devant ceux de ciment. La nuit, un nombre croissant d'artères profitaient d'un éclairage électrique. Le XXe siècle remplissait ses promesses.

—    Je parle de ce foutu tricentenaire, précisa Laliberté. Au moment du bal, tout le monde évoquait des commémorations extraordinaires. Depuis, plus rien. Se pourrait-il que nos maîtres à Ottawa et à Québec aient décidé d'oublier Champlain?

Un moment, Thomas se demanda si son collègue éprouvait une certaine nostalgie de l'ère conservatrice.

—    Ces maîtres-là ne me font pas de confidences.

—    Voyons, ne me racontez pas de sornettes. Vous êtes comme cul et chemise avec ces hommes.

—    L'image me plaît... mais personne ne me tient au courant, je vous assure. En autant que je le sache, ces projets suivent leur cours. Je suppose que nous connaîtrons bientôt les désirs et les projets du comité du tricentenaire.

Au coin de la rue de la Couronne, peu désireux de poursuivre cette conversation, Thomas décida de prendre le tramway jusqu'à la Haute-Ville. Aussi toucha-t-il son melon en guise de salut, puis expliqua en désignant la voiture électrique :

—    Comme vous le voyez, mon carrosse doré est là.

Un moment plus tard, il montait dans le petit véhicule.

Comme il arrivait souvent, Thomas entra dans la maison de la rue Scott au moment où le reste de la famille passait à table. Il eut tout juste le temps de se laver les mains, puis rejoignit ses proches au moment du premier service.

—    Comment fut la journée ? demanda Elisabeth, selon un rituel immuable.

—    Harassante. Je devrais me multiplier pour tout faire.

—Je peux abandonner le cours classique afin de t'aider, risqua Édouard.

Cela aussi revenait sans cesse sur le tapis. Comme d'habitude, le père lui jeta un regard un peu lassé, puis continua :

—    En plus, en sortant du magasin, le jeune Laliberté a couru après moi pour m'asticoter au sujet du tricentenaire. Il croit que tout a été annulé.

—    Tu n'es pas passé par la bibliothèque ? questionna son épouse. Tu as reçu un petit mot de Rideau Hall. Attends, je vais le chercher.

Elle s'esquiva un moment, revint avec une enveloppe élégante. Thomas l'ouvrit, sortit un carton puis lut à haute voix:

—    Monsieur Thomas Picard, vous êtes convié à une rencontre avec Frank Lascelles, artiste, à qui le comité d'organisation des fêtes du tricentenaire a confié la mise en scène du pageant. La réunion aura lieu à la salle Empire du Château Frontenac le 11 avril prochain, à sept heures trente.

Il tendit le carton à sa femme en ajoutant à l'intention des enfants :

—    C'est signé par Son Excellence, le gouverneur général, Lord Grey.

—    La salle Empire ! ricana Édouard. Quel choix judicieux. Armand Lavergne a bien raison.

—    Bon, quelle vérité incontournable l'excité de Montmagny a-t-il décidé de révéler à ses semblables, récemment?

L'ironie marquait la voix du marchand. Les nationalistes continuaient leur travail de mobilisation, mais l'automne précédent, Henri Bourassa avait été défait lors d'une élection provinciale complémentaire. Cela lui laissait espérer que bientôt les choses reviendraient à la normale, avec les deux ennemis traditionnels, les libéraux et les conservateurs, occupant toute la scène politique.

—    Dans un discours à la Chambre des communes, il a expliqué que les Anglais nous conviaient à célébrer la Conquête de 1760 et notre soumission à l'Empire.

—    Ah ! Aucune vérité nouvelle, donc. Il y a des mois que cela s'est produit. Depuis, Laurier l'a chassé du Parti libéral à coups de pied au cul.

—    Et voilà que le représentant du roi George t'invite à la salle Empire, continua le garçon sans se laisser troubler. Ces gens-là ont de la suite dans les idées.

—    Il ne pouvait pas renommer la salle pour l'occasion.

Eugénie laissa échapper un soupir lassé, puis murmura :

—    Elisabeth, la baronne de Staffe ne dit-elle pas que la politique devrait être bannie des conversations à table ?

—    ... Oui, tu as raison. Mais dans les circonstances, je me demande s'il s'agit de politique, ou d'un père et d'un fils qui

aiment se taquiner.

—    Pour te faire plaisir, je veux bien changer de sujet, glissa le garçon d'une voix amusée. Ce soir, qui est l'heureux candidat soumis à un examen ?

Au petit déjeuner, la jeune fille avait ordonné à son frère de ne pas s'approcher du salon, et même du rez-de-chaussée, pendant la soirée. De justesse, elle s'était arrêtée avant de dire : « Si tu pouvais disparaître de la maison... » Cela ne pouvait signifier qu'une chose.

Si elle ne répondait pas, son frère risquait de venir passer la tête dans l'embrasure de la porte pour voir, puis murmurer «Excusez-moi» de sa petite voix ironique.

—    ... Un jeune avocat, Dufour, reconnut-elle.

—    Celui-là connaît peut-être la poésie, commenta Thomas, mais je doute qu'il puisse t'ouvrir les portes des grands théâtres d'Europe.

Le rejet d'Arthur Brunet, et de tous les marchands par le fait même, lui demeurait en travers de la gorge. En apprenant qu'Elise le recevait toujours, la jeune fille avait eu des mots encore plus sévères à l'endroit du pharmacien, avec pour seul résultat de blesser son amie.

Afin de changer au plus vite de sujet, la jeune fille demanda :

—    Qui est ce Frank Lascelles ?

—    L'homme recruté à l'initiative de Lord Grey pour diriger les célébrations de l'été prochain.

—    Venu tout droit de la fière Albion, commenta Édouard.

Cette fois, Eugénie prit bien garde de détourner la

conversation des questions politiques.

Le 11 avril, au moment de pénétrer dans la salle Empire du Château Frontenac, Thomas Picard se retrouva en compagnie d'une centaine de notables de la ville de Québec. Près de la porte, il échangea des poignées de main avec des collègues de la rue Saint-Joseph et des membres du Parti libéral.

—    Ne me dites plus que vous n'avez pas l'oreille des riches et des puissants, commença Paul Laliberté. Je vous parle des festivités du tricentenaire le jeudi, je trouve une invitation du gouverneur général à la maison en rentrant, et le samedi nous sommes tous là.

—    Cela n'a aucun rapport avec moi...

Un moment, Thomas se demanda si le marchand de fourrures était sérieux, puis éclata de rire. L'autre continua :

—    Vous savez à quoi rime cette invitation ?

—Je sais ce qui était écrit sur le carton de couleur crème : rencontrer l'artiste venu d'Europe. Je suppose que ce sera aussi l'occasion de faire le point.

—    Bon, alors attendons, grommela l'autre, un peu sceptique.

L'attente fut brève, le comte Grey entra bientôt, petit et

vif, sanglé dans son costume de tweed. Derrière lui, un grand personnage à l'allure autrement plus remarquable, un véritable dandy, fit son entrée. Les deux nouveaux venus se dirigèrent vers une petite estrade au fond de la pièce. 'Toutes les personnes présentes se mirent au garde-à-vous machinalement, attendant la suite des événements dans un silence recueilli.

—    Messieurs, commença le gouverneur général en français, nous savons tous que les festivités du tricentenaire arrivent à grand pas. Le comité d'organisation a préparé le synopsis des grandes représentations théâtrales, grâce aux conseils de l'historien Thomas Chapais. L'auteur, Ernest

Myrand, travaille dès à présent sur les textes.

Le choix de cet homme en avait étonné plus d'un. Agé d'un peu plus de cinquante ans, initié au journalisme par Israël Tarte des décennies plus tôt, il occupait un poste au gouvernement provincial depuis 1902. La publication de quelques ouvrages, comme La Fête de Noël sous Jacques Cartier, Sir William Phips devant Québec ou Frontenac et ses amis, qui combinaient des recherches historiques et musicologiques mais surtout une énorme dose de fantaisie poétique, avaient attiré l'attention sur lui. Le fonctionnaire fut détourné de ses occupations de registraire, aussi imprécises qu'importantes, pour livrer à ses concitoyens les textes du pageant.

—    On m'avait confié la mission de trouver le metteur en scène de ces grandes représentations, continua le comte Grey, cette fois-ci en anglais. Je vous présente Frank Lascelles, qui s'est déjà illustré au Royaume-Uni dans ce genre d'entreprise.

Pendant ces mots d'introduction, l'artiste avait posé son Homburg sur la table et sa grande cape noire sur une chaise. Son véritable nom était Frank William Thomas Charles Stevens, mais il avait adopté celui de Frank Lascelles, certainement plus facile à retenir, lors de son passage au His Majesty's Theatre. Ses yeux bleus, ses cheveux noirs trop longs, un peu ondulés et séparés au milieu, lui conféraient une certaine ressemblance avec le dramaturge et romancier Oscar Wilde. Une veste de velours rouge sombre, une écharpe négligemment jetée autour du cou, accentuaient un peu cette analogie.

—    British to the core, maugréa Paul Laliberté, assez fort pour que Thomas l'entende.

Comme pour lui donner raison, l'homme commença dans un anglais élégant, encore marqué par l'éducation reçue de son père, un pasteur anglican, et celle du Keeble College :

—    Messieurs, nous entendons tenir ces fêtes à la mi-juillet. Cela nous donne quatorze, tout au plus quinze semaines afin de tout mettre en place. D'après le synopsis que j'ai vu, nous devons recruter trois mille comédiens, au bas mot.

—    Voyons, c'est impossible ! remarqua quelqu'un en français.

Le comte Grey dut traduire à l'oreille du metteur en

scène. Celui-ci rétorqua :

—    Je vous prie de m'excuser, je ne parle pas français. Cependant, mon assistant, James McDougall, qui se trouve près de la porte, maîtrise très bien votre langue. Vous pourrez lui parler comme à un autre moi-même.

Tous tournèrent la tête pour voir un grand jeune homme blond debout à l'arrière de la salle, vêtu d'un costume de tweed, une casquette du même tissu à la main. Il inclina la tête en murmurant un « Enchanté, Messieurs » à peine audible. Lascelles continua :

—    Oui, vous avez bien compris : trois mille comédiens au moins, tous des amateurs. Je compte déjà sur chacun d'entre vous, sur vos épouses et vos enfants pour jouer un rôle. Cela nous donnera déjà plusieurs centaines de volontaires. Comme l'auteur songe à évoquer de grandes batailles, on ne peut pas imaginer deux douzaines de personnes en uniforme.

Les rumeurs, si nombreuses dans une petite ville, permettaient à chacun de savoir que la Conquête occuperait une place de choix dans les spectacles. Cela signifiait faire revivre les armées des généraux Wolfe et Montcalm.

—    Dans votre très jolie cité, amoureuse de son passé, je ne doute pas que cela soit possible, continua le metteur en scène. Mais ce n'est pas tout. Je compte aussi sur vos épouses, en réalité sur toutes les femmes de Québec qui savent tenir une aiguille, pour travailler à la confection des costumes.

—    Quel genre de costumes ? interrogea Chouinard, dans

son meilleur anglais.

—    Ceux de la cour de François Ier, d'Henri IV, du milieu du XVIIIe siècle. Un artiste, Charles Huot...

Un murmure l'interrompit. La prononciation de l'homme s'avérait tellement boiteuse que personne ne sut d'abord de qui il était question. Il continua:

—    ... a réalisé des dessins très intéressants, susceptibles d'inspirer les couturières. Je vous confie une première mission : invitez vos épouses à se réunir au plus tôt afin de former deux comités. Le premier servira à recruter les comédiennes et les comédiens. Le second planifiera la confection des costumes. On me dit que la salle 45 du palais législatif sera mise à leur disposition.

Pendant quelques minutes encore, Frank Lascelles continua de décrire toutes les tâches qui attendaient les organisateurs et les volontaires engagés dans les commémorations. Quand il eut terminé, le comte Grey prit sur lui de clore l'assemblée :

—    Messieurs, nous voici enfin à pied d'œuvre. Les plaines d'Abraham fourniront une scène exceptionnelle à nos grands spectacles. De partout sur terre, des personnages importants viendront célébrer avec nous le trois centième anniversaire de notre pays.

Après avoir salué toutes les personnes présentes, serré la main des membres du comité d'organisation et du maire Garneau, le gouverneur général quitta la grande salle, le metteur en scène et son assistant sur les talons.

—    De partout sur terre ! ricana Laliberté assez fort pour être entendu des quelques marchands autour de lui.

—    En autant que je saisisse ce que le représentant de Sa Gracieuse Majesté entrevoit, commenta Thomas, il aimerait faire du tricentenaire quelque chose comme les noces de diamant de la reine Victoria... en un tout petit peu plus modeste, bien sûr.

Les paroles du commerçant attirèrent tout de suite l'attention de quelques-uns de ses collègues, qui se rapprochèrent pour mieux entendre.

—    Avec des représentants de tout l'Empire ? questionna l'un.

—    A tout le moins, l'homme en rêve tout éveillé.

—    Des maharadjas montés sur des éléphants paraderont dans nos rues ? évoqua Laliberté.

Chacun avait contemplé des photographies des cérémonies grandioses du jubilé de diamant tenu à Londres en 1897, pendant lesquelles Wilfrid Laurier avait reçu le titre de chevalier, de sir. Le commerçant de fourrures écarquillait les yeux, incrédule. Thomas éclata de rire en disant:

—    J'ai dit qu'il en rêvait. Si tu vois des éléphants dans la rue Saint-Joseph, où tu auras trop bu, où le cirque Wallace sera en ville. Sur ce, je vous souhaite bonsoir.

Pendant quelques instants encore, Thomas serra les mains de ses collègues de la Basse-Ville et des principaux membres du Parti libéral toujours sur place. Très bientôt, tout ce beau monde devrait se mobiliser pour les élections provinciales.

—    Sais-tu que nous aurons bientôt des élections ? demanda Edouard en faisant tourner son verre de cognac au creux de sa paume.

—    Vous êtes terriblement bien informés, au sein de la Ligue nationaliste. Ou est-ce à l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française ? Je ne sais jamais auquel des militants en toi je m'adresse.

Thomas avait dit cela en riant. Derrière son lourd bureau, dans la bibliothèque de la demeure familiale, lui aussi buvait son alcool à petites gorgées. Son fils se trouvait en face de lui, sur une chaise.

—    Cela te dérangerait, si je m'en mêlais ?

—    Justement, Taschereau cherche des volontaires pour mener la campagne. Je le mettrai au courant de ton intérêt.

—    Ce n'est pas ce que je voulais dire...

Le garçon s'arrêta, constatant que son père se moquait de lui, puis reprit après une pause :

—Je veux aider les nationalistes. Est-ce que cela t'embête?

—    Ce sont des imbéciles...

—    Ils veulent donner au français la place qui lui revient dans la province. Cela n'a rien de risible, je t'assure.

Le ton d'Edouard indiquait surtout que la question lui tenait à cœur. Il continua, enthousiaste :

—    Dans une ville où une large majorité de la population parle français, la Quebec Railway, Light and Power s'entête à envoyer ses états de compte en anglais. Leurs locaux se trouvent dans la rue Saint-Joseph, à mille pieds du magasin à peu près. Je connais les commis de cette société: tous parlent français, mais ils doivent écrire toute la correspondance dans une langue que la plupart ne parlent même pas très bien. Trouves-tu cela normal ?

—    Je sais tout cela, vois-tu.

En 1907, le député Armand Lavergne avait proposé sans succès l'adoption d'une loi fédérale donnant un statut égal aux deux langues, au gouvernement et dans les services publics du pays. Son insistance sur cette question, de même que ses critiques acerbes du gouvernement, avaient finalement entraîné sa rupture avec Wilfrid Laurier. Il entendait maintenant se faire élire au gouvernement provincial pour obtenir à tout le moins une loi de ce genre au Québec.

Thomas continua après une pause :

—    Je serais heureux de voir adopter une mesure donnant au français un statut égal à l'anglais, et bientôt les libéraux nous la donneront. Quand le moment sera propice.

Edouard le regarda avec scepticisme, sachant bien que les derniers mots renvoyaient le projet aux calendes grecques. L'homme se crut obligé de préciser :

—    Les nationalistes sont des imbéciles parce qu'avec les accusations qu'ils lancent dans toutes les directions, ils jettent le discrédit sur ceux qui gouvernent, tout en étant incapables de prendre leur place. La population apprend à douter de ceux qui se trouvent au sommet de la société. Cela peut nous entraîner dans des désordres dont personne ne soupçonne les risques.

En Europe, des socialistes fomentaient des grèves sanglantes, des anarchistes organisaient des attentats qui laissaient des cadavres dans les rues. La situation n'avait rien de plus rassurant aux États-Unis, ou un troisième président avait perdu la vie sous les balles d'un assassin en 1901 : William McKinley. Le monde paraissait bouger très vite, depuis quelques décennies.

—    Bourassa ferait un meilleur premier ministre que le gnome qui occupe présentement le fauteuil, affirma Edouard avec entêtement.

—    La seule chose que Bourassa fait mieux que Gouin, ce sont des discours pour exciter des collégiens et leurs aumôniers. Pour le reste, je ne crois pas qu'il mérite toute l'attention qu'on lui porte. Et même si je me trompe sur lui, qui seraient ses ministres ? Lavergne, le bellâtre léger qui s'amuse de la rumeur qui fait de Laurier son père illégitime ? Olivar Asselin, qui menace de casser la gueule des députés à coups de poings ?

La même discussion devait se répéter dans de nombreux domiciles de la Haute-Ville de Québec, à tout le moins dans les milieux où les pères daignaient échanger librement des idées avec leurs fils, un verre à la main.

—    Bien sûr, tu t'enrichis grâce à tes relations avec les libéraux, risqua le jeune homme, tout de même un peu inquiet de son audace.

—    Mais toi aussi, tu t'enrichis. Ta vie confortable, l'héritage qui t'attend, de même que toutes les jolies jeunes filles qui te font des yeux doux, tiennent au moins en partie au fait que des gens compétents occupent le pouvoir, et qu'en conséquence, je profite un peu de la prospérité dont nous bénéficions depuis une douzaine d'années. Crois-tu que tu dois cela seulement à ton charme ?

Un peu troublé par cet argument, Edouard vida son verre, puis demanda de nouveau :

—    Préférerais-tu que je ne m'en mêle pas ?

—    Je préférerais que tu sois un bon libéral, par conviction. Mais si tu penses vraiment que tes amis feront avancer les choses, continues de les appuyer. Tu es libre de tes idées. Fais juste attention aux mauvais coups. Tu connais les risques.

—    Je ferai attention.

Il posa son verre sur le bureau, se dirigea vers la porte. Avant de sortir, il se retourna pour dire :

—    Merci, tu es très... libéral. Bonne nuit.

Élisabeth arriva à ce moment, fit la bise au garçon qui s'apprêtait à aller au lit, prit sa place sur la chaise laissée libre.

—    Qu'est-ce qui te mérite cette reconnaissance ? Lui as-tu consenti une avance sur son héritage, pour lui permettre de s'acheter une automobile?

—    Je lui ai permis de s'amuser avec ses amis nationalistes, pendant la campagne électorale qui commence.

—    Tu crois que c'est prudent ?

La pierre reçue l'année précédente occupait toujours l'esprit de la jeune femme.

—    Depuis bien des décennies, personne ne s'est fait tuer au Québec lors d'une campagne électorale. Un bleu ou une bosse, cela ne porte pas à conséquence.

—    Si tu le dis... Cela ne t'importune pas de l'avoir comme adversaire, en quelque sorte ?

—    Bien que je ne les comprenne pas, de nombreuses personnes admirent Bourassa. Nos clients nationalistes se réjouiront de trouver l'un des leurs dans la famille Picard.

Elisabeth lui adressa un sourire entendu, puis murmura :

—    Avoir des liens dans tous les partis, quelle prudence ! Il te manque quelqu'un chez les conservateurs.

—    Si tu pouvais voter, tu jouerais ce rôle. Peut-on espérer que le jeune Fernand Dupire rentre en grâce auprès de notre impératrice, après avoir été rejeté comme un malpropre ? Sa famille a toujours voté bleu, depuis Georges-Etienne Cartier au moins.

—    A la place de ce jeune homme, après avoir été repoussé une fois, j'irai voir ailleurs avec une détermination farouche. En restant encore sur les rangs, il se couvre tout simplement de ridicule, au risque de perdre le respect des autres débutantes de la Haute-Ville.

Thomas vida son verre, se leva en tendant la main à sa femme et commenta :

—    De toute façon, il est trop jeune, ce n'est pas un candidat sérieux. Avons-nous des aspirants dignes de ce nom à l'horizon ?

—    Pas que je sache.

—    Après un voyage en Europe, à son retour, le lustre de la grande culture ajoutera à ses charmes naturels. Espérons

que cela agira sur ces jeunes gens.

—    Eugénie ne peut pas aller là-bas seule, fit remarquer Elisabeth, et elle ne veut pas entendre parler d'y aller avec moi.

Le temps de monter l'escalier, le couple demeura silencieux. Quand la porte se referma derrière eux, l'homme précisa :

—    Nous n'avons aucune cousine vieille fille susceptible de lui servir de chaperon. Ce sera avec toi, ou pas du tout. Elle a l'été devant elle pour prendre sa décision.

Ce genre d'ultimatum n'améliorerait pas les relations entre la fille et sa belle-mère.

—    D'habitude, les jeunes vont en Europe pendant la belle saison, remarqua-t-elle pour changer de sujet.

—    Comme le monde viendra à nous l'été prochain, elle restera ici pour le recevoir. Au pire, elle voyagera au cours de l'été de 1909, si elle met tout ce temps à se faire une raison. Et si elle tarde trop, ce sera à son mari de payer la note.

À moins qu'Eugénie ne se passionne pour le petit rôle que Frank Lascelles lui réservait dans la distribution du grand pageant, son humeur n'irait pas en s'améliorant.

Chapitre 12

Le mois de mai apportait à Québec un temps franchement plus clément. Sur les arbustes de la grande cour de l'hôtel de ville, les feuilles commençaient à pointer. Les vitrines du magasin de vêtements pour femmes ALFRED proposaient des robes aux teintes pastel et des chapeaux de paille ornés de fleurs. Le personnel s'agitait autour de clientes désireuses de se parer pour la belle saison.

Un peu avant midi, le bruit d'un pas lourd venant des appartements privés se fit entendre dans l'escalier, puis Gertrude apparut au rez-de-chaussée, un grand plateau dans les mains.

—    Attendez, je vais vous aider, proposa Marie en se précipitant. Vous joignez-vous à nous? questionna-t-elle encore en se dirigeant vers l'arrière de l'établissement.

—    Non, j'ai à faire en haut.

Quand Marie posa le plateau sur la table dans la petite salle de réunion, les deux jeunes vendeuses apparurent, de même que Thalie. La fillette consacrait tous ses samedis à aider à la boutique, à moins de devoirs scolaires pressants.

—    Monsieur n'est pas là ? demanda une vendeuse.

—    Il est allé chercher des marchandises au port, avec Mathieu. Je soupçonne que les fonctionnaires de la douane font traîner les choses.

—    Je vais rester devant, proposa-t-elle.

—    Je m'en occupe, décréta la fillette en tournant les talons.

La vendeuse interrogea sa patronne des yeux. Marie répondit

dans un sourire :

—    Venez manger. Il ne vient jamais personne à l'heure du dîner, de toute façon. Puis si quelqu'un oublie l'heure, nous entendrons la clochette.

La fillette aimait jouer à l'adulte... surtout si elle n'avait qu'à élever un peu la voix pour attirer sa mère, en cas de besoin. Elle revint à l'avant du commerce et entreprit de vérifier si les rubans et les dentelles se trouvaient bien en ordre dans les tiroirs. En réalité, elle profitait de ce moment de solitude pour les caresser du bout des doigts, sortir les plus jolis et les poser sur le tissu de sa manche, afin de vérifier l'effet produit.

Après un moment de ce jeu, le bruit de la porte attira son attention. Un homme grand, vêtu à l'anglaise, entra, regarda un instant la marchandise d'un air curieux.

—    Monsieur, je peux vous aider? Vous voulez offrir une parure à une dame ?

L'homme regarda la fillette des pieds à la tête, surpris de se trouver devant une employée aussi jeune. Il souleva son chapeau, et plutôt que de répondre à la question, opposa la sienne, précédée d'un compliment:

—    Mademoiselle, vous êtes très jolie. Quel est votre nom?

Elle rougit un peu. Sa robe bleue, son grand tablier blanc

orné de dentelles, la lourde tresse qui tombait entre ses omoplates en faisaient une jeune personne fort plaisante.

—    Thalie.

—    C'est un très joli prénom. Je ne l'ai pas entendu souvent.

—    C'est le nom de l'une des trois Grâces, les compagnes de Vénus. Ma grand-mère s'appelait Euphrosine... mais je ne l'ai pas connue.

—    Et je parie que votre mère s'appelle Aglaé.

—    Non. Marie. Mais si j'ai une fille un jour, ce sera son

prénom.

Elle demeurait debout, bien droite, les mains l'une dans l'autre, à la hauteur de sa taille. Aucun doute, elle faisait un parfait moussaillon.

—    Quel est votre âge ?

—    Huit ans.

L'homme s'exprimait dans un français impeccable, marqué toutefois par un accent rocailleux. Une voix le fit se retourner :

—    Je peux vous aider, Monsieur...

—    James McDougall, annonça-t-il en se retournant.

Il apprécia la ressemblance, puis continua, un peu rougissant, en faisant tourner son chapeau de feutre entre ses doigts :

—    Je devine être devant madame Marie.. .Je suis l'assistant de Frank Lascelles, l'organisateur du pageant...

—Je sais de qui il s'agit. Vous désirez?

—    Vous savez que nous aurons besoin d'une multitude de vêtements anciens...

Marie portait, comme à son habitude, une jupe d'un bleu soutenu qui soulignait la couleur de ses yeux et un corsage d'une teinte plus pâle. Sa lourde tresse mettait en évidence un cou très fin, de petites oreilles... En réalité, tous ses traits offraient la même délicatesse, l'homme les apprécia en bloc.

—    Vous voulez dire des accoutrements qui ressembleront vaguement à des vêtements anciens, remarqua-t-elle, un peu amusée.

—    Oui, vous avez raison... En conséquence nous aurons besoin de centaines de verges de tissu.

—    Si j'ai bien compris les articles publiés dans les journaux, un artiste, Charles Huot, fournira des dessins, et les gens feront eux-mêmes leur costume ou confieront cette corvée à des couturières.

—    Pour la majorité d'entre eux, c'est vrai. Mais dans le cas des uniformes militaires, nous préférons prendre l'initiative. Sinon il n'y aura pas deux soldats de Wolfe, ou de Montcalm, vêtus de la même façon.

La marchande esquissa un sourire, la tête légèrement inclinée sur la gauche. L'homme ne dissimulait pas son intérêt. Sanglé dans un costume de tweed bien coupé, les cheveux et la fine moustache blonde bien taillés, des lunettes de myope sur le bout du nez, il pouvait avoir trente ans, certainement pas plus de trente-cinq.

—    Nous sommes en mesure de vous procurer des milliers de verges de tissu, de quoi vêtir tous vos soldats d'opérette... si vous nous laissez deux semaines pour contacter nos propres fournisseurs. Les soldats de Wolfe s'habillaient de rouge ?

—    Oui, en effet.

—    Quelle bonne idée de fournir aux Français une aussi jolie cible. Venez avec moi, je vais vous montrer.

—    Pour votre information, en gris, vos ancêtres devaient être aussi faciles à repérer que les miens, à la lisière d'une forêt.

Elle lui adressa un sourire amusé, se dirigea vers l'escalier en soulevant un peu sa jupe afin de ne pas s'emmêler les pieds en montant. Derrière la jeune femme, l'étranger apprécia la silhouette fine, les quelques pouces de jupon blanc, les pieds menus dans de jolis souliers montant haut sur- la cheville. Avant de disparaître à l'étage, il se tourna à demi pour dire:

—    Je vous remercie, mademoiselle Thalie.

Au premier, Marie le guida à l'arrière de la grande pièce. Tout au fond, un bureau permettait au propriétaire de régler ses factures et de préparer ses commandes. Juste devant, une longue table servait à couper le tissu à la longueur voulue.

—    Je crois aussi savoir que les soldats de vos armées se vêtaient de laine, remarqua la marchande debout devant des étagères très profondes, en posant la main sur un rouleau posé à la hauteur de ses yeux.

—    Mais comme on me dit que juillet est chaud dans votre pays, optons plutôt pour la serge... Vous l'avez vous-même fait remarquer, tout le monde fera semblant. Evitons-leur des sueurs inutiles. Je peux vous aider?

—    Prenez ce rouleau, juste en haut. La couleur rappelle le rouge du drapeau britannique, cela devrait convenir.

Un moment plus tard, ils déroulèrent trois verges de tissu. En voulant en apprécier la texture, leurs doigts s'effleurèrent.

—    Excusez-moi, bredouilla-t-il, sans lever les yeux.

—    Ce n'est rien. Vous désirez aussi de la toile grise ?

—    Oui... pâle, plutôt écrue.

Elle désigna un autre rouleau, l'homme le plaça sur le précédent.

—    Oui, c'est tout à fait cela, convint-il. Pouvez-vous nous en fournir cent verges de chacun ?

—    Dès que vous me produirez une commande en bonne et due forme, et une avance. Je ne voudrais pas rester avec tout cela sur les bras.

—    Lundi? proposa-t-il, en tendant la main.

—    Lundi, accepta-t-elle, en la prenant dans la sienne.

Si une poignée de main scellait habituellement les transactions financières, celle-là s'allongea un peu plus que nécessaire. Quand ils redescendirent, James McDougall salua, l'air emprunté :

—    Au revoir, Madame.

Il allait remettre son chapeau quand il suspendit son geste, le temps d'ajouter :

—    Mademoiselle Thalie, à bientôt. Décidément, vous êtes très jolie.

Elle esquissa un salut de la tête en rougissant, alors que l'homme quittait le commerce. Puis elle demanda en se tournant vers sa mère :

—    C'est convenable, de dire à une fille que l'on ne connaît pas qu'elle est jolie ?

—    Si la fille à moins de dix ans, je crois que c'est acceptable. Plus âgée, mieux vaut attendre à la seconde rencontre.

—    Ne te moque pas... C'est vrai que je te ressemble?

Marie esquissa un sourire, puis répondit :

—    Oui, c'est vrai.

—    Alors je suis jolie..., conclut-elle. Cet homme-là, tu crois qu'il est beau ?

—    Qu'en penses-tu?

—    Je le trouve beau. Autant que papa.

—    Dans un autre genre, oui.

La marchande, un peu troublée, chercha à s'occuper un moment. Les clients masculins n'abondaient pas dans ce commerce. «Heureusement, se dit-elle, sinon je devrais m'enfermer en haut. » La sonnette se fit entendre de nouveau, Alfred entra en poussant une large caisse devant lui, son fils sur les talons.

—    Tout ce papier à noircir pour une trentaine de robes venues de France ! C'est à croire que ces fonctionnaires n'ont rien d'autre à faire que de nous embêter.

—    Tu crois que cela en vaut la peine, avec toutes ces formalités à régler? questionna Marie, heureuse de penser à autre chose.

—    Au pire, nous les vendrons au prix coûtant, et l'initiative aura servi à attirer l'attention. Mais avec une petite publicité dans Le Soleil, du genre « Robes de Paris, pour les élégantes de Québec», je pense que nous les écoulerons toutes avec un profit raisonnable, comme l'an dernier.

—    C'était la conséquence du bal, rappela-t-elle. Thalie, Mathieu, allez manger un peu, Gertrude a ajouté quelques sandwiches pour vous.

La mère tenait surtout à ce que sa fille ne se lance pas dans le récit du passage du dernier client. Quand les enfants se furent esquivés et que les deux vendeuses eurent regagné leur poste, elle continua :

—    Espérons que les célébrations de 1908 auront le même effet. Et pourquoi ne pas mettre aussi une réclame dans l'Action sociale catholique ?

—    Entre un article sur les malheurs de la vieille France, ravagée par les idées républicaines et athées, et un autre sur les dangers de la mode féminine scandaleuse inspirée des États-Unis ? Nous serions condamnés à faire faillite, ou alors à vendre des statues en plâtre de la Vierge.

—    En attendant, nous vendrons du tissu à la verge pour habiller deux armées.

Devant le regard intrigué de son époux, elle entreprit de raconter la visite de James McDougall. Si la transaction se concluait au début de la semaine suivante, ce serait à lui d'en arrêter les détails.

Alfred avait beau admettre qu'il était un mécréant, dans une petite ville comme Québec, manquer souvent la messe dominicale, la confession et la communion ou omettre de payer régulièrement de la dîme, entraînerait un ostracisme total. Aucun commerçant ne pouvait espérer survivre à une condamnation de la part de l'Eglise.

Aussi tous les dimanches, Alfred, Marie et les deux enfants se rendaient-ils dans la basilique Notre-Dame de Québec pour entendre la messe. Prudemment, il faisait en sorte de ne jamais entrer ou sortir de ce vaste temple en même temps qu'un autre paroissien, éminent celui-là, son frère Thomas. Compte tenu de l'affluence, cela ne posait pas de difficulté. Avec sa famille, l'aîné se tenait dans un banc de l'aile gauche, à l'arrière de la grande bâtisse, alors que le cadet occupait un siège donnant sur l'allée centrale, à peu près au centre. Les emplacements les plus prestigieux, près des marguilliers, appartenaient aux grandes familles, qui souvent se les transmettaient de génération en génération depuis un siècle.

Thalie s'impatientait bien vite de l'immobilité à laquelle elle se trouvait contrainte pendant l'office et cherchait des yeux tout ce qui offrait la moindre distraction. Près d'elle, Mathieu s'absorbait dans la lecture de son missel, un peu comme il le faisait à la maison avec un roman de Jules Verne.

Au moment du prône, l'archevêque Louis-Nazaire Bégin, vêtu de sa soutane violette et de son surplis de dentelle blanc, monta lourdement les quelques marches donnant accès à la chaire. Déjà âgé, les cheveux gris, le dos voûté, il posa les mains sur la balustrade, se pencha un peu en avant et déclama :

—    Mes très chers frères, mes très chères sœurs, j'ai l'extrême plaisir de vous faire part d'une lettre que m'adressait, il y a quelques jours à peine, Sa Sainteté le pape Pie X.

Avec son air le plus solennel, le prélat se redressa, prit une missive sur une petite tablette devant lui et commença :

—    Nous établissons, Nous constituons et Nous proclamons saint Jean-Baptiste patron spécial auprès de Dieu des fidèles franco-canadiens, tant ceux qui sont au Canada que ceux qui vivent sur une terre étrangère.

Bégin replia la lettre pour la remettre où il l'avait trouvée, puis continua :

—    Vous savez que les patriotes des années 1830, en créant la société Saint-Jean-Baptiste, plaçaient leur organisation sous sa protection. Aujourd'hui, notre Saint-Père en fait le patron de tous les Canadiens français. Aussi, je vous invite tous à vous placer sous sa sainte sauvegarde.

Pendant quelques minutes encore, le prélat évoqua tous les avantages que tirerait la communauté de cette nouvelle assistance divine. Inutile de préciser la part qu'il avait prise dans cette initiative. Dans une lettre rédigée dès le mois de novembre de l'année précédente, le prélat demandait au souverain pontife de consacrer ses compatriotes à ce saint. La réponse, un hasard trop providentiel pour tenir à la chance, arrivait juste à temps, à quelques jours des élections provinciales. Dans toutes les paroisses du Canada français, des curés annonçaient la même nouvelle, au même moment.

Le sermon se termina par les informations habituelles que les pasteurs réservaient à leurs ouailles. A la fin de la cérémonie, les paroissiens quittèrent leur banc en murmurant. Au cours des prochains jours, des réjouissances politiques et religieuses se multiplieraient d'un bout à l'autre du pays pour célébrer l'événement.

Au moment de mettre les pieds sur le parvis de la basilique, Alfred posa la main sur le bras de Marie en disant:

—    Rentre tout de suite, moi, je vais m'attarder un peu.

Des yeux, il désigna son frère, qui sortait à son tour.

—    Vas-tu dîner avec nous ?

—    Bien sûr. Trois, quatre minutes, tout au plus.

Un moment plus tard, Alfred toucha son melon en disant :

—    Elisabeth, Eugénie, Edouard, bien le bonjour. Thomas, dois-je comprendre que Sa Sainteté Pie X vient d'être recrutée par les nationalistes, dans leur lutte prochaine contre les libéraux de Gouin ?

Edouard pouffa de rire et prit sur lui de répondre à la

place de son père :

—    L'archevêque vient de le dire : nous avons maintenant un intermédiaire spécial auprès de Dieu. Autant dire que Dieu est de notre côté.

—    La seule chose qui me rassure un peu, répondit Alfred, c'est que je connais ton sens de l'humour. Tu ne peux pas être sérieux. Mais je ne doute pas que toutes les grenouilles de bénitier clameront cette sottise.

—    Comment ont-ils pu nous jouer ce tour-là ? pesta Thomas. Un drapeau avec un Sacré-Cœur au milieu, un saint patron des Canadiens français en prime. Bientôt, ils pourront ressusciter la vieille formule des années 1860 et 1870 avec une variante : l'enfer est rouge, le ciel est nationaliste.

—    Non, tu fais erreur, corrigea Alfred. Le ciel demeure bleu, c'est-à-dire conservateur. Au mieux, avec deux ou trois députés, ces gens voteront pour l'opposition... Bon, je rentre.

A nouveau, le commerçant toucha son chapeau, puis regagna la rue de la Fabrique.

James McDougall revint au commerce ALFRED en matinée, le lundi suivant. Au tintement de la clochette, Marie tourna la tête pour regarder dans sa direction, souriante.

—    Bonjour, Madame. Me revoilà pour compléter ma transaction.

—    Le propriétaire se trouve en haut, à son bureau.

Le choix de ce terme contenait un sous-entendu que son interlocuteur chercha à interpréter. Une porte lui sembla s'entrouvrir. L'homme enleva sa casquette, les joues rougissantes, hésita un instant avant de demander :

—    Votre jeune et jolie assistante n'est pas ici ?

—    Quand une personne ne sait pas encore très bien accorder les participes passés, mieux vaut la tenir à l'école.

—    Dans ce cas, je devrais y retourner aussi. Merci, Madame.

Il monta à l'étage d'un pas léger, trouva Alfred au fond de la grande pièce, installé derrière son lourd bureau, absorbé dans ses factures et ses bons de commande.

—    Monsieur, James McDougall, se présenta-t-il. Je suis venu samedi dernier...

—    Je sais, l'homme qui désire habiller deux armées, l'une en rouge, l'autre.en gris.

Le commerçant s'était levé pour venir lui serrer la main, tout sourire.

—    Asseyez-vous, nous allons nous entendre, n'en doutez pas.

En prenant place, le visiteur tira une enveloppe de la poche intérieure de sa veste.

—    Pour tout de suite, nous désirons obtenir une centaine de verges de chaque couleur. Ce n'est qu'un début, bien sûr.

—    Combien d'uniformes souhaitez-vous confectionner?

—    Mon patron parle de quatre cents soldats dans chaque camp.

Alfred laissa échapper un sifflement admiratif, pour demander, tout de même un peu sceptique:

—    Les rumeurs laissent entrevoir des spectacles grandioses... mais ce chiffre me semble exagéré.

—    Quand la scène a l'ampleur des plaines d'Abraham, on ne peut pas y placer deux douzaines de figurants. Cela paraîtrait ridicule, dans un tel cadre.

—    Les tableaux sont nombreux ?

McDougall se déplaça un peu sur sa chaise, mal à l'aise.

Depuis son arrivée à Québec, tous les jours, au moins dix personnes cherchaient à lui soutirer des informations. Le chiffre de trois mille comédiens, lancé lors de la soirée d'information, faisait tourner les têtes.

—    Une demi-douzaine, au moins.

—    Il y aura la Conquête, mais encore ?

—    La cour de François Ier, celle d'Henri IV, la présence de William Phips sous les murs de la ville...

Le commerçant compta rapidement, impressionné :

—    Trois mille figurants à habiller, en comptant entre quatre et huit verges de tissu chacun, cela donne un chiffre astronomique. Avec seulement deux cents verges pour les seuls soldats, la plupart resteront nus...

—    Mais cette ville ne compte pas qu'un seul commerce de vêtements : nous devons répartir équitablement les richesses pour ne pas être accusés de favoritisme. Puis dans la plupart des cas, les comédiens veilleront eux-mêmes à la confection de leur costume. Je ne veux pas vous dire comment mener votre commerce. Cependant...

Devant son sourire, Alfred se cala dans son fauteuil et compléta :

—    Cependant, je devrais faire savoir à tous dans la ville que je suis en mesure d'habiller la cour de France. J'imagine un titre comme Grâce à ALFRED, les belles d'aujourd'hui sont habillées au goût d'hier.

—    Venez rencontrer madame Edouard Burroughs Garneau au palais législatif. Elle dirige l'équipe de couturières volontaires. Le peintre Charles Huot, avec l'aide d'une jeune femme qu'il a recrutée, Mary Bonham, a réalisé de très nombreux dessins. Vous saurez ce que vos concitoyens chercheront dans les prochaines semaines. En attendant, voici sur papier ce dont nous avons besoin pour l'instant. J'ai cru comprendre que vous désiriez

une avance.

—    Je crains trop de rester avec cent verges du tissu rouge sur les bras. Dans notre ville, rares sont les personnes désireuses de s'accoutrer de façon aussi voyante.

McDougall lui tendit la lettre signée par Frank Lascelles, chercha un chèque dans sa poche, attendit que le commerçant lui indique un chiffre, l'inscrivit avant de remettre le bout de papier à son vis-à-vis.

—    Il porte la signature du trésorier du comité d'organisation. Vous devez me remettre un reçu.

Alfred obtempéra, puis se releva, passa devant son bureau en tendant la main.

—J'irai certainement voir cette dame Garneau. Je ne doute pas que dans l'enthousiasme des célébrations, de nombreuses personnes voudront se vêtir à l'ancienne.

McDougall prit la main tendue, commenta :

—    A tous les endroits où des pageants ont été tenus, l'engouement pour le passé a pris les proportions d'une épidémie. La moitié des spectateurs venaient costumés aux représentations.

Le marchand garda la main dans la sienne plus longtemps que nécessaire, les yeux dans ceux de son visiteur, puis il continua après un moment :

—Je suis certain que nous aurons l'occasion de nous revoir.

—    Sans doute.

Un peu embarrassé, McDougall tourna les talons et s'engagea dans l'escalier. Au rez-de-chaussée, il s'arrêta un moment devant la caisse enregistreuse, alors que Marie complétait une transaction, pour déclarer pendant que la cliente s'éloignait:

—    Au revoir, Madame.

—    Monsieur, fit-elle en inclinant la tête.

L'homme fit trois pas vers la porte, s'arrêta un moment, songeur. Ce fut l'insistance de la poignée de main du propriétaire, un instant plus tôt, qui lui donna le courage de revenir vers la jeune femme. Après s'être assuré que personne n'entende, il murmura :

—    Si je ne craignais pas de paraître effronté, je vous demanderais de venir dîner avec moi à midi.

—    Si vous ne surmontez pas votre crainte, vous ne saurez jamais ce que je répondrais.

Le visiteur demeura un moment troublé, alors que le rouge atteignait ses oreilles, puis osa :

—    Accepteriez-vous de venir dîner avec moi ? Il y a un petit restaurant dans la rue Sainte-Anne, un peu plus loin que la cathédrale anglicane.

—Je sais, je connais l'endroit. J'y serai à midi.

James McDougall répondit d'un sourire, inclina la tête en murmurant « À tout à l'heure », puis regagna enfin la porte.

En haut de l'escalier, Alfred demeurait immobile, la main sur la rampe. Son plaisir d'annoncer à son épouse le dénouement de la transaction l'avait entraîné à commettre une indiscrétion. Des yeux, il put constater que les vendeuses, occupées à ranger la marchandise nouvellement arrivée, ne devaient avoir rien entendu. À la fin, il regagna son bureau, désireux de retrouver sa contenance.

Au moment de quitter le commerce, Marie déclara d'une voix douce :

—    Je vais manger à l'extérieur.

Alfred voulut protester, mais le pas de Gertrude dans l'escalier le força à garder le silence. Voyant sa patronne sur le point de sortir, une vendeuse vint chercher le lourd plateau des mains de la domestique pour le porter dans la pièce située à l'arrière du commerce. Sa collègue descendit bientôt de l'étage pour prendre son repas.

—    Un morceau de fromage entre deux tranches de pain, précisa la jeune femme à son époux, cela convient très bien les cent vingt premiers jours de l'année, mais pour le cent vingt et unième, j'aimerais un peu de variété.

Cet intérêt pour un changement de régime pouvait s'interpréter de diverses façons. Il demanda tout de même :

—    Tu souhaites que je t'accompagne?

—    Non, nous ne pouvons laisser les employées toutes seules.

Quelques minutes plus tard, Marie entra dans le petit restaurant de la rue Sainte-Anne. James McDougall, assis à une table, surveillait la porte depuis un moment. Il se leva, attendit qu'elle arrive à sa hauteur pour déclarer en tendant la main :

—    Je ne pensais pas que vous viendriez.

—    Vous doutez déjà de moi ?

—    Je veux dire que... vous n'êtes pas seule.

A nouveau, sa timidité lui rougit les oreilles, tellement que Marie s'amusa de son air embarrassé. Certainement la moins familière des deux avec ce genre de situation, elle arrivait à prendre la chose avec un certain détachement.

—    Vous ne m'invitez pas à m'asseoir?

—    ... Oui, oui, bien sûr. Je vous en prie.

Il s'empressa de tirer la chaise placée en face de la sienne, la poussa sous les fesses de sa compagne.

La jeune femme portait un chapeau assez large, comme le voulait la mode, sans autre décoration qu'une plume d'un noir de jais sur le côté. Les beaux jours de mai lui permettaient de se contenter d'une simple veste passée sur son corsage. Sa ténue d'un bleu sombre soulignait son regard. Un long moment, McDougall détailla ses traits fins, harmonieux, soulignés par sa coiffure. Ses cheveux étaient relevés sur sa tête et maintenus par de multiples épingles. Soumise à cet examen, ce fut bientôt à Marie de rougir un peu. L'arrivée d'un serveur affublé d'un grand tablier blanc leva leur embarras un moment.

Après avoir passé leur commande, afin de briser le silence devenu inconfortable, James McDougall confia:

—J'aime bien votre ville, mais l'idée de manger au restaurant tous les jours jusqu'en juillet me déprime un peu.

—    Serez-vous ici aussi longtemps ?

—    Mon patron ne connaît pas un mot de français... Cinq personnes sur six, parmi les gens qui se présentent pour jouer un rôle dans le pageant, parlent cette langue. Il fait beaucoup de signes, mais cela ne suffit pas toujours pour être bien compris. Je traduis... et je règle les petits détails.

Marie se souvenait d'avoir aperçu le grand esthète marcher dans les rues de la ville avec des airs de dandy. Son allure le distinguait tout à fait des autres habitants.

—    Cet homme...

—    Frank Lascelles ?

—    Oui. On raconte qu'il a une bonne réputation.

—    Il est en train de s'imposer comme le grand spécialiste de ce nouveau genre de représentation. L'été dernier, il a remporté un franc succès à Oxford. L'été prochain, tout indique qu'il organisera un autre pageant à Bath.

—    En quelque sorte, remarqua-t-elle en riant, c'est un travailleur saisonnier.

La jeune femme découvrait des dents blanches, parfaitement alignées dans un sourire charmant. McDougall adopta le même ton amusé pour répondre :

—    En quelque sorte... Cependant, la préparation d'une célébration de ce genre demande toute une année d'efforts. Ici, la situation s'avère un peu différente : comme il ne connaît rien du passé de la ville et qu'il ne peut même pas lire la plupart des publications sur le sujet, il n'a pas participé à la préparation du scénario. D'habitude, les textes sont de lui.

—    Vous travaillez toujours avec lui ?

—    Non, ma présence ici tient seulement au fait que je connais le français, sans compter que j'ai suffisamment tâté du théâtre pour savoir précisément ce qu'il désire. Normalement, aujourd'hui, je devrais enseigner cette langue à des collégiens pas tellement enthousiasmés par le sujet.

Son allure comme sa tenue évoquaient effectivement un professeur de collège.

—    Vous vous exprimez très bien, commenta Marie.

—    Avec un affreux accent écossais.

Si la prononciation demeurait rocailleuse, tant la grammaire que le vocabulaire étaient exacts.

—    Un accent plutôt charmant. Où avez-vous appris ?

—    A Edimbourg, à l'école... Mais j'ai beaucoup bénéficié de mon passage dans une maison de commerce spécialisée dans l'importation de vins français. J'ai habité pendant deux ans dans la région de Bordeaux.

Un long moment, tous les deux évoquèrent les charmes respectifs des campagnes écossaise, française et québécoise. A la fin, un peu dépitée du fait que ses fonctions de boutiquière et de mère de famille la condamnaient à l'immobilisme, Marie choisit de changer de sujet:

—    Habitez-vous aussi au Château Frontenac ?

Tous savaient que le metteur en scène tenait ses quartiers dans le grand hôtel qui se dressait sous les fenêtres du restaurant, de l'autre côté de la place d'Armes.

—    Non, répondit l'autre dans un sourire. Les assistants ne jouissent ni du même traitement ni des mêmes conditions d'existence que leur patron... Je réside toutefois à deux pas d'ici, à l'hôtel Victoria.

—    Vous auriez pu tomber beaucoup plus mal.

Un long moment de silence succéda à ces paroles. Tous les deux gardaient un air gêné. Marie surveillait du coin de l'œil les autres clients de l'établissement, cherchant des regards réprobateurs posés sur elle. Heureusement, aucune des personnes tenant commerce dans la rue de la Fabrique n'était susceptible de manger à l'extérieur le midi. Puis autour d'eux les échanges se déroulaient en anglais : les qu'en-dira-t-on ne traversaient que rarement la frontière pour voyager d'une communauté linguistique à l'autre.

Si la conversation ne reprit pas vraiment entre eux, les regards se révélaient éloquents. Au moment de régler l'addition, James McDougall demanda, de nouveau intimidé:

—    Madame, je serais heureux de renouveler notre escapade. M'autorisez-vous à vous inviter une prochaine fois ? Je ne connais personne à Québec.

—    Présentée comme cela, surtout avec ces derniers mots, votre demande devient beaucoup moins intéressante tout d'un coup... D'un autre côté, je m'en voudrais de vous abandonner, seul dans la petite ville.

—    Ce n'est pas ce que je voulais dire, balbutia l'homme devenu cramoisi.

La jeune femme s'amusa un moment de son trouble, sans rien dire pour l'en tirer. A la fin, il bredouilla à voix basse :

—    Vous me plaisez beaucoup, j'aimerais vous revoir. D'un autre côté, je connais votre statut, je ne voudrais pas vous placer dans une position délicate.

—Je serais heureuse de vous revoir. Quant à ma situation...

Elle s'arrêta, peu désireuse de commenter l'originalité de

son état matrimonial. Après un silence, elle reprit:

—    Si vous souhaitiez m'inviter encore, j'en serais heureuse.

Quelques minutes plus tard, ils se serraient gauchement

la main devant la porte du restaurant.

Tout l'après-midi, Alfred Picard fit mauvaise figure aux clientes. A la fin, il se réfugia derrière son bureau, pour tenter de s'absorber dans son grand registre de comptes. Au moment de la fermeture, il descendit afin de saluer les vendeuses et verrouiller la porte derrière elles. Marie préféra crever l'abcès tout de suite, plutôt que d'endurer des jours durant une situation intenable.

—    Si tu ne retrouves pas ton sourire habituel, le chiffre d'affaires va péricliter.

—    Fais-tu cela pour te venger?

La colère perçait dans la voix de son mari. Elle fixa les yeux dans les siens, articula soigneusement :

—    Voilà des mots plutôt étonnants. Si je voulais me venger, cela signifierait que tu as fait des gestes destinés à me faire du mal. Pourtant, je n'ai jamais pensé que tu t'absentais parfois jusqu'au milieu de la nuit pour me blesser. Ni quand je sens chez toi une excitation fébrile, qui dure quelques jours souvent, parce que tu as fait une rencontre qui te paraît prometteuse.

Elle continua de le dévisager de ses yeux sombres. La gamine terrorisée qu'il avait secourue, onze ou douze ans plus tôt, avait disparu pour faire place à une femme décidée, résolue à ne pas se laisser bousculer. Après un silence, elle continua d'un ton égal, maîtrisé :

—    Chaque fois, j'ai pensé que tu voulais satisfaire une envie... irrépressible. Jamais je n'ai imaginé que tu souhaitais me peiner, car tu n'es pas un homme comme cela. Aussi, je ne comprends pas pourquoi tu parles de vengeance au moment où tu vois poindre un appétit chez moi.

L'homme se troubla, chercha ses mots un moment, puis demanda :

—    Alors pourquoi ?

—    Poses-tu cette question sérieusement ?

Devant son silence, elle se rapprocha tout près de lui pour chuchoter :

—    Ne crois-tu pas que ce serait agréable pour moi de recevoir des fleurs d'un homme qui me désire ? Cela ne m'est jamais arrivé. Jusqu'ici, j'ai reçu des fleurs d'un homme qui, après s'être satisfait avec un autre homme, craint de voir ses mœurs dénoncées. Tes bouquets te servent d'alibis, n'est-ce pas?

Cette fois Alfred baissa les yeux, les joues brûlantes.

—    Ce n'est pas juste pour cela, tu le sais.

—    Cela se mêle certainement à un peu de culpabilité pour m'avoir délaissée un moment...

Après une pause, elle admit finalement :

—    Et aussi à ton affection pour moi, aussi grande que celle que j'ai pour toi.

Alfred décrocha son regard du sien, marcha jusqu'à la vitrine pour contempler les passants sur le trottoir. Quand il se retourna, ce fut pour demander, mal à l'aise :

—    Tu veux sentir le désir de quelqu'un pour toi ? Chez les femmes, ce n'est pas la même chose...

—    Tous les jours, je t'entends mettre en doute les enseignements des membres du clergé, et de tous les autres moralisateurs, qui sévissent dans notre province. Assez curieusement, une seule de leurs nombreuses affirmations te semble incontestable : les hommes ont des désirs, des besoins même, et les femmes la simple envie d'être désirées. Ce n'est pas tout à fait exact. J'ai vingt-neuf ans, ma santé reste plutôt bonne, et mon appétit vaut sans doute le tien.

Depuis leur mariage, plus de onze ans plus tôt, jamais elle n'avait exprimé plus clairement sa frustration d'occuper seule le lit conjugal. Son époux hésita avant de demander :

—    Tu espères le revoir ?

Elle demeura songeuse un moment, comme si la question méritait une nouvelle réflexion. À la fin, elle le dévisagea avant de déclarer :

—    Je ne le relancerai pas, ce serait inconvenant. Mais je serais heureuse de le revoir. Comme toujours, l'homme propose...

—    ... et la femme dispose, compléta son époux. Tu as des enfants...

—    De ta part, surtout après les événements de l'automne dernier, ces mots m'étonnent. Toi aussi, tu as des enfants, quand tu vas faire un tour du côté du YMCA ou du billard... ou de la taverne juste au coin de la rue Saint-Jean. Cet endroit est toujours plein d'étudiants, je le sais aussi bien que toi.

Cette fois, l'homme rougit franchement. Comme il l'avait réalisé en octobre dernier, elle savait tout, ses escapades ne recelaient aucun mystère. Il semblait si décontenancé que Marie jugea bon de préciser :

—    Tes activités étaient déjà commentées par les employés du magasin Picard, il y a une douzaine d'années. Même ici, quand les clientes murmurent entre elles en rougissant, ce n'est pas toujours pour discuter de leurs dessous. Tu n'échappes pas aux rumeurs, même si tu es venu habiter la Haute-Ville.

—    Ce n'est pas la même chose pour une femme. Leurs accrocs à la morale ne sont jamais pardonnés. Je constate, je ne juge pas.

En vérité, peut-être la femme adultère était-elle jugée plus durement qu'un père de famille qui cherchait son plaisir avec des personnes de son sexe. Dans ce domaine, l'intolérance de ses voisins se révélait profonde au point d'être insondable. Toutefois, la jeune femme n'entendait pas se donner en spectacle afin de mesurer ensuite l'ampleur de la réprobation populaire.

—    Je peux être aussi discrète que toi, probablement plus. Si jamais il se passait quelque chose, sois certain que je cultiverais la plus grande prudence. Surtout, je ne poserais ensuite aucun bouquet de fleurs près de la caisse enregistreuse : c'est un peu trop ostentatoire.

Elle marcha lentement vers l'escalier, commença à monter, puis se retourna pour ajouter encore :

—    Quant aux enfants, à moins que tu leur présentes le visage de déterré que tu affiches maintenant, je ne vois aucun motif d'inquiétude pour eux. Je monte pour les rejoindre. Va faire un tour, si tu ne peux pas retrouver ton humeur joviale à leur intention.

De justesse, Marie s'empêcha de lui recommander de prendre la direction du YMCA.

Chapitre 13

Pour une durée de quatre jours, Fernand Dupire assumerait charge d'âme en quelque sorte. A tout le moins, Elisabeth Picard lui confiait son fils avec une avalanche de recommandations, car pour la première fois, le grand garçon devait voyager sans la présence de ses parents. Pourtant, la plupart des jeunes gens de dix-huit ans occupaient déjà un emploi depuis quelques années, et certains quittaient le domicile familial pendant de longs mois afin de passer l'hiver au chantier. Au fond, toutes ces précautions tenaient plus à la fibre maternelle de la belle-mère qu'aux dangers réellement courus.

A la fin de l'après-midi, les deux camarades descendirent à la «gare-hôtel» Viger, à Montréal. Celle-ci, majestueuse, se dressait depuis quelques années au sud de la rue Notre-Dame, au coin de la rue Berri. Comme l'édifice jouait une double fonction, il présentait une envergure inhabituelle. Erigé d'après les plans de l'architecte Bruce Price, celui à qui l'on devait aussi le Château Frontenac, l'hôtel Viger ressemblait fort à l'icône symbolisant Québec, avec ses murs de brique rougeâtre et son toit de cuivre pointu.

Le temps de déposer leur petit bagage dans leur chambre, ils hélèrent un fiacre devant l'hôtel pour se faire conduire au Monument-National. Ce grand théâtre, construit au début des années 1890 par la société Saint-Jean-Baptiste, servait de véritable phare culturel pour les Canadiens français. Riche de plus de mille six cents sièges, il accueillait des musiciens, des orchestres, des troupes de théâtre ou d'opéra de grande renommée. L'endroit offrait aussi quelques salles de réunion. En conséquence, toutes les sociétés nationalistes en faisaient leur lieu habituel de rencontre.

Au moment de descendre de voiture dans la rue Saint-Laurent, un peu au sud de la rue Sainte-Catherine, Fernand paya le cocher alors qu'Édouard contemplait l'agitation régnant dans la grande ville. La rue, tracée du sud vers le nord, coupait l'agglomération en deux. A l'ouest, l'anglais dominait nettement; à l'est, les Canadiens de langue française représentaient la majorité des habitants, bien qu'ils ne fussent pas seuls.

La rue Saint-Laurent devenait en quelque sorte l'axe naturel de pénétration des nouveaux arrivants dans la métropole canadienne. Par vagues successives, ils s'établissaient d'abord près du port, puis remontaient vers le nord le long de cette artère. Des deux côtés, ils trouvaient des logements médiocres et bon marché où s'établir. De nombreux petits commerces portaient des raisons sociales illisibles pour la majorité des habitants et proposaient des marchandises totalement inconnues.

Un long moment, les garçons examinèrent les passants dont les faciès, les accoutrements de même que les idiomes provenaient des quatre coins de l'Europe.

—    Babel devait ressembler à cela, remarqua Edouard quand il rejoignit son camarade.

—Je ne saurais pas m'y habituer, confia Fernand en posant les yeux sur des hommes portant une redingote noire, élimée, leur atteignant les genoux, un chapeau aux larges rebords soulignés de fourrure de vison, de longues couettes de cheveux gris enroulées autour des oreilles.

—    Québec présente moins de surprises. Nous sommes habitués à nos Anglais, nos Irlandais et nos Ecossais, et pas un d'entre eux ne vient nous bouleverser avec son costume national. Il y a bien dix ans que je n'ai pas vu un concitoyen affublé d'un kilt.

Devant la grande bâtisse de pierre grise, une foule de jeunes gens se massait près des grandes portes. Tout le rez-de-chaussée du Monument-National s'ornait de majestueuses fenêtres en arc de cercle. Trois étages le surmontaient, reprenant les mêmes thèmes architecturaux.

Les deux garçons se retrouvèrent à l'arrière d'une longue file d'attente. Leur âge et le sentiment de poursuivre une mission nationale commune, faisaient en sorte que tous discutaient spontanément avec les voisins. Tout de suite, un grand gaillard se retourna en tendant la main.

—    Edgar Dupré.

Les deux visiteurs dirent leur nom. Comme leur vis-à-vis portait un « suisse », Edouard demanda :

—    Vous êtes de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française aussi ?

—    Oui, dans la section du Collège de Montréal.

—Je suis au Petit Séminaire de Québec, mon ami à l'Université Laval.

Une fois les poignées de main échangées, le séminariste demanda encore :

—    Les rencontres nationalistes suscitent-elles toujours autant d'enthousiasme, ici ?

—    Depuis deux ou trois ans, oui. En fait, depuis que la Ligue nationaliste a été créée. Ce théâtre est devenu en quelque sorte le quartier général d'Henri Bourassa. Bien sûr, avec les élections qui se tiendront lundi, ce soir il y a un peu plus d'électricité dans l'air.

Ce constat avait quelque chose d'amusant, puisque parmi les personnes présentes, une faible minorité seulement atteignait l'âge de vingt et un ans, qui donnait le droit de vote. Même Fernand ne pourrait pas déposer son bulletin dans une boîte de scrutin avant son prochain anniversaire, au début de 1909. La mobilisation de tous ces jeunes partisans resterait sans effet direct sur le résultat du suffrage.

Après quelques minutes, ils purent acheter leur billet pour avoir accès à la première rangée des sièges de la mezzanine. Résolu à ne pas passer la soirée tout fin seul, Dupré se collait à leurs basques, fournissant des explications sur demande à propos des mœurs politiques montréalaises. Bientôt, à l'arrivée sur scène d'un petit homme noir de cheveux, dans un complet étriqué, toute la salle sembla exploser d'applaudissements frénétiques.

Olivar Asselin, né à Saint-Hilarion, dans le comté de Charlevoix, avait passé une partie de sa jeunesse dans les paroisses canadiennes-françaises des villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre, ces fameux petits « Canada » où migraient des dizaines de milliers de personnes de la province de Québec. Revenu dans son pays au tournant du siècle, à trente-quatre ans il était connu de tous ces jeunes gens grâce à ses articles imbibés de vitriol publiés dans Le Nationaliste.

—    Mesdames, puisque quelques représentantes du sexe faible nous honorent de leur présence ce soir, et Messieurs, je suis très heureux de vous présenter celui qui fera mordre la poussière au premier ministre Lomer Gouin. Vous savez que depuis des semaines notre chef fait campagne dans la circonscription de Saint-Hyacinthe. La semaine dernière, nous avons jugé bon de présenter aussi sa candidature dans Saint-Jacques.

—    Pourquoi cette initiative? demanda Edouard à leur nouveau camarade.

—    Sans doute simplement parce qu'Asselin déteste son ancien patron, commenta Dupré. Vous savez qu'il a été le secrétaire de Lomer Gouin, à l'époque où celui-ci était ministre de l'Agriculture et de la Colonisation.

—    Oui, pendant deux ou trois ans.

Peut-être cette relation de travail avait-elle laissé de mauvais souvenirs. Plus vraisemblablement, Olivar Asselin voyait un avantage stratégique à amener son chef à se présenter dans deux circonscriptions. Non seulement le journaliste organisait les conférences d'Henri Bourassa depuis quelques années, mais il lui servait aussi d'organisateur politique.

—    Gouin aussi n'a rien voulu laisser au hasard, remarqua Fernand Dupire. Il s'est porté candidat dans Portneuf.

—    Où il sera vraisemblablement vainqueur, reconnut Dupré. Mais imaginez le coup de pied au cul du nain, s'il se fait battre dans Saint-Jacques !

La loi permettait à un candidat de se présenter dans plus d'une circonscription à la fois. Les chefs de parti qui se sentaient menacés utilisaient volontiers cet expédient. Que le premier ministre y ait eu recours apparaissait comme un aveu gênant de faiblesse.

Au moment de l'arrivée d'Henri Bourassa sur la scène, toute l'assistance se leva dans un tonnerre d'applaudissements. Elégant dans son costume de coupe anglaise, les cheveux coupés ras sur le crâne, une moustache et une barbe finement taillées, il incarnait de plus en plus les aspirations de la jeune génération de langue française de la province. En quelques mots, il résuma l'extraordinaire phénomène qui secouait alors la province de Québec :

—    Si vous voulez jeter un regard sur les dix mois qui viennent de s'écouler, vous constaterez l'existence d'un mouvement d'opinion que je peux appeler anormal. Deux ou trois cents jeunes gens, appuyés par des hommes jeunes encore, n'ayant à leur disposition ni argent, ni journaux, ni places, ni patronage, mais ayant du sentiment, de la pensée et des principes, ont réussi à remuer la province, et à lui faire comprendre enfin que la Confédération repose sur deux axes: l'équilibre entre les deux peuples et celui entre le fédéral et le provincial.

Dans la grande salle, personne ne songea à se rasseoir. Chacune des phrases fut soulignée par une salve d'applaudissements. Il enchaîna sur la nécessité d'établir l'égalité entre les peuples, entres les langues, entre les religions au Canada, dans un pays si vaste qu'aucune population n'avait à marcher sur l'autre pour se faire une place et atteindre son plein développement. La fin de son discours lui permit d'attaquer durement son adversaire :

—    Privé de tout talent d'orateur, de toute compétence administrative, de toute hauteur de vue, Lomer Gouin n'est rien. Cet homme peut seulement se parer du manteau de gloire de Wilfrid Laurier, qui l'a d'ailleurs placé à son poste de premier ministre. Avec son bilan médiocre, lui, le laquais, essaie d'usurper celui de son maître.

Dans la salle du Monument-National, une armée de collégiens et d'universitaires commença à scander: «Dehors Gouin ! » « Dehors le traitre ! » et pour terminer sur une note positive : « Bourassa au pouvoir ! » Jusqu'à la fin du discours, personne ne put entendre autre chose que des mots épars, car les applaudissements ne cessèrent plus. Seul le défi lancé au premier ministre atteignit la plupart des oreilles:

—    Demain, je suis prêt à affronter mon adversaire dans une assemblée contradictoire au Champ-de-Mars. Déjà, Olivar Asselin a entamé des pourparlers avec ses organisateurs afin de fixer les conditions de la rencontre.

Asselin, lui aussi à peu près inaudible, revint sur la scène pour remercier les spectateurs de s'être déplacés en si grand nombre. Très lentement ensuite, l'assistance surexcitée vida les fauteuils à regret, désireuse de prolonger un peu ce moment d'ivresse collective.

Une fois rendus dehors, plus d'un millier de jeunes gens encombrèrent la rue Saint-Laurent au point d'interrompre toute circulation. De peur d'attraper un mauvais coup, les piétons se hâtèrent. Les plus prudents rebroussèrent chemin afin de ne pas traverser cette foule embrasée, hurlant en alternance des insultes contre Gouin et son amour pour le chef nationaliste. Les conducteurs de fiacre sortirent de leur voiture pour prendre la bride de leur cheval affolé en prononçant des mots apaisants dans leurs oreilles, avant de leur faire effectuer un demi-tour. Les conducteurs de tramway, prisonniers des rails posés dans les rues, ne jouissaient pas de cette possibilité. Us n'avaient d'autre choix que de s'arrêter pour attendre.

Les passagers descendirent en pestant contre les imbéciles qui les condamnaient à continuer leur chemin à pied.

—    Nous rentrons à l'hôtel, suggéra Fernand Dupire, un peu inquiet de se trouver dans une foule si survoltée.

—    Non, attendons de voir ce qui va se passer maintenant. Personne, autour de nous, ne semble vouloir aller se coucher.

Edouard avait raison. Les cris continuaient, conspuant le premier ministre et les libéraux en général, exprimant un amour exalté pour le chef nationaliste. Au bout d'une demi-heure, une calèche s'engagea dans la rue Saint-Laurent un peu plus bas, remonta vers le nord.

—    C'est lui ! C'est lui ! cria quelqu'un.

Le cocher imaginait sans doute que cette mer humaine s'ouvrirait devant le Moïse des Canadiens français, afin de lui permettre de regagner son domicile. Le contraire se produisit plutôt, l'armée de jeunes gens s'approcha en vociférant, au point de terroriser le cheval qui se cabra, agita un moment ses sabots antérieurs dans l'air avant de les rabattre sur le pavé avec un claquement sec.

—    Quelqu'un risque de se faire tuer, cria Fernand à l'oreille de son compagnon.

Comme pour lui répondre, un homme dans les premiers rangs demanda à pleins poumons :

—    Détachez cet animal, nom de Dieu ! Vite !

Quelques jeunes gens devaient posséder une certaine compétence dans ce genre de chose. Alors que le cocher protestait de toutes ses forces, et Bourassa avec un peu plus de retenue, trois ou quatre d'entre eux entreprirent de détacher les épais traits de cuir qui reliaient l'animal à la voiture, puis dégagèrent les flancs de celui-ci des limons.

—    Occupez-vous de cette bête, ordonna un garçon un peu plus âgé que les autres.

Le cocher dut sauter sur le pavé, prendre le cheval par la bride et le conduire à l'écart en murmurant des mots apaisants. Quand la rue se dégagerait enfin, il le monterait à cru et suivrait de loin les manifestants, afin de récupérer sa voiture quand ils se seraient lassés de leur jeu.

Pendant ce temps, tout en chantant 0 Canada, une vingtaine de garçons s'attelèrent eux-mêmes à la voiture pour la tirer, alors que d'autres la poussaient. Un peu effrayé par cet enthousiasme effréné, Bourassa se tenait au rebord de la portière et attendait la suite des événements.

—    Passons chez Lomer Gouin, pour lui souhaiter bonsoir, hurla une voix.

L'attelage humain se mit en route au petit trot, en direction sud, jusqu'à la rue Notre-Dame, alors qu'un millier de personnes le suivaient. Les chants, patriotiques ou folkloriques, les seconds se confondant d'ailleurs avec les premiers, continuaient, puis quelques étudiants sortirent avec un à-propos remarquable des drapeaux de Carillon de leur poche, certains ornés du Sacré-Cœur, et d'autres non, pour les agiter au-dessus de leur tête.

Des deux côtés de la rue Saint-Laurent d'abord, puis de la rue Notre-Dame, les citadins déjà couchés se relevèrent, allumèrent et se penchèrent aux fenêtres pour constater la raison de ce vacarme. Quelles que fussent leurs convictions politiques, beaucoup adressèrent des grands gestes amicaux, ne serait-ce que pour éviter que des pierres ne fassent voler leurs carreaux en éclats.

Sur les trottoirs, des policiers attirés par le bruit vinrent voir ce qui se passait. Comme leur nombre ne leur permettait pas de mettre fin à la manifestation, ils décidèrent de la suivre afin de pouvoir au moins empêcher des excès de se produire. Pour le moment, la foule étudiante demeurait plutôt joyeuse, mais sur son passage elle risquait d'attirer l'attention de personnes pour qui pareille ambiance fournissait le prétexte à des actes de violence gratuite.

Au coin de la rue Saint-Denis, les jeunes attelés à la voiture de Bourassa s'arrêtèrent devant le local du comité politique de Lomer Gouin. Très vite, le millier de manifestants l'entoura en criant à s'arracher les poumons :

—    Dehors le nain ! Mort au traître !

Les partisans du premier ministre, agacés, commencèrent par regarder par les fenêtres du petit local. Quand les étudiants entreprirent d'arracher les affiches partisanes pour les déchirer, et les piétiner ensuite, des libéraux vinrent sur le trottoir pour les vilipender.

—    Bande de voyous ! Allez au diable ! cria quelqu'un.

Cela valut quelques taloches à l'empêcheur de manifester en rond. Des pierres volèrent vers le local politique, faisant éclater quelques carreaux. Seule l'intervention des policiers permit d'éviter une véritable échauffourée. Très vite, les jeunes gens détalèrent vers le nord, toujours en tirant ou en poussant la calèche d'Henri Bourassa. Le politicien se cramponna de son mieux aux coussins de son siège pendant que ses chevaux humains faisaient subir quelques embardées à la voiture. De la voix, il tenta de calmer un peu la foule, toute concentrée sur son jeu.

Les deux camarades venus de Québec suivaient toujours, mais bientôt Fernand, couvert de sueur et essoufflé par cette course folle, posa la main sur le bras d'Edouard pour attirer son attention. Il cria ensuite :

—    Continue si tu veux, mais moi, je rentre à l'hôtel.

—    Nous allons le reconduire chez lui !

—    Tu es fou ! Il habite à Outremont, et nous venons à peine de passer la rue Sherbrooke.

—    ... C'est encore loin ? demanda le garçon.

Fernand réprima un soupir d'exaspération avant de préciser :

—    Plutôt, oui. Nous n'avons même pas pris le temps de souper.

Edouard s'arrêta. La cohorte d'étudiants les dépassa en criant et en chantant. Puis les deux visiteurs tournèrent les talons afin de revenir vers le sud. La rue Saint-Denis demeurait encore animée, malgré l'heure tardive. Des cafés, des restaurants alternaient avec des maisons particulières, le plus souvent élégantes.

—    Tu connais un peu Montréal ? questionna Edouard.

—    Assez bien pour savoir que la ville d'Outremont se situe loin de la circonscription de Saint-Jacques.

—    Nous sommes toujours dans celle-ci ?

—    Si nous marchons du côté gauche de la rue, oui. C'est un long rectangle entre les rues Saint-Denis et de la Visitation. Au nord, il se termine rue Saint-Jean-Baptiste. Cela correspond aussi à la limite de la ville de Montréal. Au sud, il va jusqu'au fleuve. Assez curieusement, il englobe aussi un carré dont les côtés sont délimités par les rues Craig et Saint-Gabriel. En conséquence, le Champ-de-Mars et le palais de justice en font partie.

Edouard essayait vainement de se figurer tout cet espace.

—    Il s'agit d'un secteur assez élégant? demanda-t-il.

—    C'est le Quartier latin : l'Université Laval à Montréal, l'Ecole polytechnique tout comme la future Ecole des hautes études commerciales s'y trouvent. Sur Saint-Denis ou Saint-Hubert habitent de très nombreux notables canadiens-français. Le grand magasin Dupuis Frères se dresse aussi dans les environs. Mais de nombreuses rues abritent surtout des ouvriers.

—    Et tous ces gens sont susceptibles de voter pour Bourassa ?

La question méritait un moment de réflexion. Spontanément, Fernand Dupire aurait dit non. Le souvenir de la foule présente au Monument-National le confortait dans cette impression : ces jeunes enthousiastes ne voteraient pas, et leurs pères avaient préféré rester à la maison. Pourtant, il déclara après un silence :

—Je ne peux croire qu'Olivar Asselin ait pris le risque de l'envoyer au massacre, ce serait trop embarrassant. S'il a choisi de le présenter ici, le journaliste croit certainement qu'il fera bonne figure.

—    Ce serait extraordinaire, s'il gagnait.

—    Ce serait déjà extraordinaire s'il gagnait dans Saint-Hyacinthe, une circonscription teinte en rouge. Ici, une

défaite honorable satisferait tout le monde.

Les deux garçons réintégrèrent finalement l'hôtel Viger. Heureusement, la salle à manger demeurait encore ouverte.

Digne fils de son père, Édouard Picard amorça la journée du lendemain, un samedi, par une visite détaillée du magasin Dupuis Frères. Ce commerce ressemblait fort à celui de la rue Saint-Joseph, avec une différence cependant: la publication d'un catalogue permettait à la population des campagnes de commander par la poste. Si cette façon de faire remportait du succès, cela pouvait gruger la clientèle, même dans la région de Québec.

L'après-midi, le garçon retrouva Fernand Dupire sur le Champ-de-Mars, juste devant l'église protestante de langue française. Le fils de notaire demanda d'entrée de jeu :

—    Tu as vu les journaux, ce matin ?

—    Non, pas encore.

—    Il n'y aura pas de débat contradictoire aujourd'hui. Lomer Gouin a relevé le gant. Toutefois pour contredire un peu Bourassa, il a proposé un affrontement au carré Viger, sous la fenêtre de notre chambre.

Edouard regarda son compagnon avec une mine interrogative, puis déclara :

—    Je ne comprends pas: il a accepté, et il n'y a pas de débat...

—    La police interdit absolument toute assemblée de ce genre à Montréal. Il semble qu'après la course folle dans les rues, hier soir, les nationalistes soient perçus comme de dangereux anarchistes susceptibles de mettre la ville à feu et à sang.

—    Et tu crois ces explications? Je parie que Gouin a commencé par s'assurer de l'interdiction de tenir un débat par les forces de police, avant d'accepter de rencontrer Bourassa en public. Comme cela, il peut donner le change, sans devoir livrer la marchandise. C'est un orateur tellement médiocre...

La belle température du début de juin attirait une foule de badauds sous leurs yeux, sur le Champ-de-Mars. Des musiciens, juchés sur un kiosque, commençaient à accorder leurs instruments. Des femmes élégantes se promenaient dans les allées du petit parc, une ombrelle à la main pour se protéger des rayons du soleil.

—    Nous restons ici afin que tu te rinces l'œil ? demanda Fernand, en suivant le regard de son compagnon vers une jeune femme blonde particulièrement jolie.

—    Nous sommes venus pour aider la cause nationaliste, alors je me soustrairai à la tentation pendant deux ou trois heures. Allons au Monument-National afin de voir si Olivar Asselin saura nous confier une mission aussi passionnante qu'essentielle à la victoire.

Il fallait une bonne dose d'enthousiasme pour désigner de cette façon des heures de porte-à-porte, afin de convaincre des libéraux vieillissants de commettre une petite infidélité envers le premier ministre.

Peu préoccupé par les qu'en dira-t-on, Édouard préférait tout de même commettre ses péchés les plus graves loin de ses voisins. À cet égard, la grande ville promettait un anonymat supérieur à celui de Québec. Quant à son compagnon, ses hésitations faisaient douter de son intention d'aller jus-qu'au bout.

Le duo se présenta d'abord dans une pharmacie située rue Sainte-Catherine, un peu au-delà de l'intersection de la rue Mansfield. Pour ce genre de démarche, se présenter dans un établissement canadien-français ne donnerait rien. Le contrôle clérical s'exerçait trop durement sur eux. Un long moment, ils se perdirent dans la contemplation de cannes et de béquilles, le temps qu'une dame quitte les lieux avec un petit sac de papier brun. Puis Édouard s'approcha du comptoir de chêne pour demander dans son meilleur anglais, d'une voix tout de même hésitante :

—Je voudrais un condom... je veux dire deux, corrigea-t-il en regardant son compagnon à la dérobée.

—    Pardon ?

Le commis, un homme d'une quarantaine d'années, le fixait les sourcils levés, affichant une telle surprise qu'un témoin aurait pu croire que le mot ne figurait pas dans son vocabulaire. Le garçon pensa un moment à utiliser le terme rubber, mais justement, la version en caoutchouc de cet accessoire ne lui disait rien.

—Je veux deux condoms, en intestin de mouton.

Pour connaître la simple existence de cette protection prophylactique et la façon de l'utiliser, Edouard avait espionné certains échanges discrets entre les plus âgés et les plus dégourdis parmi les élèves du Petit Séminaire, sans compter sa lecture régulière des publicités de quelques revues américaines «pour hommes». Que de secrets admirables un périodique voué à la mécanique automobile ou à la chasse recelait !

Restait à savoir si cette nouvelle science serait récompensée.

—    Etes-vous marié ?

—    Comment ?

—    Etes-vous marié ? Sinon, ce genre de produit ne vous sera d'aucune utilité.

—    ... Bien sûr, je suis marié.

Un commis de pharmacie de langue anglaise pouvait-il se révéler aussi obtus que ceux de langue française ? Le garçon découvrait avec surprise que certains protestants condamnaient la sexualité hors mariage avec autant de conviction que les catholiques. Au moins, l'événement ne lui vaudrait pas une intervention du haut de la chaire, comme cela se serait produit après avoir effectué la même requête à la pharmacie Brunet, rue Saint-Joseph.

—    Alors revenez avec votre contrat de mariage. Même avec une alliance au doigt, je ne vous croirais pas. Vous êtes trop jeune.

Mieux valait tourner les talons sans demander son reste. Sur le trottoir, les joues cramoisies, Fernand maugréa :

—Je te l'avais bien dit: ce genre de chose n'existe pas.

—    Homme de peu de foi !

Edouard s'engagea de nouveau vers l'ouest, convaincu qu'en s'éloignant un peu plus de l'influence délétère des curés catholiques, le degré de liberté de la population s'améliorerait. Il jeta cette fois son dévolu sur un établissement situé au coin de la rue Mackay. Son compagnon demeura dehors, le front collé à la vitrine d'abord. Mais au moment où son ami arriva à proximité du comptoir, il préféra tourner timidement le dos.

Un moment, le touriste contempla les bocaux de porcelaine posés sur des étagères, qui donnaient au commerce une allure venue d'un autre siècle. Toutefois, il reconnut les produits habituels, comme des sirops pour la consomption concoctés avec de la gomme de sapin, les pilules rouges pour les femmes pâles, les «ceintures électriques» pour redonner

aux hommes toute leur vigueur.

Il répéta sa requête à voix basse, encore plus hésitant que la première fois, pour recevoir une réponse à peu près semblable.

—    Tu perds ton temps, je te dis, fit Fernand en l'accueillant un moment plus tard, à son retour sur le trottoir.

—    Tu as vu comme moi les publicités dans les revues américaines.

—    Justement, nous sommes au Canada.

Les curés dénonçaient avec une belle unanimité le paganisme et l'immoralité du pays voisin, tout en se montrant moins catégoriques au sujet du Canada anglais. Se pouvait-il que cette nuance reposât sur une analyse soignée du degré différencié de dépravation des diverses catégories de pro testants ?

—    Nous allons vers le sud, plus près du port.

Si les bordels se trouvaient là, tout comme les fumeries d'opium et toutes les autres sources de plaisirs illicites, le garçon voulait croire que cet accessoire essentiel n'y ferait pas défaut. Après avoir parcouru la rue McGill sur une bonne distance, le duo déboucha sur l'intersection de la rue Wellington. Une pharmacie minable occupait le rez-de-chaussée d'une bâtisse branlante et sombre. Un moment, dans un quartier aussi louche, Fernand hésita entre entrer et se couvrir de honte, ou rester dehors et risquer de faire une mauvaise rencontre.

A la fin, il pénétra dans cet antre mal éclairé, mais demeura peureusement à deux pas de la porte. D'un pas incertain, Edouard approcha du comptoir, puis demanda à voix basse :

—    Je veux deux condoms.

—    Caoutchouc ou intestin ?

La réponse le surprit tellement qu'il oublia que son choix était déjà fait.

—    ... Quel est le meilleur ?

—    Question de goût. Le caoutchouc vulcanisé est plutôt raide. Cela fait penser à une grosse tétine pour bébé. L'intestin est plus mince, plus fragile aussi...

Le commis eut une grimace un peu dégoûtée avant d'ajouter :

—    Puis c'est un peu plus compliqué pour le laver.

Les jeunes gens en âge d'offrir leur virginité sur l'hôtel de la luxure attendraient encore trente ans les condoms à usage unique faits d'une mince couche de latex. Le choix cornélien troubla un instant le consommateur, qui s'en tint finalement à sa première idée :

—    L'intestin.

—    Vous avez dit deux? Vous avez raison, on n'est jamais trop prudent. Et de la vaseline ?

—    ... Oui, je suppose.

Quelques minutes plus tard, une boîte cylindrique dans chacune des poches de sa veste, le garçon marchait vers l'est avec son camarade.

—    Nous avons le temps de revenir à l'hôtel pour souper, puis nous irons tout de suite après.

Tout à fait sans expérience en ce domaine, Édouard devinait toutefois que mieux valait être le premier, plutôt que le dernier client d'une longue soirée.

—    Je n'irai pas.

Il s'arrêta afin de regarder son ami dans les yeux, puis murmura :

—    Mais nous avions convenu, avant de quitter Québec...

—    C'était idiot, comme projet.

—    Tu n'en as pas envie ?

Un bref moment, Edouard posa un regard méfiant sur son camarade. Celui-ci, plus cramoisi que jamais, balbutia :

—    Pas comme cela, pas avec une... Ce ne serait pas bien.

—    Voyons, tu ne te conserves tout de même pas intact pour le soir de tes noces? Une bonne confession, en revenant...

—    Ce n'est pas juste cela. Tu sais que j'aime ta sœur.

Fallait-il le traiter d'idiot, lui dire de prendre une douche

froide avec l'espoir que le bon sens lui revienne ?

—    Comme tu voudras. Tu veux cet... instrument ?

Sa main droite passa dans sa poche, sortit à demi la petite boîte ronde.

—    Ne sors pas cette chose dans la rue. C'est illégal. Tu peux la garder, je n'en aurai pas besoin.

Un instant, Edouard eut envie de dire : «Et si tu te maries à vingt-cinq ans, te contenteras-tu de ton poignet jusque là ? » Il secoua la tête de dépit, songeant que même la main de son ami devait être condamnée à l'inactivité. Autant reprendre le chemin de l'hôtel.

Comme son père douze ans plus tôt, Édouard demanda une «bonne adresse» à un portier de l'hôtel, tout en lui glissant un pourboire généreux dans la main. L'autre le regarda des pieds à la tête, reconnut le jeune étudiant de bonne famille désireux de s'encanailler et lui suggéra une maison toute proche du Quartier latin. Au moment de quitter la salle à manger de l'hôtel Viger, le garçon regarda son ami et demanda encore :

—    Tu es certain ?

—    ... Oui. Tu me connais, je mourrais de honte juste à approcher du confessionnal.

Vingt minutes plus tard, après avoir marché vers le sud de la rue Saint-Denis, Edouard entra dans une maison bourgeoise de la rue Vitré, située toutefois trop près du port pour se trouver encore dans un quartier respectable. Un colosse l'accueillit un peu froidement, puis le laissa finalement entrer après le paiement d'un sésame. Dans un salon victorien, une douzaine de filles tuaient le temps en attendant l'affluence de ce samedi soir.

—    Faites votre choix, invita une tenancière affreusement fardée.

L'abondance de jambes gainées de bas, de cuisses mises en valeur par des culottes de batiste, de poitrines à demi découvertes par des corsets largement échancrés, tout cela lui monta à la tête. Toutes ses mauvaises pensées des dernières années étaient incarnées par ce petit peloton de filles perdues.

—    N'importe laquelle ?

—    Ou tout le groupe, si vous en avez les moyens.

La vieille femme lui adressa une œillade appuyée, émue par l'inexpérience et la candeur de ce jeunot.

—    Trop, c'est comme trop peu... La Chinoise, là, parle français ?

—    Non. A peine quelques mots d'anglais. Mais vous pourrez vous faire des signes.

Elle claqua des doigts, pointa son index sur la jeune asiatique, puis vers l'étage. Celle-ci se dirigea vers l'escalier. Après un nouveau moment d'hésitation, surpris de voir cette transaction se régler si vite, il la suivit.

Dans une chambre minuscule se trouvait un lit étroit et, dans un coin, un pot d'eau et une bassine de porcelaine. La prostituée s'assit pour enlever ses bas en disant, dans un anglais à peine compréhensible :

—    Laver.

—    Pardon ? Ah oui.

Malgré son inexpérience, la précaution lui parut raisonnable, au point de se promettre de répéter l'opération après.

Convenait-il de se mettre complètement nu ? A la fin, il garda ses bas car le plancher paraissait un peu froid, et son tricot de corps, puisque la Chinoise paraissait résolue à conserver son corset, une décoration sur son corps gracile. Il dévissa le couvercle du petit contenant cylindrique, sortit le condom, un tube un peu plissé de cuir d'une minceur inimaginable, cousu avec un fil de soie très fin à une extrémité, ouvert et affublé d'un ruban rose à l'autre.

L'usage de cet accessoire ne faisait pas vraiment mystère et la situation se révélait suffisamment excitante pour le mettre en état de s'en servir. Toutefois, ses doigts un peu tremblants provoquèrent un fou rire chez sa compagne. Elle tendit la main, prit le boyau flasque et entreprit de le glisser elle-même sur le sexe raidi. Le contact de ses doigts, surtout au moment où elle se mit en frais d'attacher le ruban autour des testicules, arracha un « Oh ! » au garçon, en même temps qu'un petit mouvement de recul. Un peu plus et ce petit habit faisait l'objet d'une première lessive.

—    Vous avez un nom ?

La jeune fille le regarda, un moment interdite, puis murmura :

—    Jane.

«Elle a autant de chance de s'appeler Jane que moi Confucius», songea-t-il. Comme elle s'étendit en travers du lit sur le dos, les jambes un peu écartées, il abandonna le mystère de son prénom pour celui, plus passionnant, de cette toison de poils noirs, longs et raides à la jonction de ses cuisses.

—    Si je comprends bien, nous ne sommes pas là pour faire la conversation, chuchota-t-il entre en français ses dents.

Une heure plus tard, Édouard retrouva le trottoir de la rue Vitré. Cette visite avait exigé qu'il nettoie à trois reprises son «habit de soirée». Pour s'être attardé autant, le prix se révéla un peu plus élevé que prévu. Toutefois, il ne regrettait pas vraiment son investissement.

—    Voilà une bonne chose de faite.

Quant à sa prochaine confession, l'échéance ne le troublait guère. Pourquoi faire naître de mauvaises pensées dans l'esprit d'un prêtre obèse, dissimulé dans une grande boîte de bois rappelant vaguement un cercueil posé à la verticale, avec le récit de cette petite virée ? Il l'en priverait.

Le lendemain, Henri Bourassa aurait droit à toute son attention.

Toute la journée du lundi, les deux camarades errèrent d'un bureau de scrutin à l'autre. Etre candidat de l'opposition exposait à un bien grand risque, celui des fraudes électorales. Aussi les militants se massaient-ils près de la porte, prenaient en note les noms des personnes qui se rendaient voter — évidemment, dans la mesure où ils pouvaient les reconnaître

— et tentaient de tenir une comptabilité approximative des voix exprimées. Ces chiffres seraient ultérieurement confrontés à ceux rendus publics par les officiers d'élection.

A la fin de l'après-midi du 8 juin, alors qu'ils erraient dans la rue Saint-Denis, Edouard regarda son ami avec un air amusé et déclara :

—    Si nous allions assister au dévoilement des résultats au local de Lomer Gouin ?

—    Tu n'es pas sérieux...

—    Pourquoi pas ? Personne ne nous connaît dans cette ville. Plutôt que d'aller pleurnicher avec les perdants, autant célébrer chez les vainqueurs.

—    Je ne sais pas si je pourrais donner le change, si quelqu'un

nous interroge.

Fils de notaire, affublé d'une mine d'enfant trop sage, Fernand rougirait jusqu'aux oreilles si on lui demandait quoi que ce soit. Edouard insista :

—    J'assiste à la conclusion d'une campagne électorale pour la première fois, autant me trouver du bon bord. Je crierai des hourras pour nous deux. Puis je suis certain que les libéraux célèbrent avec de bons alcools et, selon les mauvaises langues, des femmes de petite vertu.

Son compagnon offrit de nouveau une belle démonstration de sa capacité de passer au cramoisi à la moindre suggestion scabreuse, puis il opposa :

—    Nous ne pouvons pas nous attarder. Nous prenons le train ce soir, car tu dois être en classe demain matin. Déjà, tu rates une journée d'école aujourd'hui.

—    Comme je pense que le vote libéral se révélera écrasant, il sera encore tôt quand Bourassa devra concéder la victoire. Je retrouverai mon professeur de bon matin, comme convenu, et toi, l'étude de ton père. Cesse de discuter, et suis-moi.

En secouant la tête, dépité, Fernand lui emboîta le pas jusqu'à l'intersection des rues Saint-Denis et De La Gauchetière. Trois ou quatre cents personnes encombraient déjà la rue. Alors que des policiers tentaient en vain de faire circuler ces badauds afin de rétablir la circulation, des organisateurs de Gouin vinrent discuter avec eux. A la fin, quelqu'un cria à la foule :

—    Nous avons loué le Ouimetoscope, afin d'avoir suffisamment de place pour tout le monde. Nous vous rejoignons là-bas aussi vite que possible.

La migration se fit sans problème particulier, excepté la paralysie de la circulation, car les libéraux occupaient toute la chaussée. L'établissement d'Ernest Ouimet se situait rue

Sainte-Catherine, à l'intersection de la rue Montcalm. Il s'agissait de la première salle de spectacle à Montréal conçue expressément pour la présentation de films. Sans hésiter, des imitateurs s'étaient manifestés, et des «scopes» surgissaient un peu partout, dont le Nationaloscope.

Le déplacement des militants - ou des curieux - ne régla en rien le problème-de l'encombrement des rues, car ces personnes préféraient profiter de la fin de l'après-midi dehors plutôt que de s'enfermer dans une salle obscure. A son tour, la rue Sainte-Catherine fut très vite complètement fermée à la circulation. La foule augmenta, jusqu'à regrouper environ cinq cents hommes. Les femmes se faisaient très rares parmi eux, une éruption de violence demeurant toujours possible.

Chaque fois que les officiers d'élection d'un bureau de scrutin finissaient de compter les bulletins contenus dans quelques boîtes, quelqu'un trouvait le temps de téléphoner aux principaux journaux et aussi aux organisations des candidats pour les informer des résultats. Si la précieuse invention d'Alexander Graham Bell n'était pas à portée de main, des garçons aux jambes agiles transportaient des messages aux destinataires, contre quelques cents en guise de rémunération.

Vers cinq heures vingt, un homme un peu effaré se présenta à la porte du Ouimetoscope pour crier:

— Nous avons les résultats de deux bureaux. Bourassa serait en avance de trois voix.

Un murmure de désappointement parcourut la foule, mais très vite les badauds se consolèrent en se disant : « Cela ne se peut pas, c'est une erreur. » Edouard et Fernand, quant à eux, montrèrent une mine si surprise que cela pouvait passer pour du désarroi. Des hommes vinrent accrocher de vieilles affiches de cinéma à l'envers, l'image contre le mur, dans les alcôves prévues à cette fin. L'endos offrait un espace blanc où inscrire les résultats avec de gros morceaux de fusain.

De l'incrédulité, les partisans de Lomer Gouin passèrent à la stupeur. En vingt minutes, après le décompte dans onze bureaux de scrutin, Bourassa détenait une avance de quatre-vingt voix. A six heures, on en était à un avantage d'une centaine de voix, réparties dans un total de dix-huit bureaux. Les résultats demeuraient extrêmement serrés, mais chaque boîte de scrutin ajoutait quelques voix de majorité à l'orateur nationaliste.

—    Tu crois que c'est possible ? murmura Fernand à l'oreille de son ami.

—    Tous les employés d'élection ne peuvent pas se tromper sans cesse, au profit de la même personne.

Puis la vague changea de direction: jusqu'à sept heures, les résultats enregistrés dans trente bureaux de scrutin permirent au premier ministre de prendre une avance de... trente et une voix.

—    Ecoute, murmura Édouard, comme Bourassa remportera au moins une victoire morale ce soir, autant aller rejoindre nos amis.

—    Je commençais à croire que tu ne retrouverais jamais ton bon sens ! lâcha son compagnon.

Depuis une heure, même si Gouin gardait l'élection à portée de main, les environs du Ouimetoscope étaient lentement désertés. En réalité, de très nombreuses personnes semblaient partager le désir d'Édouard de se trouver du côté du vainqueur, quel que soit celui-ci. Ils migraient par dizaines maintenant, pour se masser dans la rue Saint-Laurent, sous les fenêtres du Monument-National.

Tout de suite, les deux visiteurs constatèrent que les personnes qui transmettaient les informations aux organisateurs «amélioraient» celles-ci selon leurs propres convictions. En quelques minutes, le temps de marcher d'un lieu de rassemblement à un autre, l'avance de trente et une voix de Gouin de mua en un retard de deux cents !

—    Vive Bourassa, criaient les uns.

—    A bas Gouin, répondaient les autres.

Au-delà des exagérations de militants enthousiastes, les derniers résultats rendus publics favorisaient le premier ministre. Régulièrement, Olivar Asselin se pointait sous la marquise du Monument-National et hurlait des chiffres, repris par la foule. D'une avance de deux cents votes au moment de l'arrivée des deux Québécois en cet endroit, on en vint à... vingt et un, avec les données de trois bureaux toujours à recevoir.

—    Ils nous volent l'élection, cria quelqu'un.

—    Dans le bureau numéro 4, ils ont «paqueté» la boîte, ajouta un autre.

—    Non, informa un troisième, nous avons défoncé la porte pour aller compter nous-mêmes. Les chiffres sont bons.

Traduit en clair, la présence de militants survoltés demeurait la meilleure façon de limiter les « télégraphes », des personnes payées pour voter plusieurs fois, ou alors des employés dont les poches débordaient de bulletins déjà remplis avant même leur arrivée.

A la fin, les informations relatives aux bureaux 24, 40 et 60 parvinrent au Monument-National pour donner une avance de quarante-deux voix à Bourassa. L'orateur solitaire, assisté de centaines de collégiens n'ayant même pas le droit de voter, venait d'abattre le premier ministre du Québec, qui jouissait pourtant de budgets illimités et de la machine électorale du parti au pouvoir tant au provincial qu'au fédéral.

—    Au diable les cours de demain, décréta Edouard. Moi, j'attends le discours de Bourassa.

—    Il se trouve à Saint-Hyacinthe...

—    Il doit revenir ce soir et dire quelques mots devant les locaux du journal La Patrie.

L'atmosphère dans la ville de Montréal devenait électrisante. Fernand laissa échapper un soupir de lassitude. Après un moment, il précisa :

—    D'accord, mais il y a un train un peu après minuit. Nous pourrons louer une couchette, et tu iras directement en classe en arrivant.

Edouard ne l'écoutait pas : avec deux ou trois mille personnes, il clamait:

—    Hourra pour Bourassa ! Dehors les libéraux ! Les nationalistes au pouvoir !

Aucun de ces partisans enthousiastes n'aurait de voix en fin de soirée.

À Québec aussi, en cette journée de présentation des résultats électoraux, l'atmosphère devenait électrique. Thomas Picard ne se sentait pas la patience d'attendre les journaux du lendemain matin. Aussi vers huit heures du soir, alors que le jour commençait à faire place à la nuit, il proposa :

—    Tu viens prendre une marche ?

Elisabeth leva les yeux de son livre, le sourcil interrogateur.

—    Nous pourrions aller vers le marché Montcalm, précisa-t-il.

La jeune femme rangea le roman qui, depuis une heure, la faisait voyager en France, puis alla chercher sa veste. Au moment de rejoindre son époux près de la porte, elle

demanda :

—    As-tu prié ta fille de nous accompagner ?

Les jours de grande tension, le «ta» remplaçait naturellement le «notre».

—    La politique ne semble pas la séduire beaucoup, puis Élise doit venir...

Que ces deux demoiselles trouvent autant à se dire, alors que leur vie présentait bien peu d'événements nouveaux, dignes d'être relatés, le surprenait toujours. Sur le trottoir de la rue Scott, il offrit son bras à sa femme, et tous les deux regagnèrent la Grande Allée pour se diriger vers l'est. A cette heure de la journée, surtout quand la soirée se révélait douce, de nombreux couples marchaient un peu afin de favoriser la digestion.

Cependant, en ce 8 juin, les pas de chacun conduisaient vers l'une ou l'autre de deux destinations possibles. Au moment de passer à la hauteur du Skating Ring, que plusieurs préféraient désigner comme le Pavillon des patineurs, une minorité non négligeable des promeneurs préféra s'arrêter.

—    Nous pourrions aller là, suggéra Elisabeth avec un sourire en coin.

—    Ce sera bondé d'Anglais, pour la plupart conservateurs.

Le journal Chronicle y tenait sa soirée d'élection. Comme ce quotidien penchait vers le parti d'opposition, tout comme l'Evénement, spontanément les bleus s'y arrêtaient.

—    Tu ne crains certainement pas qu'ils te reçoivent de façon cavalière.

—    Non, ils perdent avec une élégance remarquable. Nous faisons tout pour leur en donner l'habitude.

La province de Québec votait majoritairement libéral depuis une dizaine d'années, ce qui se traduisait par une forte proportion de sièges. Aux scrutins provinciaux de 1900 et de 1904, elle avait élu soixante-sept députés libéraux, contre sept conservateurs, pour une assemblée de soixante-quatorze personnes.

Comme la majorité des promeneurs de la Grande Allée, Thomas et Elisabeth empruntèrent l'avenue Dufferin et, par la rue Saint-Jean, regagnèrent le marché Montcalm, où au moins huit mille badauds, en majorité des hommes, se trouvèrent bientôt rassemblés.

Le journal Le Soleil, libéral, avait loué une lanterne magique, un énorme appareil doté d'un tube de cuivre affublé de lentilles. Un cône de lumière, dans lequel de petits papillons venaient voleter, éclaboussait le grand mur gris de l'édifice du marché. Quelques employés s'agitaient autour de la machine, inscrivaient des chiffres et des lettres sur une plaque de verre avant de la glisser à la naissance de ce projecteur primitif.

Au moment où le couple Picard se joignit à la foule, des jeunes gens crièrent leur joie. Sur le mur de l'édifice, par-dessus la raison sociale d'un boucher, apparaissaient à peine visibles les lettres suivantes : A LAV ELU.

—    Voilà que cet excité a gagné ! s'exclama Thomas.

—    Armand Lavergne ?

—    Qui cela pourrait-il être, à part lui? Je ne suis même pas étonné : il est une source de distraction pour les électeurs de Montmagny, pendant les longues soirées d'hiver.

L'humour sonnait faux. Après avoir embêté Wilfrid Laurier pendant près de quatre ans, ce serait au tour du premier ministre provincial d'avoir cette épine dans le pied.

Des journalistes du Soleil se tenaient dans les locaux de l'Auditorium-, la grande salle de spectacle construite de l'autre côté de la rue Saint-Jean, contre le vieux mur d'enceinte de la ville. La collaboration de la direction de ce théâtre avec le quotidien venait d'autant plus facilement qu'il appartenait à un petit groupe de libéraux, parmi lesquels figuraient l'ancien premier ministre Simon-Napoléon Parent et... Thomas Picard. L'oreille collée à un récepteur de téléphone, de nombreux journalistes recevaient les résultats des divers bureaux de scrutin, hurlaient les chiffres à des collègues qui additionnaient rapidement des totaux.

À cet effectif réduit, une petite armée de jeunes garçons venaient régulièrement en courant des bureaux de la compagnie télégraphique, car toutes les circonscriptions ne profitaient pas encore de lignes téléphoniques.

Quand, dans l'une d'elles, une proportion appréciable des suffrages avait été enregistrée, les journalistes s'autorisaient à projeter le résultat contre le mur du marché. Comme tout ce scénario prenait du temps, des personnes se détachaient sans cesse de la foule pour aller se promener un peu, alors que d'autres se joignaient à elle.

Le Parti libéral avait peut-être décidé d'égayer ses partisans par de joyeux flonflons, ou plus probablement, des musiciens désireux de tendre la main après une prestation endiablée saisirent l'occasion au vol. Bientôt, un orchestre commença à jouer sous les fenêtres du YMCA, de l'autre côté de la rue Saint-Jean. Un peu plus, et des couples se seraient mis à danser sous les étoiles, devenues visibles depuis que l'obscurité s'appesantissait sur la ville.

Un « Oh ! » stupéfait parcourut la foule quand des lettres apparurent de nouveau sur le mur: S JAC LG BATTU. Thomas laissa échapper entre ses dents un juron bien senti, alors que quelques jeunes gens criaient encore leur enthousiasme.

— Allons marcher un peu, proposa l'homme. Mes jeunes concitoyens me portent sur les nerfs, tout d'un coup.

Elisabeth pendue à son bras, le commerçant s'engagea rue

Saint-Jean. Après quelques dizaines de pas, ils s'arrêtèrent devant une vitrine proposant du matériel d'écriture. Mieux valait discuter un moment des qualités des excellents stylos plume venus d'Europe, plutôt que des mœurs électorales de ses contemporains.

—    Cette défaite était-elle inattendue ? questionna son épouse quand ils reprirent leur marche.

—    Totalement. Ce qui témoigne de l'incompétence des organisateurs du premier ministre. Tout au plus reconnaissaient-ils que Bourassa se battait bien.

—    Edouard ne doit plus toucher le sol, maintenant.

—    Penser que mon fils s'amuse de la situation ne me console pas tout à fait.

A la mine préoccupée de son mari, bien visible à la lueur des réverbères, Elisabeth préféra ne pas commenter plus longuement l'efficacité des jeunes collégiens, même pas en âge de voter, venus au secours du grand homme. Les journaux avaient longuement décrit l'euphorie des spectateurs massés au Monument-National le vendredi précédent, et la longue promenade de Bourassa dans les rues de Montréal, sa voiture accompagnée d'une armée de partisans au comble de l'enthousiasme.