— Marie ressentait le besoin de se reposer de moi, compléta le père avec un demi-sourire. Tu viens monter sur l'un de ces poneys ?
Sans attendre de réponse, encadré de ses enfants, Alfred continua son chemin vers l'enclos. Peu habitué à une réception aussi fraîche, Edouard ne perdit pas son sourire et leur emboîta le pas en disant :
— Je suis juste un peu trop grand pour ces montures.
— Dans ce cas, quel plaisir t'apportera notre fête nationale? À part la messe où tu es certainement allé ce matin, un petit drapeau à la main.
— Il y aura une partie de baseball tout à l'heure. J'irai voir si le niveau du jeu en vaut la peine.
La famille était arrivée devant l'enclos construit de perches de cèdre. Le marchand paya sans discuter la somme demandée par l'agriculteur, puis se dirigea vers les seuls poneys toujours privés de cavaliers. Thalie jeta son dévolu sur une bête noire et blanche.
— Je peux mettre une selle de fille, offrit un adolescent, le calque, en plus jeune, du propriétaire de cette petite entreprise de loisir.
Méfiante, la fillette regarda le curieux petit siège muni d'une courroie de cuir que le préposé tenait à la main, puis répondit en montrant du doigt le dos de la bête :
— Cette selle-là me convient tout à fait.
Elle monta sur un petit escabeau, caressa de la paume le cou de l'animal, puis sans hésiter passa une jambe au-dessus du poney pour s'asseoir à califourchon.
— Les filles ne montent pas comme cela, commenta Mathieu. Tu montres ton jupon, et même ton pantalon, aux gens.
Comme toutes les gamines de son âge, sa robe, tout comme son sous-vêtement, lui arrivaient aux genoux.
— Si cela ne plaît pas aux gens, qu'ils regardent ailleurs, déclara-t-elle, péremptoire.
Sans insister, son frère secoua la tête et grimpa sur sa monture, toute noire. L'adolescent de service prit la bride du premier poney et le guida vers les grandes pelouses des plaines d'Abraham. Les autres bêtes, reliées à la première par une corde, suivirent docilement l'une derrière l'autre.
— Assumerez-vous un rôle lors des grandes représentations théâtrales qui nous attendent ? demanda Edouard.
— Celui de marchand de vêtements pour dame. Avec l'affluence de touristes que les organisateurs nous promettent, les affaires devraient être bonnes. Mais cela, mon frère a déjà dû te le dire.
— Papa est absolument frénétique : il compte là-dessus pour augmenter ses profits.
Alfred répondit au salut de la main que lui adressait Thalie, puis demanda :
— Et toi, je suppose que tu vas jouer le rôle d'un personnage historique aussi courageux que bon chrétien. Je te verrais dans la peau de Dollard des Ormeaux.
— Ce rôle reviendra à un notaire bedonnant. De toute façon, je ne veux pas me mêler à ce spectacle impérialiste.
— Dommage que tu ne puisses pas agir comme ton maître, Henri Bourassa. Amusant tout de même : pour éviter la visite des impérialistes à Québec, le bonhomme s'en va faire un séjour au milieu d'eux, au Royaume-Uni.
— Il va s'informer de la situation politique dans la métropole.
Tout un contingent de l'Association catholique de la jeunesse
canadienne-française, dont Edouard, s'était massé sur le quai au moment où le chef nationaliste gravissait la passerelle le conduisant sur le transatlantique.
— Surtout, comme le spectacle promet d'être tout à fait fidèle à la version de l'histoire enseignée dans les collèges de la province, il se dérobe à l'obligation de formuler des commentaires favorables, grommela Alfred.
Il demanda après une pause :
— A part nous deux, qui préférons priver le bon peuple de nos talents de comédiens, des Picard s'illustreront-ils dans
ce merveilleux spectacle ?
— Ma sœur fera la coquette dans une grande robe ornée d'un faux-cul de taille royale en compagnie de François Ier, et ma mère attirera des regards admirateurs du haut d'un cheval du club de chasse de Québec, dans la scène de la cour de Henri IV.
—Je ne doute pas qu'Élisabeth paraîtra au mieux dans une grande robe, un peu de son jupon affiché aux regards. Et pour ton information, les femmes du début du XVIe siècle ne portaient pas de faux-cul, mais des paniers sur les hanches.
Alfred avait au moins retenu cela de son expédition à l'Assemblée législative, afin de contempler les dessins de vêtements anciens produits par Charles Huot et Mary Bonham. Il avait vendu des centaines de verges de tissu à des femmes désireuses de s'accoutrer comme leurs ancêtres.
Puisque son oncle ne semblait pas susceptible de retrouver son humeur gouailleuse habituelle, Edouard précipita un peu sa visite près du losange tracé sur les pelouses à l'ombre des murs de la vieille prison. Après son départ, Alfred resta planté debout, une main sur la perche la plus haute de l'enclos maintenant vide. Quand les cavaliers et les montures revinrent une demi-heure plus tard, Thalie sauta prestement par terre pour courir vers lui.
— As-tu apprécié la promenade ? demanda-t-il en lui tendant la main.
— ... Oui, admit-elle un peu à contrecœur.
— Mais...
— Ce garçon nous a tenus en laisse. Pas moyen d'aller où je le voulais.
Elle aussi, plus tard, tiendrait à se livrer à des excursions sans contrainte.
La main entre ses cuisses caressait un sexe mouillé et totalement accessible, car le pantalon de batiste reposait depuis un long moment dans le panier de pique-nique. Couchée sur le flanc, la jupe et le jupon troussés autour de la taille, Marie haletait un peu, le visage dissimulé dans le cou de James. Sa main droite s'agitait de nouveau sur le sexe durci. La gauche tenait un mouchoir contre son extrémité, afin d'éviter d'être éclaboussée de sperme. Même avec un époux aussi tolérant que le sien, des traînées blanches sur sa robe feraient mauvais genre.
— Si tu te mets sur le dos... commença l'homme.
— Sans un habit de scaphandrier, ce plongeur restera dehors. Je suis très fertile, et je ne désire pas ajouter un descendant de l'Ecosse à ma famille.
Comme pour le consoler, Marie agita sa main plus vivement, fit passer ses doigts sur le gland découvert, forçant son amant à respirer bruyamment. Les jeux de main se poursuivirent jusqu'à un nouvel orgasme de part et d'autre. Dès que les doigts quittèrent son entrejambe, la jeune femme rabattit son jupon et sa jupe. Même si, depuis leur arrivée dans ce bosquet, personne n'avait interrompu leur petit conciliabule amoureux, elle ne tenait guère à se donner en spectacle. A ses côtés, James posa la main sur sa braguette, constata que son sous-vêtement, et même son pantalon, étaient visqueux.
—Je vais essayer de faire une petite toilette.
Un moment plus tard, l'homme se tenait accroupi près de la rivière, afin de tremper son mouchoir dans l'eau avant de le tordre un peu. Pendant un moment, il tenta de se débarbouiller, puis à la fin déclara :
— Cela ne donne rien, je dois tout enlever.
Après avoir regardé autour de lui, il chercha un buisson assez dense derrière lequel se réfugier, avant d'enlever son pantalon, et même la longue combinaison de coton portée dessous. Le sous-vêtement lui servit finalement de serviette pour essuyer son corps. Insatisfait du résultat, il alla le tremper dans l'eau, puis recommença l'opération.
La vue de son compagnon à demi nu, penché au-dessus de l'eau, provoqua un fou rire incontrôlable chez Marie, au point d'en avoir les larmes aux yeux. L'homme rejoignit bien vite le petit bouquet d'arbustes pour terminer sa toilette sommaire, remit son pantalon avant de venir vers elle, rougissant
—J'étais trop englué pour rentrer comme cela, grommela-t-il en guise d'excuse.
— Tout de même, cela ne fait pas bien discret, répondit-elle en essuyant les larmes sur ses joues et en réprimant ses derniers élans de rire.
Le pantalon de lin gris demeurait mouillé tout autour de la braguette, ce qui laissait une large tache sombre.
—Je sais, on dirait que j'ai pissé sur moi... commenta-t-il. Pardon, je ne devrais pas parler comme cela devant une dame. Le tissu séchera avant notre arrivée à Québec.
— Après cela, fit-elle en désignant la grande couverture, je pense que le gros mot porte moins à conséquence. C'est à mon tour d'utiliser la petite cabine d'essayage.
Marie récupéra son pantalon dans le panier d'osier avant de regagner le buisson. La combinaison de James demeurait sur le sol, largement imbibée d'eau. Elle s'accroupit, utilisa un bout du tissu pour essuyer son sexe un peu poisseux, étourdie par l'intimité du geste, urina un peu en espérant que le bruit ne se rende pas aux oreilles de son compagnon, puis enfila son sous-vêtement et attacha le ruban autour de sa taille. Elle prit la peine de tirer siir ses bas, qui avaient glissé
jusqu'à mi-jambe.
Un moment plus tard, elle retrouva l'homme plié en deux pour ramasser la couverture. De la main, elle lui caressa les fesses en notant, de nouveau agitée d'un fou rire :
— Tu es nu sous ce pantalon, coquin.
— Comme je ne pense pas que nous ayons le temps d'attendre que mon sous-vêtement sèche, observa-t-il en se redressant, les joues rouges, je n'ai pas le choix. Mais si tu ne veux pas reprendre nos jeux, garde tes mains pour toi...
Marie constata que le sexe, à moitié durci après cette simple caresse, tendait un peu le tissu du pantalon. Son aptitude à lui procurer une érection au moindre toucher la ravissait. Elle l'effleura encore de la main en disant:
— Malheureusement, ma petite récréation se termine maintenant. Je dois retrouver mes enfants.
L'homme tenait la couverture dans ses mains. Elle l'aida à la replier, la posa sur son bras, puis main dans la main, ils revinrent vers la voiture. Le cheval avait tiré suffisamment sur sa longe pour la détacher et s'éloigner un peu dans le pré. L'abondance de l'herbe verte l'avait heureusement empêché de regagner la route.
— Comme tu vois, aucun voleur de chevaux dans les environs, constata Marie.
— Mais si cet animal s'était mis en tête de retourner seul vers son écurie, nous aurions l'air fin.
— Surtout toi : marcher des milles et des milles nu sous ton pantalon mouillé, cela ne se fait pas.
— ... Cela se voit ?
Elle éclata de rire en mettant la couverture à l'arrière de la banquette, puis précisa :
— Pas tant que cela. Seules les femmes le remarqueront.
James rangea le panier à sa place, tendit la main pour l'aider à grimper dans le coupé, le contourna afin de prendre place à côté d'elle, puis cria: «Allez, hue, à la maison!» en faisant claquer les rênes sur le dos du cheval. Pendant la presque totalité du trajet, c'est-à-dire jusqu'à ce que la voiture pénètre dans le périmètre de la ville, Marie laissa reposer son corps contre le flanc de son compagnon, sa tête sur son épaule. De la main, elle caressait sa cuisse à travers le pantalon, remontait régulièrement jusqu'à effleurer le sexe afin de le maintenir en état de semi-érection. Elle éprouvait une surprise renouvelée, presque de l'émerveillement, pour sa faculté de susciter une telle excitation. Cela ne lui était arrivé qu'avec Thomas Picard, à un âge et dans une situation où, sans trop comprendre ce qui se passait, elle ne pouvait que subir. James, si facilement rougissant, poli, attentionné, ne la menaçait pas du tout. Bien au contraire, elle se sentait en plein contrôle de sa vie, de son désir pour lui.
— Où dois-je te déposer ? demanda-t-il en s'engageant dans la rue du Pont.
— Le mieux serait d'emprunter la Côte-du-Palais, puis de me laisser descendre rue des Remparts.
Le corps bien raide maintenant, les deux mains dans son giron, elle essayait d'incarner le rôle d'une femme respectable, conduite par un cousin, sinon un ami de la famille. A l'endroit convenu, James arrêta le cheval près du trottoir, fit le tour de la voiture afin de l'aider à descendre. Au moment où elle posait le pied sur le pavé, il demanda :
— Pourrons-nous nous revoir?
— ... J'aimerais bien.
— Ce sera un peu plus difficile. Frank Lascelles entend tenir des répétitions tous les jours, avec la date des spectacles qui approche. Et le soir...
— ... Je suis avec ma famille.
Elle baissa les yeux, les releva après un moment pour continuer :
—J'aimerais te revoir avant ton départ.
— Alors ce sera certainement possible.
Mine de rien, il réussit à saisir ses doigts pour les serrer un peu, puis monta précipitamment dans la voiture. Marie retrouva son sourire en regardant ses fesses se découper sous la fine toile de lin, puis elle se dirigea vers l'intersection de la rue Sainte-Famille. Elle emprunta bientôt la rue Couillard, ralentit le pas devant la maison Béthanie, tourna les yeux vers la construction aux fenêtres en ogive. L'immeuble gardait un air lugubre, ou peut-être cela tenait-il seulement à la conscience qu'elle avait de la somme des malheurs enfermés dans ces lieux.
Quelques minutes plus tard, Marie gravit l'escalier à l'arrière du commerce familial puis ouvrit la porte donnant dans la cuisine. Thalie devait se tenir à l'affût, car elle apparut tout de suite à l'entrée de la pièce pour demander:
— Maman, as-tu soupé ?
Il serait bientôt sept heures. Visiblement, la famille avait opté pour un repas hâtif, car de la vaisselle sale traînait dans l'évier.
— Oui, j'ai mangé, mentit-elle en tendant les mains.
La fillette vint se blottir contre elle, l'enserra dans ses bras, le visage contre son chemisier, la tête arrivant juste sous ses seins. Alfred apparut dans l'embrasure de la porte, le regard chargé de questions, les lèvres soudées pourtant.
— Pourquoi t'inquiètes-tu de savoir si j'ai mangé? questionna Marie en caressant les cheveux de sa fille.
— Nous voulons aller faire une promenade sur la terrasse. Viens-tu avec nous ?
La jeune femme plongea ses yeux dans ceux de son mari. Après un silence très lourd, ce fut lui qui répondit :
— Bien sûr, maman viendra avec nous. Tu prends un châle ? Tu risques d'avoir froid.
La gamine s'esquiva au pas de course. Les yeux d'Alfred sur sa femme devinrent inquisiteurs, cherchant des traces du péché. La jupe lui parut un peu froissée et la tresse, soigneusement nouée sur sa nuque ce matin, pendait entre ses omoplates, un peu lâche. A la fin, il murmura :
— Toi aussi, tu devrais prendre une petite laine.
Puis il se retira, rejoignit les enfants déjà debout devant la porte. Thalie saisit spontanément la main de sa mère et, dès qu'ils furent sur le trottoir, celle de son père, résolue à servir de trait d'union entre ses deux parents. Mathieu, plus circonspect, suivit un pas derrière. Ils empruntèrent la rue du Trésor, traversèrent la place d'Armes et marchèrent sous les yeux du Samuel de Champlain de bronze érigé là depuis dix ans.
Pendant un moment, ils se tinrent près de la balustrade de fonte, le regard sur le fleuve. Puis Alfred proposa, la voix un peu plus sereine :
— Alors, goûterons-nous l'un de ces fameux cornets de glace venu des Etats-Unis ?
— Oh oui ! clama Thalie alors que Mathieu répondait d'un sourire gourmand.
Déjà, une gravure de 1807 montrait une jeune femme mangeant de la crème glacée dans un cône au restaurant Frascati, à Paris. Pourtant, au début du XXe siècle, quelques Américains, dont le New-Yorkais Italo Marchioni et l'habitant du Missouri Ernst Hamwi, revendiquèrent l'invention de ce produit. En 1908, ces minces biscuits façonnés en forme de cône, où l'on pouvait mettre une ou plusieurs boules de crème glacée, attisaient toutes les convoitises.
Les membres de la famille se dirigèrent vers le kiosque afin de passer leur commande et Alfred paya. Au moment de revenir sur la terrasse, l'homme regarda Marie dans les yeux, lui tendit son bras. Elle le saisit, le serra de la main en prenant une bouchée de son cornet. Une ondée de larmes lui monta aux yeux.
— Et maintenant, déclara le père, êtes-vous assez courageux pour marcher jusqu'à l'Assemblée législative ? Il paraît que l'édifice sera illuminé.
— D'accord, répondit Thalie. Si nous sommes fatigués en revenant, nous en prendrons un autre.
Sur ces mots, elle mordit dans la friandise et prit la main de son père puis Mathieu, lui, celle de sa mère. Pour un moment du moins, ils incarneraient la famille exemplaire.
Chapitre 18
Le soir du 18 juillet, alors que son séjour à Québec s'achevait, James McDougall vit ses premiers Indiens. Pourtant, ceux-ci ne ressemblaient guère à ce qu'il avait imaginé. Debout près du quai de la gare du Canadien Pacifique, il regardait des hommes, des femmes et des enfants descendre des wagons. D'un côté, tous portaient des vêtements de type européen, ce qui réduisait considérablement l'exotisme. De l'autre, ils présentaient des traits mongoloïdes nettement accusés, des cheveux noirs et raides et une peau très foncée. Certains venaient d'aussi loin que des plaines de l'ouest, les autres de l'Ontario, et quelques-uns des réserves iroquoises de la région de Montréal.
Un grand type dégingandé marcha vers lui. Ses cheveux sombres, d'un noir de corbeau, lui tombaient sur les épaules. Son veston de velours élimé s'ouvrait sur une chemise à moitié boutonnée.
— Monsieur American Horse, demanda James d'une voix hésitante, mais plutôt amusé par le patronyme.
— C'est moi. Vous avez le montant convenu ?
L'assistant de Frank Lascelles chercha dans la poche intérieure de sa veste et sortit une enveloppe épaisse de deux pouces pour la lui tendre. Il remarqua :
— Tous les autres comédiens vont jouer gratuitement.
— Tous les autres comédiens interprètent leur histoire, ils se mettent en scène. Nous venons jouer le rôle des méchants Sauvages. Cela mérite un salaire. Puis ne vous sentez pas trop généreux: deux cents personnes se partageront cinq mille
dollars, pour une semaine de travail.
Bien sûr, venir jouer les Sauvages, d'abord peu disposés à se faire enfoncer la «civilisation» dans la gorge, et ensuite soumis à l'œuvre missionnaire, méritait une compensation.
—Vous avez prévu un moyen de transport pour nous ?
— Cinq voitures de tramway attendent devant la gare. Elles vous conduiront à proximité du campement, mais vous devrez faire la dernière partie à pied.
American Horse retourna auprès de ses compagnons afin de répartir entre eux les bagages à transporter, puis il revint à la tête du groupe vers l'assistant du metteur en scène. Celui-ci ressentit une vague inquiétude à l'idée de servir de guide à ces terribles guerriers. Toute son enfance, il avait dévoré de mauvais romans, payés quelques pennies, racontant les péripéties de la conquête de l'Ouest. Aussi s'attendait-il un peu à entendre retentir un chant de guerre lugubre dans son dos.
En arrivant sur le trottoir, il remarqua plusieurs dizaines de gamins massés près des tramways. Eux aussi, attirés par des articles de journaux accrocheurs, venaient contempler les affreux barbares de leurs manuels d'histoire. Alors qu'hommes, femmes et enfants montaient dans les voitures, il demanda encore à son compagnon :
—Vous avez vraiment fait partie du spectacle des Rough Riders de Buffalo Bill ?
— Pendant une dizaine d'années.
—Vous avez donc participé à ses grandes tournées.
—A Londres, à Paris, à Berlin, énuméra American Horse.
En vérité, cet homme serait le seul véritable professionnel, avec Frank Lascelles, à participer au grand pageant de Québec. Son expérience dépassait d'ailleurs de beaucoup celle de son employeur. En conséquence, son contrat prévoyait que lui
seul dirigerait le travail des figurants d'origine amérindienne.
— Et vous connaissez les commémorations de ce genre ?
— Je faisais partie du spectacle offert dans le cadre de l'Exposition universelle de Chicago, en 1892. Nous avons en quelque sorte sauvé cet événement, qui ne marchait pas très bien avant notre arrivée.
— La célébration du quatrième centenaire du voyage de Christophe Colomb, ajouta James, un peu admiratif.
American Horse s'éloigna afin de compléter la répartition de sa grande équipe entre les tramways. L'assistant du metteur en scène le rejoignit dans le premier d'entre eux. Au moment où les voitures commencèrent à rouler, il remarqua plusieurs centaines d'hommes près de la gare, vêtus d'uniformes militaires, formant les rangs. Ces miliciens venus des quatre coins du Canada devaient rejoindre leur camp, établi dans le parc Savard. De nombreux autres monteraient leurs tentes de l'autre côté du fleuve, à Lévis.
Dans le cliquetis des roues de fonte sur des rails d'acier, les tramways poursuivirent leur progression jusqu'à la Haute-Ville. Les passagers allaient de surprise en surprise : la plupart se trouvaient pour la première fois dans une ville. Si des badauds les contemplaient depuis les trottoirs, eux admiraient les grands édifices de pierre ou de brique, les rues pavées. Trente minutes plus tard, ils descendirent la Grande Allée, puis s'engagèrent à pied dans le chemin menant à leur grand village de toile, érigé à l'ouest des plaines d'Abraham.
James McDougall conduisit son détachement vers des tentes éclairées à l'électricité. Cette anomalie illustrait bien à elle seule toute l'ambiguïté des commémorations historiques : le passé mis en scène était reconfiguré en fonction des fantasmes du présent.
Alors que les familles se distribuaient les tentes de forme conique, rappelant celles des plaines de l'ouest plutôt que les cabanes des indigènes de l'est, American Horse demanda encore :
— Où sont les costumes ?
— Dans la petite construction, là-bas. Nous avons tout fait préparer en diverses tailles. Il faudra que vos employés se les répartissent au mieux entre eux. Vous comprenez que nous n'avions les mensurations de personne. Tout le monde devra porter le sien dès demain matin, et pendant toute la durée des festivités. Des visiteurs vont sans cesse venir dans ce village.
L'Amérindien lui adressa un sourire en coin, puis murmura:
— Etes-vous déjà allé au zoo de Londres ?
— ... Oui.
— Ici, c'est juste un peu mieux : il n'y a pas de cage.
Le jeune Écossais tourna sur lui-même pour regarder les tentes formant des rangées bien droites. Dès le lendemain, des centaines de curieux circuleraient en ces lieux, désireux de voir de près ces terribles Sauvages à qui le cinéma américain donnait une nouvelle popularité.
— C'est le contrat que vous avez signé, précisa-t-il, un peu embarrassé.
— Et que nous allons honorer, conclut l'homme en tendant la main.
James la serra, puis se décida à regagner son hôtel à pied. En plus d'être payées, ces personnes se voyaient offrir leurs costumes de scène. D'un autre côté, ils seraient en représentation toute la journée, afin que les bonnes gens de Québec puissent se familiariser avec leurs mœurs primitives... dans des tentes éclairées à l'électricité.
Le lendemain, tout de suite après son retour de la messe, Édouard monta dans sa chambre pour redescendre bientôt, vêtu de son « suisse ». Quand il prit sa place à la table familiale, son père l'interpella en riant:
—Je ne croyais jamais voir cela: mon fils affublé de ce costume de laine ridicule en plein cœur de l'été. Tu t'ennuies à ce point du cours classique ?
— Tu le sais bien, c'est à la demande des dirigeants de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française. Cet accoutrement doit nous identifier, un peu comme les rubans ou les baudriers portés par les membres d'une société fraternelle lors d'une parade.
— Afin de montrer à nos bonnes gens que les collégiens de partout, les élites de demain, marchent en rangs serrés et dociles derrière nos saints curés, pour la gloire de Dieu et la grandeur de la nation.
Le garçon lui adressa un sourire contraint et remarqua en secouant la tête :
— Quand tu parles comme cela, on dirait oncle Alfred.
— Ce qui prouve que malgré toutes ses facéties, il connaît parfois des moments de grande lucidité.
—Je me demande comment il parle de toi, en famille.
Innocente, la remarque laissa tout de même Thomas songeur.
Le long purgatoire d'Edouard s'achèverait, dans moins d'un an. Après une distribution de prix où il ne recevrait rien, riche d'un baccalauréat ès arts qu'il croyait complètement inutile, il prendrait sa place au grand magasin. En conséquence, ses relations avec son père prenaient une allure de camaraderie où certaines reparties audacieuses trouvaient leur place.
— Tu risques d'avoir très chaud, habillé de cette façon, intervint Elisabeth, désireuse d'éviter que la conversation ne continue sur la politique. Vous serez des milliers, on pourra vous suivre à l'odeur dans les rues de Québec.
— L'odeur de sainteté, sans soute, observa son père. Sans compter le discours de l'ineffable Adjutor Rivard, que vous écouterez debout en plein soleil.
— Si vous vous mettez à deux contre moi, maintenant !
Le garçon garda sa bonne humeur et avala son repas en vitesse afin de rejoindre ses amis au plus tôt. Quant à Eugénie, perdue dans ses pensées, elle jouait avec sa nourriture du bout de sa fourchette.
Un peu avant une heure, Édouard serra la main de Fernand devant le Manège militaire, envieux de son statut universitaire: il lui permettrait de défiler revêtu de son costume de ville.
— Nous serons combien, finalement? demanda-t-il en contemplant la petite foule autour de lui.
— Environ cinq mille. L'Université Laval et le Petit Séminaire fournissent le contingent le plus important, mais des élèves viennent de partout dans la province.
Le mouvement nationaliste tenait à démontrer sa force en rassemblant un pareil effectif. Lentement, la cohorte se forma, les jeunes gens se regroupant selon leur institution d'appartenance. Certains d'entre eux portaient des banderoles ou des panneaux où figurait le nom de celle-ci. D'autres préféraient agiter le drapeau Carillon-Sacré-Cœur.
Curieusement, il revenait d'ouvrir la procession au chef de la police municipale, Emile Trudel, revêtu d'un uniforme d'apparat chamarré et monté sur un cheval. Juste derrière lui, un détachement des troupes franches de la marine, dans un uniforme de drap gris orné de boutons de cuivre, un mousquet sur l'épaule, rappelait la lutte acharnée entre les Français et les Anglais menée au milieu du XVIIIe siècle. Les figurants recrutés et vêtus par William Price afin de jouer le rôle des troupes de Montcalm dans une grande messe impérialiste se trouvaient conscrits pour l'importante démonstration nationaliste. Juste derrière les militaires défaits au moment de la Conquête venait un détachement de zouaves, les combattants du pape. La confusion entre l'Eglise et la nation, entretenue par les autorités religieuses et proposée aux élèves des collèges, s'exprimait très clairement ce dimanche après-midi.
Les membres de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française assumaient cet amalgame idéologique avec enthousiasme. La procession se mit en marche au son du O Canada. Les mots «Comme ton bras sait porter l'épée, Il sait porter la croix» résonnèrent dans la Grande Allée, puis dans l'avenue Dufferin. Les manifestants défilèrent devant le palais législatif, puis empruntèrent la Côte-d'Abraham afin d'atteindre la Basse-Ville. Par les rues Saint-Joseph, Saint-Paul et Saint-Pierre, ils contournèrent la falaise, afin de passer par la place Royale, le berceau de l'Amérique française, avant de revenir dans la Haute-Ville grâce à la Côte-de-la-Montagne.
Bientôt, tous les collégiens et les universitaires se regroupèrent sur la place d'Armes, sous les murs du Château Frontenac. De part et d'autre de la statue de Champlain, les troupes franches de la marine et les zouaves pontificaux formèrent des haies martiales. Quelques notables, dont le gouverneur général, une poignée de politiciens, des chefs religieux et nationalistes, occupaient les banquettes d'une petite estrade. Des badauds vinrent à l'extrémité est de la terrasse Dufferin afin de voir ce qui se passait. La cérémonie
put enfin commencer.
Le président de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française, Maurice Dugré, avait marché au premier rang de la procession avec une grande couronne de fleurs dans les bras. Il la déposa au pied de la statue, puis livra un discours convenu sur la grandeur réunie de Samuel de Champlain et François de Laval : toujours cette réunion d'un laïc et d'un religieux, comme si le passé ne pouvait exister sans la présence de l'Église. Le président de la société Saint-Jean-Baptiste de Québec, l'avocat Adjutor Rivard, lui succéda. Croyant être un littérateur de talent, une prétention dont doutaient tous ses contemporains, il prononça une allocution longue et ampoulée. D'une avalanche de mots, Edouard ferait un compte rendu très succinct à son père : du haut du ciel, assis sur un nuage, Samuel de Champlain bénissait la nation catholique et française d'Amérique.
Surtout, l'orateur se crut obligé de déclamer La Prière du Canadien français au père de la Nouvelle-France. La première strophe suffit à assommer le jeune homme :
Depuis ce jour, Champlain, bon Français de Saintonge,
Où ta barque accosta Vancien Stadaconé,
Depuis qu'à coups de hache a pris forme ton songe,
A l'horloge du temps trois cents ans ont sonné!
Et nous, fils des héros qu 'un triple siècle embrasse,
Sur ta tombe, devant ton image, à genoux,
Partout le cher pays où nous baisons ta trace,
Nous t'allons demandant, nous ton sang, nous ta race:
O Père ! es-tu content de nous ?
Heureusement, les autres strophes commises par le Français Gustave Zidler, l'«oncle» des Canadiens français, lui échappèrent totalement. Après le O Canada chanté de nouveau avec âme, alors que les drapeaux Carillon-Sacré-Cœur battaient au vent, la foule hurla trois fois son «Vive le roi». Dans les secondes suivant la fin de l'interminable pièce oratoire et ces exclamations patriotiques un peu contradictoires, le garçon joua des coudes pour rejoindre son ami Fernand et lui proposer:
— J'ai mis deux bières dans la glacière avant de quitter la maison. Tu en veux une ?
Les nationalistes avaient joué leur partition à la marge des grandes fêtes du tricentenaire de Québec. Il ne restait plus qu'à attendre les grands personnages avant que les choses sérieuses ne commencent.
Le lundi 20 juillet, pendant que l'eau remplissait lentement la grande baignoire de porcelaine blanche, Eugénie contempla son reflet dans la psyché, une activité peu compatible avec la modestie et le mépris du corps un peu maladif enseignés au couvent.
Elle demeurait gracile, avec quelque chose de l'adolescence encore, malgré ses dix-neuf ans bien révolus. Sa peau très pâle ne présentait aucune marque, aucun défaut.
Du bout des doigts, elle apprécia la souplesse de ses seins, pinça un peu la pointe d'un rose si léger qu'il se distinguait à peine. Leur petitesse lui tira un soupir déçu. Si aucun des jeunes hommes ayant fréquenté le salon familial depuis quelques mois n'avait exprimé autre chose qu'un intérêt poli, cela tenait-il à sa poitrine menue et à ses hanches étroites ?
Bien sûr, la jeune débutante ne tenait pas compte du regard énamouré de Fernand Dupire. Parfois, elle craignait
que la bave se mette à couler sur le menton de cet admirateur.
— De toute façon, ce sont tous des benêts, soupira-t-elle, lassée.
Ce jugement péremptoire sonnait faux. Bien sûr, aucun d'entre eux ne cadrait vraiment avec ses attentes de couventine romantique et rêveuse. Québec manquait terriblement de princes charmants. Toutefois, que de jeunes avocats ou médecins lèvent le nez sur elle la blessait cruellement. Elle avait beau clamer son indifférence, même la très douce Élise Caron n'arrivait plus à dissimuler son scepticisme.
Au moment où Eugénie tendit les doigts afin de vérifier si l'eau du bain demeurait à la bonne température - le chauffe-eau alimenté au charbon avait la fâcheuse habitude de se vider très vite -, le flot du robinet d'eau froide se tarit soudainement. Elle joua avec la poignée, laissa glisser entre ses lèvres un gros mot que les ursulines ne lui avaient certes pas enseigné, puis passa la tête dans l'embrasure de la porte pour crier :
— Elisabeth, il n'y a plus d'eau.
Le ton exprimait un certain reproche. Sa belle-mère se trouvait dans sa chambre, à quelques pas. Elle arriva très vite.
— Un instant, je passe mon peignoir, bredouilla la jeune fille.
Cela tenait bien sûr à la pudeur apprise chez les religieuses. Surtout, elle entendait trop de remarques sur la silhouette de cette femme pour désirer permettre à celle-ci de faire la comparaison. Quand elle eut enfilé le vêtement de satin rose, elle ouvrit la porte et s'effaça pour la laisser entrer.
— Seul le robinet d'eau chaude continue de fonctionner.
Elisabeth commença par fermer celui-ci, puis celui de l'eau
froide, car un bruit désagréable se répercutait depuis un
moment dans les tuyaux vides. Elle vérifia ensuite si le robinet du lavabo offrait de meilleurs résultats, sans succès. Au même moment, une voix parvint du rez-de-chaussée :
— Madame, nous manquons d'eau dans la cuisine.
La maîtresse de maison se dirigea dans le couloir pour répondre à Jeanne, la domestique, debout au pied de l'escalier:
— C'est la même chose en haut. Fermez tout. Je suppose qu'il y a un problème avec l'aqueduc municipal.
Quand elle revint auprès d'Eugénie, elle continua :
— Tu as assez d'eau pour prendre ton bain. Mais ensuite, ne le vide surtout pas. Nous en aurons besoin pour actionner la chasse de la toilette. Je vais monter un seau.
— ... Tu n'es pas sérieuse?
— Nous ne savons pas combien de temps durera cette panne. Je suis certaine que tu ne tiens pas à voir les excréments s'accumuler dans la cuvette.
Eugénie plissa le nez et lui fit la mine la plus dégoûtée possible.
— Alors, conserve précieusement l'eau de ton bain. L'étape suivante, quand il n'y en aura plus, sera de descendre les pots de chambre qui traînent dans le grenier.
À la veille des grandes commémorations, alors que les touristes s'entassaient dans les hôtels et les auberges, et que la plupart des familles accueillaient des parents venus profiter des festivités, l'aqueduc souffrait d'un bris majeur. Pendant vingt-quatre heures, l'eau manquerait pour étancher sa soif, faire la cuisine... et pour actionner les dizaines de milliers de chasses d'eau de la ville.
Après tous ces mois d'agitation fébrile et d'angoisse vécus par les organisateurs des fêtes du tricentenaire, on se trouvait enfin au moment de l'arrivée des grands personnages. Le 20 juillet 1908, en soirée, toute la population de Québec et des paroisses environnantes semblait s'être massée près du fleuve. Près des quais, sur la terrasse Dufferin, dans la rue des Remparts, dans le petit parc Montmorency, connu jusqu'à tout récemment comme le parc Frontenac, et même sur le flanc de la falaise là où les pentes ne se révélaient pas trop abruptes, des dizaines de milliers de personnes attendaient, les yeux fixés vers l'est.
— S'ils n'arrivent pas bientôt, nous ne verrons rien à cause de l'obscurité, dit Eugénie, la mine boudeuse.
— Mais l'astre du jour s'arrêtera pour toi, se moqua Édouard à son côté.
Elle lui jeta un regard assassin, ferma son ombrelle car, à huit heures, les rayons du soleil ne risquaient plus de gâcher son teint de blonde. Sa silhouette fine se trouvait avantageusement soulignée par une robe de mousseline blanche. A ses pieds, des souliers de chevreau de même couleur témoignaient des ressources que le magasin Picard offrait aux élégantes.
—Je vois un panache de fumée, s'écria bientôt le garçon en se haussant sur la pointe des pieds. Ce sont eux.
Un murmure parcourut la foule, partant de la pointe est de Québec jusque vers les plaines d'Abraham.
— Le navire du Canadien Pacifique doit arriver ce soir, dit Thomas.
Elisabeth prit le bras de son mari. Comme d'habitude, sa mise demeurait modeste, tout en flattant sa silhouette. Tête nue, ses cheveux blond foncé prenaient une teinte vieil or en captant les derniers rayons du soleil. Elle aussi gardait ses
yeux bleus sur le fleuve.
— Non, ce n'est pas l'Empress of Ireland, rétorqua le garçon après un moment. Puis j'en vois d'autres à l'arrière. C'est bien une escadre.
Pendant de longues minutes, tous les spectateurs attendirent de voir les grands navires passer, deux par deux, dans le chenal encadré par l'île d'Orléans et la côte de la rive sud. A cette distance, ils paraissaient hérissés d'aiguilles d'acier.
— Ce sont des cuirassés, déclara Edouard. Quatre coques de fer, chacune armée d'autant de canons qu'une citadelle. Ils raseraient Québec en dix minutes.
— Le grand général qui nous fait la leçon, fit Eugénie en ricanant.
— Amiral. Dans le cas de la marine, on parle d'amiral. Ce sont des navires comme ceux-là qui permettent au Royaume-Uni de dominer le commerce.
— L'Allemagne construit aussi les siens, remarqua Elisabeth.
— Mais pas au point de présenter une menace, lui objecta le garçon.
Son enthousiasme aurait pu laisser croire que les enseignements d'Henri Bourassa sur les dangers du sentiment impérialiste s'estompaient dans son esprit. En réalité, son admiration englobait spontanément le tramway électrique, les véhicules automobiles et les cuirassés anglais... ou allemands.
Thomas préféra ne pas lui rappeler que ce spectacle tenait au désir du Royaume-Uni de pousser le Canada à construire des navires de guerre pour les lui offrir. Le moment ne se prêtait pas à ce genre de discussion.
— Il s'agit de l'Albermarle, du Rus se II, de l'Exmouth et du Duncan, continua Édouard, citant de mémoire l'article du Soleil parcouru le matin. Et derrière, le navire plus petit, c'est
un croiseur, l'Arrogant.
Si le garçon s'était efforcé de prononcer le nom des premiers bâtiments à l'anglaise, il ne se donna pas cette peine pour le dernier. Malgré la distance, quand les navires jetèrent enfin l'ancre sous les murs de la Citadelle, le bruit des chaînes dans les dalots retentit très clairement jusqu'aux oreilles des spectateurs.
— Ne devait-il pas y avoir six navires? demanda Thomas.
— Il manque encore l'lndomitable, avec le prince de Galles à son bord, expliqua le garçon. Il arrivera dans deux jours.
—Je crois voir un autre panache de fumée, et d'après mon expérience, ce n'est pas un paquebot.
Parce que la lumière déclinante empêchait de bien distinguer les bâtiments à l'horizon, Edouard écarquilla les yeux. A la fin, excité, il affirma :
— On dirait un pavillon tricolore. Il ne peut s'agir que du Léon-Gambetta.
Plus petit, moins chargé de canons, le croiseur-cuirassé français faisait un peu piètre figure à côté des navires anglais. Sa présence permettait de souligner en quelque sorte la supériorité de ces derniers. Fort courtois, sensible à l'effet produit s'il était arrivé le premier dans ces eaux britanniques, le vice-amiral Horace Anne Alfred Jauréguiberry avait attendu dans le golfe le passage des bâtiments de la métropole, pour s'engager derrière eux.
— Et celui-là ? demanda Eugénie en tendant le doigt.
— Très vraisemblablement l'Empress of Ireland, conclut Thomas. Il ne manquait plus que lui au rendez-vous.
Aucune catastrophe n'avait donc englouti la brochette de notables venus enrichir les festivités de leur présence.
— Nous rentrons ? proposa le marchand après un silence.
Elisabeth acquiesça. Le temps devenait agréablement frais, après une journée très chaude. La famille convint de rentrer à pied.
— Ce sont de véritables forteresses, expliqua Alfred à son fils, en reprenant à peu près les mêmes mots que son neveu Edouard, ce qui trahissait les mêmes lectures matinales. Quand tous les canons tonnent en même temps, le navire vibre des huniers à la quille.
Le boutiquier usait d'une certaine licence littéraire, car ces immenses cathédrales de fer n'arboraient plus de huniers, seulement de petits mâts pour accrocher des pavillons.
Marie et Thalie se tenaient derrière eux, un peu lassées d'un spectacle qu'elles distinguaient imparfaitement, entre les épaules de tous ces hommes. Un moment, la fillette avait fait mine de grimper sur le petit parapet entourant le parc Montmorency, pour se voir ramenée au sol par une poigne maternelle aussi solide qu'impérative. Finalement, quand Mathieu assumait son rôle de gardien, il se montrait plutôt tolérant envers son esprit d'aventure.
Eux aussi avaient entendu les chaînes des ancres glisser dans les dalots. Ces six navires de guerre, à portée de canon des murs de la ville, rappelaient le temps où les flottes ennemies venaient encore menacer Québec, des bâtiments des frères Kirke jusqu'au Lowestoffe qui, en 1760, avait scellé le sort de la Nouvelle-France.
— Maintenant que le Royaume-Uni et la France, réunis par l'Entente cordiale, assurent ensemble notre protection, ironisa Alfred, nous pouvons aller dormir en toute sécurité.
Marie prit son bras, chercha la main droite de Thalie avec sa gauche. Du haut de ses onze ans, Mathieu suivit derrière.
À peine avaient-ils effectué quelques pas, qu'ils se trouvèrent face à une autre famille, semblable en tout point, si ce n'était les enfants, plus âgés.
— Thomas, mon cher frère, s'exclama Alfred en tendant la main. Tu es venu aussi voir la fière Albion étaler sous nos yeux toute sa puissance militaire.
— Une occasion qui ne se présente que tous les cent ans : impossible de rester chez soi en ce jour.
Très vite, le malaise entre eux devint palpable. L'aîné tendit la main à Elisabeth en continuant :
— Madame, décidément vous présentez mieux que personne les vêtements du magasin Picard. Avec ceux de ma petite boutique, vous seriez parfaite. Seule la mode de Paris convient à votre beauté.
— Cessez de me taquiner. Vos deux modèles rendent plus justice que moi à votre marchandise. Je ne ferais que tout gâcher.
Alfred répondit d'un sourire, tendit successivement la main à Edouard et à Eugénie. Un silence insupportable s'installa ensuite entre eux. Thomas n'osait pas saluer Marie : au mieux, il se heurterait à son mutisme. Au pire, elle pouvait hurler de nouveau les accusations lancées près de douze ans plus tôt, dans les locaux administratifs du grand magasin. Lors de ses nuits d'insomnie, le «salaud» retentissait encore à ses oreilles.
Rougissante, Elisabeth tenta de sauver la situation. Elle s'approcha de Marie, sa main gantée tendue, prit d'autorité celle de sa vis-à-vis puis plantant ses yeux dans les siens, lui adressa ses mots :
— Je suis heureuse de vous revoir, Madame, après toutes ces années.
— ... Moi aussi. Vous.
La précision se révélait inutile. Son corps tendu, son regard accroché à celui de la jeune femme et qui cherchaient à exclure tous les autres, parlaient d'eux-mêmes.
—Je vous reverrai peut-être pendant les spectacles historiques.
— Non, souffla Marie. Je dois m'occuper du commerce.
— Nous aurons sûrement une autre occasion.
— Peut-être.
Le ton de Marie montrait que cette éventualité ne lui répugnerait pas. Elisabeth lâcha la main, adressa un sourire à Mathieu et à Thalie, puis rejoignit sa famille, deux pas derrière elle. Thomas toucha son chapeau dans un dernier salut, puis guida les siens vers la rue Buade.
— C'est le destin, murmura Alfred en offrant son bras à son épouse. Parmi toutes ces personnes, faire cette mauvaise rencontre... Rentrons chez nous.
Elle acquiesça d'un signe de tête, tendit la main à Thalie une nouvelle fois. Après quelques pas, la fillette demanda, un peu préoccupée :
— Tu n'aimes pas notre oncle ?
— Non, je ne l'aime pas.
Après cette scène, et les quelques autres qui s'étaient produites à l'identique au fil des ans, mentir ne servirait à rien. La difficulté vint avec les questions suivantes.
— Il t'a fait du mal ?
— ... Oui.
— Tu me racontes ?
— Non, ma belle. Ce sont des histoires de grandes personnes.
Le silence qui suivit cette rebuffade ne dura que quelques
minutes, le temps de contourner la basilique, de traverser le parvis et d'atteindre la rue de la Fabrique.
— Tu me dis toujours qu'il faut se raccommoder, quand on a une dispute.
Un silence inconfortable succéda à ces derniers mots. Au moment de déverrouiller la porte du commerce, Alfred prit sur lui de dire :
— Thalie, te souviens-tu du garçon qui maltraitait Mathieu l'automne dernier, puis celui qui s'est attaqué à toi, il y a quelques mois ?
L'événement s'avérait inoubliable. Un petit voyou avait cru trouver quelques sous dans les poches d'une gamine bien vêtue, de trois ou quatre ans plus jeune que lui. Sa victime lui réservait une surprise : un hurlement de rage, capable d'alerter tout un pâté de maisons, et trois solides coups de pied dans un tibia, avaient mis l'apprenti bandit en fuite.
— Personne ne t'a demandé de te réconcilier avec lui. C'était trop grave.
— Notre oncle a fait du mal à maman ?
Marie montait l'escalier sans bruit, heureuse d'échapper à l'obligation d'expliquer son attitude. De toute façon, pas un mot de plus ne serait sorti de sa gorge serrée.
— Oui. Parfois, ce qui se passe entre deux personnes rend ensuite tout rapprochement impossible. Tu peux comprendre cela, n'est-ce pas ?
La gamine le regardait de ses grands yeux. Mathieu, près d'elle, écoutait de toutes ses oreilles, sans émettre un son.
— Toi, tu lui parles encore.
—J'ai été très en colère contre lui, mais je sais qu'il éprouve des regrets. Puis c'est mon frère. Quoi qu'il arrive, ce lien existera toujours entre nous.
Elle posa ses grands yeux sur Mathieu, lui tendit la main. Avant de s'engager dans l'escalier, elle fit un grand signe d'approbation.
Depuis la malencontreuse rencontre avec Marie Buteau, Thomas gardait un masque maussade. Même la vue d'une multitude de personnes déambulant dans les rues avec des seaux ou d'autres contenants pleins d'eau n'arrivait pas à le faire sourire. La ville devait assurer une distribution d'urgence avec de grandes citernes montées sur des charrettes tirées par des chevaux de labour. Depuis la matinée, prendre le tramway devenait une aventure périlleuse, compte tenu des à-coups lors des arrêts et des départs. Tous ces contenants de fortune se vidaient à moitié sous le choc, avec comme résultat que les passagers sortaient de l'aventure trempés.
L'homme marchait devant, Elisabeth à son bras, sur le chemin Saint-Louis. Trois pas derrière, Edouard et Eugénie suivaient en silence, se demandant bien quel sombre secret de famille pouvait engendrer pareille tension. Après de longues minutes, Thomas murmura :
— Tu crois que c'est une bonne idée ?
— Que veux-tu dire ?
— Rencontrer Marie. Tu ne crains pas d'empirer les choses ?
— Penses-tu qu'elles pourraient être pires ?
Son époux songea que oui, vraiment, la situation pouvait dégénérer. Par exemple, sa belle-sœur pouvait hurler de nouveau ses accusations, cette fois avec une audience plus vaste que celle du grand magasin.
— Elle a raison de se sentir meurtrie, continua Elisabeth dans un souffle. Je pense qu'en parler avec moi rendra les choses plus faciles.
— ... Je ne doute pas de tes talents de pacificatrice, mais dans ce cas précis... C'est un peu comme avec notre aînée...
L'homme prononça les derniers mots encore plus bas, en jetant un coup d'œil vers l'arrière. La question du voyage en
Europe demeurait toujours en suspens. Seule la représentation théâtrale sur les plaines avait permis de réduire un peu la tension au domicile de la rue Scott, la vanité de la demoiselle se trouvant un moment satisfaite.
— Cela te surprendra peut-être, mais la rancune de Marie me semble moins dévorante que celle de ta fille.
La jeune femme demeura silencieuse un moment, puis poursuivit :
— Mais bien sûr, après m'avoir rappelé mon échec avec cette dernière, tu n'augmentes pas mon niveau de confiance face au défi que je viens de me mettre sur les épaules.
Thomas serra légèrement la main posée au creux de son coude droit, en guise d'excuse. Au moment où la famille dépassait l'intersection de l'avenue Dufferin, sur la Grande Allée, elle fut arrêtée par un attroupement qui débordait des pelouses du palais législatif jusque sur le trottoir.
Les hérauts d'armes montés sur leur palefroi, vêtus d'une cotte de mailles sur laquelle ils avaient enfilé une tunique ornée de l'écu de familles nobles françaises, une lance tenue bien droite, formaient deux haies martiales de chaque côté du «roi d'armes» nommé théâtralement Montjoie-Saint-Denis. La commémoration de la fondation de la ville de Québec s'encombrait d'une multitude de symboles très romantiques sortis tout droit d'un Moyen Age de fantaisie, nourri par la littérature populaire.
— Voilà donc le fameux crieur public qui excitait si fort l'ineffable Honoré-Julien-Jean-Baptiste Chouinard, ricana Thomas à mi-voix. Depuis des mois, il nous casse les oreilles avec ses réminiscences des romans de Walter Scott. Ce gars-là a maille à partir avec la chronologie.
— Et avec la géographie, commenta Elisabeth. Cet auteur est écossais.
— Mais certains de ses romans se déroulent en Angleterre, ou même en France, précisa Edouard, compétent en ce genre de chose.
Montjoie-Saint-Denis ne portait pas de lance, mais plutôt un grand parchemin qu'il déroula à demi avec affectation, pour annoncer d'une voix forte :
— Oyez ! Oyez ! Oyez ! Citoyens de Québec, manants et bourgeois. La vieille cité qui fut le berceau de la Nouvelle-France célèbre par des fêtes grandioses le troisième centenaire de sa fondation. Des milliers d'étrangers venus de toutes les parties du Canada, des Etats-Unis et des pays de l'Europe, sont dans nos murs. Recevez-les bien; soyez hospitaliers, et préservez soigneusement cette réputation de politesse et de courtoisie que vos ancêtres vous ont léguée.
Un murmure d'approbation parcourut la foule. En bougeant, des personnes heurtaient le seau ou le pot de chambre bien plein porté par un badaud sur deux, avec pour résultat de renverser la moitié de leur contenu sur le pavé, ou plus souvent sur les chaussures d'un quidam. Ces milliers de visiteurs évoqués par le crieur se coucheraient sans pouvoir se laver au préalable, et porteraient le lendemain matin des vêtements exhalant la même odeur que la veille.
A tout le moins, faute d'eau, la bière, le vin ou le whisky permettaient de se désaltérer... et de faire oublier les effluves nauséabonds. Dans un pays menacé par l'adoption d'une loi sur la prohibition, cela prenait l'allure d'une bénédiction, aux yeux de certains.
— Demain, continuait Montjoie-Saint-Denis, le mardi 21
juillet de l'an de grâce 1908 de Notre-Seigneur, plusieurs
de nos concitoyens, dont le maire Georges Garneau, seront faits chevaliers de la Légion d'honneur par l'amiral Jauréguiberry, le représentant de la République française à ces commémorations.
— Allez-vous crier à celui-là aussi de rentrer chez lui ? glissa Thomas à l'oreille de son fils. Après un consul juif, voilà que la France nous envoie un protestant pour représenter son gouvernement.
— Ils le font exprès, c'est certain, grommela le garçon.
Autour d'eux, des gens désireux de suivre les explications du
crieur froncèrent les sourcils.
— A cinq heures, continua le roi d'armes, aura lieu la première des cinq représentations du pageant sur les plaines d'Abraham. À huit heures, au Manège militaire se tiendra le premier des deux concerts de la Société symphonique de Québec. Elle donnera la magistrale ode de Félicien David, intitulée Christophe Colomb. À dix heures, les officiers de l'escadre britannique de l'Atlantique recevront leurs invités à l'Assemblée législative, pour un grand bal.
De façon très cérémonieuse, Montjoie-Saint-Denis enroula son parchemin, repris les rênes de sa monture et donna un coup de talon dans ses flancs. Les hérauts d'armes lui emboîtèrent le pas sur leur propre cheval, de même qu'une douzaine d'archers du guet allant à pied, eux aussi affublés de costumes moyenâgeux, une hallebarde sur l'épaule.
— Vont-ils vraiment faire comme dans les romans, et circuler toute la nuit dans les rues de la ville? questionna Eugénie.
— D'abord, ils doivent répéter ce message devant l'hôtel de ville, expliqua Thomas, puis sur la place Jacques-Cartier, devant le marché du faubourg Saint-Roch, et même sur la place Royale. Ensuite, je ne sais pas s'ils iront dormir, ou s'ils parcourront nos rues.
—J'espère qu'ils se promèneront partout en hurlant: «Il est minuit, bonnes gens de Québec, et tout va bien», commenta Edouard en riant.
— Si tout va bien, observa Élisabeth, j'ose espérer qu'ils se passeront du plaisir de nous réveiller pour nous le dire.
Prise d'une nouvelle fébrilité devant les événements annoncés, la foule se dispersa fort lentement. La famille Picard regagna son domicile en réfléchissant au lourd programme du lendemain. Pendant une semaine, toute routine serait supprimée.
Chapitre 19
— Avez-vous de l'eau, chez vous ?
Depuis le matin, cette phrase faisait universellement office de salutation. Pourtant, Fernand Dupire commença par afficher une certaine surprise, avant de répondre :
— Non. Selon le journal, toute la ville est affectée.
—Je sais, mais je me disais qu'il existait peut-être quelques chanceux, rétorqua Edouard avec son sourire narquois. De bons chrétiens que le ciel épargnait.
— Avec les libéraux au pouvoir au fédéral, au provincial et au municipal, on voit où cela nous conduit. En tant que conservateurs, nous serons certainement parmi les derniers à récupérer ce service.
Les deux garçons patientaient dans une longue file d'attente à l'entrée de la salle à manger du Château Frontenac. Tôt le matin, Edouard avait téléphoné à son ami afin de fixer ce rendez-vous. Une heure plus tard, parmi tous ces gens qui, leur semblait-il, répandaient une petite odeur d'aisselles mal lavées, l'idée paraissait beaucoup moins séduisante.
— Tu crois que cela vaut la peine? demanda Fernand pour la troisième fois, sceptique.
— Je suis curieux de les voir.
— Penses-tu qu'ils ont quelque chose de particulier, comme une auréole de héros au-dessus de la tête ?
Un couple sortit, le maître d'hôtel vint bientôt leur faire signe d'entrer dans la grande salle au décor surchargé. Ils s'installèrent dans un coin de la pièce. Edouard cherchait des yeux, examinant sans gêne les autres convives, allant jusqu'à se dresser à demi pour mieux voir. Bientôt, il déclara, de l'excitation dans la voix:
— Ce sont eux, à la table près de la grande fenêtre.
— Voyons, cesse de fixer les gens comme cela, grommela Fernand en consultant le menu. C'est gênant pour eux, et pour moi.
— Ils sont venus pour se montrer, non ? S'ils ne voulaient pas qu'on les regarde, le plus simple aurait été qu'ils restent à la maison.
Les deux garçons passèrent leur commande au serveur venu à leur table. A la fin, le notaire en devenir questionna de mauvaise grâce :
— Bon, qui est là ?
— Si je me fie aux photographies dans le journal, et à leur curieux accent qui s'entend jusqu'ici, je parierais sur le marquis de Lévis-Mirepoix et le comte Bertrand de Montcalm.
Les journaux faisaient toute une histoire de la présence à Québec des descendants des deux principaux généraux français de la guerre de conquête.
— Et le troisième homme, qui est-ce ?
— Le maire de Brouage? L'ambassadeur de France à Ottawa ? Ou le nouveau consul à Québec ? Tout de même, je ne connais pas tous les invités.
—Je suppose que tu as repéré aussi les héritiers de nos conquérants magnanimes ?
Des représentants des familles de James Wolfe, Guy Carleton et James Murray honoraient aussi la ville de leur présence. En de multiples occasions, on retrouverait ces descendants de personnes illustres tous ensemble sur une scène, afin de célébrer l'Entente cordiale entre le Royaume-Uni et la République française, et aussi l'harmonie prévalant au Canada entre les descendants des vainqueurs et des vaincus.
— Maintenant que tu as entraperçu ces fantômes du passé, commenta Fernand pendant que le serveur plaçait une assiette devant lui, il ne te reste plus qu'à aller reprendre le travail au grand magasin.
— La paternel m'a donné congé. Nous pourrons aller aux compétitions sportives sur le terrain de l'exposition provinciale.
— Evidemment, alors que je ne suis pas très frais moi-même, aller respirer l'odeur de sueur de centaines de marins s'affrontant dans des compétitions dignes d'une kermesse paroissiale est tout indiqué.
— Quel rabat-joie tu fais ! conclut Edouard en entamant son repas.
Malgré les réticences de son ami, ce programme prévaudrait finalement.
— Madame, l'eau est revenue !
Jeanne se tenait à l'entrée du salon, visiblement heureuse de mettre fin à la pénible corvée d'aller chercher l'eau avec un seau au point de distribution le plus proche. Après tout, elle n'avait pas quitté sa paroisse pour connaître le même inconfort à la ville. Elle tenait tout autant à l'eau courante que ses employeurs.
— Quelle bonne nouvelle, commenta Elisabeth. Nous étions sur le point de manquer de vaisselle.
La voix d'Eugénie vint de l'étage, impérative :
—Je vais me laver la première.
— Tu n'auras pas d'eau chaude avant une petite heure, nota sa belle-mère.
— Tant pis. Je dois rejoindre Elise tout à l'heure. Nous voulons aller au parc Savard.
— N'oublie pas que nous devons nous retrouver sur les plaines d'Abraham vers quatre heures.
Un certain trac envahissait Elisabeth à l'idée de faire ses premiers pas dans le merveilleux monde du théâtre. Que ce soit sur le dos d'un grand cheval noir ne la rassurait pas du tout. Plutôt que d'imiter sa belle-fille et aller contempler des jeunes hommes en uniforme, d'ici là elle aiderait à laver la vaisselle accumulée dans l'évier depuis la veille, afin de tromper son angoisse.
Une heure plus tard, Eugénie et Elise montèrent dans un tramway pour se rendre au parc Savard, près de l'Hôpital des immigrants.
— Tu es certaine que c'est une bonne idée ? questionna la brunette en prenant place sur une banquette de bois.
— Je ne vais pas rester enfermée à la maison, alors que la ville regorge de visiteurs.
— Tout de même, ce genre de cérémonie ne doit rien avoir de bien intéressant.
Pourtant, des centaines de jeunes filles prenaient le même chemin qu'elles. Après avoir changé deux fois de voitures, les amies descendirent tout près du parc. Sur les vastes pelouses, plus d'une centaine de tentes bien alignées occupaient toute la place. Pendant quelques minutes, elles déambulèrent dans ce grand village de toile, soulevant les regards égrillards de nombreux hommes que la vie militaire rendait audacieux.
—Je m'attendais à voir plus de monde, remarqua bientôt Élise
—Je te parie que nous les trouverons tous alignés près de l'hôpital.
Eugénie suivit les badauds, pour la plupart des filles de son âge de toutes les conditions sociales. Sa prédiction se révéla exacte : la moitié au moins de l'effectif de la minuscule armée canadienne se tenait au garde-à-vous. Les uniformes kaki étaient soigneusement repassés et les boutons de laiton brillaient sous le soleil à force d'avoir été frottés. Un casque colonial blanc rappelait le vaste empire britannique à tous les spectateurs en mal d'exotisme.
Afin de faire la meilleure impression possible sur les visiteurs venus de la métropole, des milliers de miliciens se joignaient aux professionnels. Des étudiants, des commis, des boutiquiers raidissaient le dos, prenaient une allure martiale afin de paraître aussi virils que les soldats de métier.
— Tu dois convenir qu'ils ont meilleure allure que les rigolos qui visitent nos salons depuis quelques mois, commenta Eugénie.
— Bien sûr, je rêve d'avoir dans ma vie un homme qui joue au soldat, ironisa son amie.
Un officier hurla un ordre en anglais, tous les militaires et les miliciens au garde-à-vous tentèrent de paraître un peu plus grands encore. Un britannique vêtu d'un uniforme chargé de dorures, un bicorne orné de plumes d'autruche sur le crâne, s'avança au milieu d'un groupe de notables.
— Tu sais de qui il s'agit? demanda Elise.
— Pas la moindre idée, répondit Eugénie. Sans doute une grosse légume de la mère patrie.
— Il s'agit de Lord Roberts, le chef de toutes les armées britanniques, répondit une voix dans un français au lourd accent.
La blonde se retourna pour apercevoir un trio de jeunes officiers de la marine impériale. L'un d'eux s'adressa à elle en lui tendant la main :
— Je me présente: Richard Harris.
Eugénie lui offrit sa main gantée, l'autre s'inclina pour
baiser ses doigts en disant :
— Mademoiselle...
— Eugénie Picard.
Il présenta ses deux camarades, qui se limitèrent à une poignée de main. Un peu rougissante, la jeune fille déclina le nom de sa compagne et les salutations se répétèrent. Pour se donner une contenance, elle fit tourner son ombrelle au-dessus de sa tête, puis demanda :
— Et qu'est-ce que monsieur Roberts vient faire dans le parc Savard ?
— Lord Roberts, insista l'officier, vient passer en revue les troupes canadiennes, afin de s'assurer qu'elles seront en mesure d'assister celles de la métropole, en cas de conflit.
— Vous pensez qu'elles seront à la hauteur ? minauda-t-elle en se tournant vers son interlocuteur.
Le général marchait maintenant entre les rangs des militaires, s'arrêtant parfois pour dire quelques mots à l'un ou l'autre d'entre eux.
— En face d'un ennemi déterminé, je ne donnerais pas cher de leur peau, ricana le lieutenant Harris avec une arrogance affectée.
— Ce qui n'est pas plus mal, observa Elise, dissimulant mal son agacement, puisque nous n'avons aucun ennemi.
— L'Allemagne... commença l'autre.
— ... représente peut-être une menace pour le Royaume-Uni, admit-elle, certainement pas pour le Canada.
L'officier demeura un moment interdit, puis remarqua:
— Le Royaume-Uni et le Canada, c'est la même chose.
— Vous le croyez vraiment ?
Élise Caron arqua les sourcils pour exprimer son scepticisme, tout en esquissant un sourire ironique. Les Britanniques n'étaient pas au bout de leurs surprises, dans cette curieuse colonie. Lord
Roberts achevait sa petite revue des troupes canadiennes. Dans un instant, il remonterait dans son landau pour regagner sa suite au Château Frontenac.
— Auriez-vous l'obligeance de nous faire visiter la ville? demanda Richard Harris.
— Comme c'est malheureux ! s'exclama Eugénie, je dois rentrer.
— Voyons, nous sommes au début de l'après-midi.
—Justement, j'ai un rôle dans la représentation théâtrale...
L'officier sembla un moment perdu, puis la mémoire lui
revint :
— Le fameux pageant. Vous êtes l'une des cinq mille vedettes !
— Quatre mille, précisa Eugénie, peu certaine d'apprécier l'ironie du jeune homme.
— Et vous, mademoiselle... Caron?
—J'ai décidé tout récemment d'abandonner ma carrière de guide touristique.
Le sourire d'Elise rendait sa réponse à peine moins abrasive. Le lieutenant Harris ne se laissa pas démonter, et sans perdre son sourire, il se tourna vers Eugénie pour demander:
—A quelle heure se terminera la représentation ?
— ... Tard, j'en ai bien peur. Compte tenu du nombre de tableaux et du temps pour les changements de costume, je dirais dix heures.
— Alors, vous pourriez me rejoindre au bal de l'amiral.
— Je ne sais trop...
La jeune fille hésita un moment, puis reprit:
— Il sera sans doute trop tard.
— Pas vraiment. Dans les grandes villes, à dix heures, on sort à peine de table.
— Alors pourquoi pas ? accepta-t-elle enfin.
Le lieutenant lui offrit son bras afin de la conduire hors du parc Savard.. L'un de ses collègues fit de même avec Elise, qui accepta sans faire de façon. Elle se souvenait tout juste de son prénom, Julian. Visiblement, dans ce trio, une seule personne parlait un français convenable, et la brunette n'avait aucune intention de signifier à son compagnon que sa connaissance de l'anglais était fort raisonnable. En arrivant près de l'arrêt du tramway, l'officier s'était remémoré quelques mots de la langue de Molière, assez pour articuler :
— Vous... venir aussi ?
— Non, je dois aider ma mère à faire la lessive.
L'autre demeura un moment interdit. S'il n'avait rien compris, il devina que la réponse était négative. La voiture s'arrêta devant le petit groupe dans un bruit métallique et le conducteur tapa du pied sur la cloche afin d'inciter les badauds à dégager la voie. Les deux jeunes filles, avec bien d'autres personnes, montèrent dans le tramway. Quand il commença à rouler, Eugénie adressa un petit signe de la main à Richard Harris.
—As-tu vraiment l'intention d'y aller? demanda Élise.
— Pourquoi pas ? répondit sa compagne en riant. Il est tellement mignon dans son uniforme blanc.
— Tu ne le connais pas !
Autrement dit, il ne s'agissait pas de l'un de ces garçons assis tous les dimanches dans un banc de la cathédrale Notre-Dame, dont les parents connaissaient les siens depuis des siècles parfois. Des jeunes gens qui ne réservaient aucune surprise, bonne ou mauvaise.
Comme si elle suivait ses pensées, Eugénie continua :
—Justement. Et toi, viendras-tu?
—Je ne suis pas invitée.
— Mais si, cet officier vient de t'inviter.
— Ce n'est pas sérieux, ce genre d'invitation. De toute façon, je compte aller au concert, ce soir.
Elise chercha un autre sujet de conversation, peu désireuse d'épiloguer sur ses propres projets.
Parmi le palmarès des hochets offerts aux hommes d'âge mur, la Légion d'honneur figurait en bonne place. Le gouvernement de la République française entendait profiter du tricentenaire de la ville de Québec pour en semer quelques-unes en Amérique.
—Je me demande si cette fois la presse conservatrice nous éreintera, grommela Thomas à l'adresse de son voisin.
— Au moins, la distribution des largesses symboliques qui ne coûtent rien ne passe pas par les mains d'un déicide, répondit Louis-Alexandre Taschereau sur le même ton.
Ils se trouvaient dans la salle du conseil municipal, à l'hôtel de ville. Dans un uniforme d'une blancheur immaculée, le vice-amiral Jauréguiberry avait prononcé un discours de circonstances. Maintenant, il épinglait la rosette de chevalier sur le revers du veston du maire de Montréal.
— Vous êtes certain qu'un protestant vaut mieux qu'un juif, chez les grenouilles de bénitier qui écrivent dans le journal L'Evénement ? continua Thomas. Et je ne parle même pas de L'Action sociale catholique...
— Au moins, c'est une tare que les journalistes du Chronicle ne lui reprocheront pas.
Le vice-amiral passa devant le maire Garneau pour lui remettre la même décoration. À l'arrière-plan, les poètes Louis Herbette et Gustave Zidler, des «amis du Canada» qui multipliaient les rimes ennuyeuses, paraissaient tout disposés à asséner aux spectateurs leur dernière ode aux bâtisseurs de l'Empire français. Ce duo de versificateurs s'intéressait à l'Amérique avec un siècle et demi de retard! Thomas murmura encore, en parlant du premier magistrat de Québec :
— Dire que ce gars sera aussi fait chevalier par le Royaume-Uni cette semaine. Les pieds ne lui toucheront plus le sol.
— Parlant d'honneurs, mérités ou non, Wilfrid Laurier doit envisager de vous nommer bientôt sénateur, compte tenu de tous les services que vous lui rendez.
— Ce dortoir pour vieillards ne me dit rien. Puis comme je suis encore valide, cela me disqualifie.
— Laurent-Olivier David a eu droit à cet honneur.
Le vieil ami, l'organisateur de la campagne électorale de 1896, avait été gratifié de ce titre quelques années plus tôt. Thomas adressa un sourire mauvais à son interlocuteur, puis répéta :
— Je suis encore capable de gagner ma vie, moi.
Taschereau lui jeta un regard oblique, songeant que le
marchand aimerait sans doute recevoir un hochet, lui aussi.
— Vous avez de la chance, déclara Jeanne en enfonçant un peigne en ivoire dans la masse épaisse des cheveux blonds de sa patronne.
Elisabeth ne sut pas quoi répondre, tellement cette phrase pouvait revêtir une multitude de significations. Elle attendit la suite.
—Je veux dire, avoir un rôle dans cette pièce. Il y aura des milliers de personnes sur les plaines, pour vous admirer.
Cette précision ne rassura pas la figurante. Dans ses plus mauvais rêves, sa monture se cabrait pour la jeter au sol. Elle atterrissait dans le dos d'Henri IV dans une avalanche de jupons blancs.
— Si tu veux y assister, je peux sans doute te procurer un billet. Pas pour la représentation de ce soir, cependant.
— Peut-être...
La porte d'entrée claqua, des pas vifs retentirent dans l'escalier. Elisabeth éleva la voix pour dire :
— Eugénie, nous devons partir bientôt.
— Je sais, je sais.
— Un fiacre viendra nous prendre dans quelques minutes.
Pour toute réponse, un nouveau claquement de porte, celle de
la chambre de la jeune fille cette fois, retentit dans tout l'étage.
— Si ce spectacle ne commence pas bientôt, commenta la belle-mère, il ne restera plus une seule porte intacte dans toute la maison.
Jeanne préféra ne pas formuler son opinion: avec ou sans représentation théâtrale, les mouvements d'humeur de sa jeune maîtresse se répétaient avec régularité.
Les plaine d'Abraham s'étendaient en pente douce jusqu'à la cassure abrupte de la falaise dominant le fleuve. De vastes estrades de bois se dressaient parallèlement à la Grande Allée. Elles formaient un «U» au centre duquel les milliers d'artistes amateurs pourraient se produire à une distance raisonnable de la foule. La grande prison de Québec se tenait sur la droite, mais concentrés sur la représentation, les spectateurs arriveraient à en faire abstraction.
Douze mille d'entre eux prenaient place sur des banquettes sommaires construites de madriers de pin sciés si récemment qu'ils embaumaient encore. Un toit léger, fait de planches, les protégeait de la pluie, mais en ce soir de première, le ciel offrait un bleu soutenu. Au centre de la vaste construction se trouvaient les estrades d'honneur, hautes de trois étages. Les chiffres 1608 et 1908 se voyaient juste au-dessous de deux clochetons, à chacune de leurs extrémités. Les deux premiers niveaux recevaient les notables, qui pourraient prendre leurs aises dans de grands fauteuils.
Tout en haut, le dernier étage ressemblait à un poste d'observation. Frank Lascelles, vêtu d'une grande redingote noire, coiffé d'un haut-de-forme recouvert de soie de même couleur, flanqué de son assistant, pourrait surveiller le déroulement de la représentation et, si nécessaire, donner des indications en faisant de grands gestes avec les bras. Toutefois, comme tous les soirs de première, le sort du spectacle demeurait entre les mains des comédiens.
Un peu après cinq heures, sans que personne frappe les trois coups habituels, le silence se répandit parmi l'assistance. Quelques tentes coniques, des tipis des Amérindiens de l'Ouest, se dressaient un peu à l'écart de la scène de verdure, à l'orée d'un bois. Sans doute parce que les spectacles de Buffalo Bill, les romans à deux sous tout comme le cinéma naissant, donnaient une image stéréotypée de l'habitat et des vêtements des Amérindiens, on préférait les voir dans des tuniques de peau de daim ornées de longues franges et coiffés de plumes, à la façon des peuples des Prairies.
Alors que les ombres commençaient tout juste à s'allonger, ainsi accoutré, Donnacona sortit de l'une des tentes pour se diriger vers le fleuve, un arc dans la main gauche et la main droite posée sur son front telle une visière. Comme par enchantement, en réalité, le système de sémaphore créé par Lascelles permettait de synchroniser l'action des divers protagonistes, trois bateaux parmi les plus élégants du Yacht Club de Québec remontèrent le fleuve toutes voiles dehors.
Grâce à la magie du théâtre, un instant plus tard, Jacques Cartier, interprété par l'avocat Moïse Raymond affublé d'une horrible barbe postiche, sortit d'un bosquet, accompagné de quelques dizaines de matelots chantant à pleins poumons :
A Saint-Malo, beau port de mer, (bis)
Trois gros navires sont arrivés,
Nous irons sur Veau,
Nous irons mus promener,
Nous irons jouer dans Vile...
D'un seul mouvement, la foule se leva pour acclamer les hardis découvreurs du Canada. Ce chant attira les Amérindiens hors de leurs tipis. Rassurés par cette attitude bon enfant, ils entamèrent une danse endiablée en criant: Agouasi! ce qui, selon la science qu'Ernest Myrand possédait de la langue des Iroquoiens du Saint-Laurent, signifiait: «Bienvenue ! »
Un moment plus tard, alors qu'on lui amenait un malade à guérir, Cartier entamait la récitation de l'Evangile selon saint Jean en latin. Puis, sans transition, les matelots érigèrent une croix alors qu'une chorale entonnait Au chemin du calvaire, de Charles Gounod. En signe de soumission instinctive au seul vrai Dieu et au roi de France, les Amérindiens déposèrent des offrandes d'aliments et de fleurs au pied du symbole chrétien.
— Comme c'est beau, murmura une femme debout près
d'Élisabeth.
A l'abri des regards dans un bosquet, tenant par la bride un cheval qui avait la bonne idée de se retenir de hennir, elle suivait le spectacle de loin.
— Oui, c'est beau, admit-elle sans se retourner.
Sous ses yeux, Jacques Cartier, ses marins et trois Amérindiens, ses «invités», regagnèrent les frondaisons d'où ils étaient venus. À peine ces comédiens disparurent-ils qu'un bruit de trompette annonça le début du second tableau: il fallut bien dix minutes pour que la foule des courtisans de François Ier sortent à leur tour du sous-bois pour se rassembler au centre de la scène, précédés d'enfants engagés dans la sarabande folle des faunes et des satyres.
Élisabeth reconnut sans mal la silhouette mince d'Eugénie, vêtue d'une élégante robe blanche garnie de dentelle, l'incarnation de Marguerite de Navarre, la sœur du roi. Un moment, on avait pensé à lui faire interpréter le rôle de la fille âgée de treize ans de ce dernier, à cause de son corps à peine sorti de l'enfance. Ses protestations véhémentes avaient finalement épargné cet affront à ses charmes.
Puis ce fut au tour de François Ier et de la reine Éléonore de se présenter, pour aller s'asseoir sur des trônes posés sous un dais. Jacques Cartier, accompagné de Donnacona et de ses fils Domagaya et Taignoagny, vint s'agenouiller aux pieds du souverain.
JACQUES CARTIER. — Sire.
FRANÇOIS Ier. — Loyal et fidèle serviteur, je suis heureux d'apprendre votre retour, et de vous remercier d'avoir bravé, une fois de plus, les dangers de l'océan, pour la plus grande gloire et les meilleurs intérêts de notre couronne. Que me rapportez-vous du Nouveau Monde ?
JACQUES CARTIER. —Je vous ai découvert et conquis trois royaumes!
Merveilleusement disposée, toute l'assistance répéta en chœur: «Trois royaumes!» de concert avec tous les comédiens.
JACQUES CARTIER. — Trois royaumes: celui de Saguenay, celui de Canada, dont voici le roi (montrant Donnacona) et celui d'Hochelaga. Leurs territoires réunis dépassent en superficie l'étendue de notre France. Je me suis même laissé dire que l'Europe y tiendrait.
FRANÇOIS T. — Eh ! capitaine-découvreur, dites-moi, ne me faites-vous point la part trop large dans la succession d'Adam ? Vous saviez que j'enviais et jalousais mes frères, les rois d'Espagne et du Portugal; serait-il vrai que je fusse mieux nanti qu'eux?
— Mesdames, Messieurs, je suis désolé de vous arracher à une scène si édifiante, prononça Joseph Savard d'une voix un peu moqueuse, mais si nous ne voulons pas faire attendre sa majesté Henri IV, il nous faut nous préparer.
Elisabeth révélerait ses talents de cavalière à ses concitoyens dans le tableau suivant. Elle s'arracha sans mal aux dialogues insipides écrits par Ernest Myrand.
Le Manège militaire, une construction de pierre assez basse coiffée d'un toit pointu de tôles de cuivre devenues vertes au fil des ans, s'élevait près de la Grande Allée, juste à l'extérieur des murs d'enceinte de Québec. Edouard attendit sur la pelouse pendant dix bonnes minutes, avant d'apercevoir Elise Caron, marchant vers lui d'un pas rapide. Elle portait une robe de mousseline blanche et un chapeau de paille orné de fleurs. Ses gants montaient jusqu'au milieu de ses avant-bras.
—J'aurais pu aller vous chercher à la maison, déclara le jeune homme en lui tendant la main.
— ... Non, cela vaut mieux ainsi, dit-elle en lui serrant doucement la main.
La jeune fille préférait faire de cette rencontre un rendez-vous clandestin. Edouard trouva un petit côté excitant à la situation. Il lui présenta son bras en disant :
— Non ferions bien d'y aller, sinon le concert commencera sans nous.
Elle prit son bras et ensemble ils marchèrent vers le grand édifice. Deux hommes vêtus de l'uniforme de couleur brunâtre du régiment de Carignan-Salières les accueillirent à la porte. Le garçon remit ses billets au premier en demandant:
— Se peut-il que je vous connaisse ?
— Nous sommes des zouaves. Vous pouvez nous voir tous les dimanches à la basilique.
Sans le ridicule pantalon bouffant gris de leur accoutrement habituel, ces personnes paraissaient un peu plus martiales. Edouard ne put s'empêcher de le leur faire remarquer :
— Ne trouvez-vous pas que cet uniforme est plus seyant que l'autre? Avec une arquebuse... ou même une pique, vous seriez sensationnels. Certains pourraient même y croire.
L'ironie n'échappa pas à son interlocuteur, qui répondit froidement :
— Avancez, Monsieur. Des personnes attendent.
Le jeune homme continua son chemin, un sourire amusé sur les lèvres. Pendant que le couple gagnait les deux chaises, dans les premiers rangs, correspondant au numéro de leurs billets, Elise le gronda :
— Ne pouvez-vous pas vous en empêcher ?
— Que voulez-vous dire ?
— Vous moquer de ce zouave. Vous ne ratez jamais une occasion de provoquer les gens.
Edouard regarda la grande salle autour de lui. Habituellement, les miliciens, ces soldats amateurs le plus souvent recrutés dans la petite bourgeoisie, venaient apprendre à marcher au pas et à manipuler un fusil de bois de façon crédible. Ce soir, deux mille chaises serrées les unes contre les autres recevaient autant de spectateurs.
— Vous ne trouvez pas ces hommes ridicules ? Les soldats du pape ! Ils sont allés défendre le pouvoir arbitraire du souverain pontife sur une petite principauté italienne contre les forces républicaines.
— Je sais. Nous suivions aussi des cours d'enseignement religieux, chez les ursulines.
— Les mauvaises langues prétendent que les seules victimes, chez les zouaves canadiens, sont mortes de la syphilis attrapée dans les bordels. Ce qui n'empêche pas leurs successeurs de plastronner dans leur banc de fonction au fond des églises, tous les dimanches.
L'allusion à la maladie honteuse, surtout à la façon de l'attraper, mit le rose aux joues de la jeune femme. Heureusement, l'arrivée des artistes à l'avant de la grande salle lui permit de laisser ce sujet de conversation. Une centaine de musiciens vinrent occuper autant de sièges placés face à l'auditoire, puis un chœur de quatre cents personnes, des hommes et des femmes, se massèrent tout au fond. Ensuite, Joseph Vézina prit sa place devant le lutrin du chef d'orchestre. Enfin, une demi-douzaine de solistes, en tenue de soirée, firent les derniers leur entrée.
Des applaudissements nourris accueillirent tout ce monde. Quand le silence revint dans la salle, les premières mesures de l'ode symphonique Christophe Colomb, l'œuvre de Félicien
David, firent entendre leur plainte. Puis ce fut le récitatif:
Oui Colomb vous entend, mystérieux génies,
Qui dans mes nuits m'avez réveillé tant de fois La mer vous a prêté toutes ses harmonies;
C'est l'heure. ..j'obéis à vos puissantes voix.
Dans les allées ménagées entre les rangées de chaises, des zouaves convertis en soldats de la Nouvelle-France assuraient l'ordre...
Après quatre heures, la magie opérait toujours. Douze mille personnes, dans les gradins, communiaient avec les quatre mille qui se produisaient devant eux. La soirée très douce, la magnificence du cadre des plaines d'Abraham, avec comme arrière-scène le fleuve Saint-Laurent et la rive sud, participaient à l'atmosphère propice au recueillement. Non seulement des morceaux choisis du passé se trouvaient mis en scène selon une interprétation convenue qui confortait chacun dans ses images d'Epinal - ou celles des manuels des Frères des Écoles chrétiennes -, mais tous, dans l'assistance comme sur la scène, souhaitaient les ramener à la vie, les habiter encore. Le cinquième des spectateurs portait un costume d'«époque». Au fil des représentations, la pudeur s'émoussant, la proportion en viendrait à la moitié.
Le plus exceptionnel tenait aux liens qui unissaient les comédiens et les témoins de ces moments inoubliables. Le huitième de la population adulte de la ville de Québec jouait un rôle. Dans les estrades, chacun avait un parent ou un ami parmi tous ces figurants. Tous, parmi ce total de seize mille
personnes, cherchaient quelqu'un des yeux.
— Nous ferions mieux de nous presser, déclara Elisabeth en levant les yeux vers le ciel. Les nuages se sont accumulés au-dessus de nos têtes pendant la soirée. Bientôt ce sera l'orage.
— Je ne rentre pas avec toi, commença Eugénie. Je dois me rendre au bal, à l'Assemblée législative.
— ... Tu m'en parles pour la première fois.
Après s'être illustrée dans le second tableau du pageant, la jeune femme avait enlevé son habit de scène et retrouvé sa robe de cotonnade. Les sous-bois bruissaient d'activité : tous les figurants essayaient de s'y dissimuler. Des constructions sommaires servaient de vestiaires, des dizaines d'habilleuses y rangeaient les costumes. Plusieurs dizaines de chevaux se trouvaient là aussi. Plus tôt, excités par les cris des Sauvages lancés à l'assaut des héroïques compagnons de Dollard des Ormeaux, de nombreux hennissements hors de propos avaient troublé les oreilles de Frank Lascelles. Il faudrait faire disparaître le crottin dès le petit jour, sinon les escarpins et le bas des robes, surtout celles ornées d'une traîne, souffriraient de l'outrage.
Eugénie, quant à elle, arborait toujours son vêtement du XVIe siècle. Une pointe d'impatience dans la voix, elle expliqua :
— Lors de ma visite au parc Savard, un officier de la flotte britannique m'a invitée.
— Voyons, cela ne se fait pas...
— Avec Elise, bien sûr, mentit-elle à moitié. Pour une fois que nous avons l'occasion de rencontrer d'autres personnes que des petits boutiquiers...
Elisabeth eut un moment envie de le lui interdire. Un regard autour d'elle la retint. La scène qui en aurait résulté, devant des comédiens dont plusieurs étaient aussi des voisins, se serait révélée insupportable. Puis de toute façon, l'événement regrouperait les citoyens les plus respectables.
— Ta robe ne sera pas à la hauteur, opposa-t-elle sans conviction.
— Celle avec laquelle je me suis rendue ici, certainement pas. Mais celle-ci convient.
Des mains, elle désignait l'avalanche de dentelles tendue sur une large crinoline.
— Après tout, c'est celle de la sœur de François Ier, conclut-elle.
Ce costume de scène ne déparerait pas le bal de l'amiral Assheton Gore Curzon-Howe: une bonne proportion des invitées s'y rendrait attifée de la même façon.
— Il ne faudra pas rentrer trop tard, céda la belle-mère.
— Bien sûr... Mais comme l'invitation est pour dix heures, ce ne sera pas très tôt non plus. Tu peux rapporter ma robe à la maison ?
— Oui, sois sans crainte.
Ce fut au tour d'Eugénie de regarder vers le ciel, un peu inquiète, puis elle commenta:
— Si je ne veux pas arriver là-bas avec cent verges de tissu trempé sur le dos, je vais y aller tout de suite. Ce soir, il sera impossible de trouver un fiacre. Bonsoir.
La jeune fille tourna les talons afin de regagner la Grande Allée. Son vêtement n'attirerait guère l'attention: au cours des prochains jours, les habitants de plusieurs siècles hanteraient les rues de la ville. Elisabeth regarda un moment la silhouette blanche s'éloigner, puis secoua la tête en soupirant. La corvée d'expliquer à une habilleuse revêche que l'un des costumes ne serait retourné que le lendemain lui revenait.
Au pire, elle pourrait lui préciser qu'après tout, les figurants
en avaient assumé les frais de confection.
— Si nous n'arrivons pas bientôt, nous en serons quittes pour une douche, commenta Edouard les yeux tournés vers le ciel.
— Dans ce cas, taisez-vous et marchez.
Elise avançait aussi vite que le lui permettait le fourreau de sa robe. Elle reprit le bras de son compagnon quand celui-ci revint à sa hauteur, puis lui demanda :
— Avez-vous aimé ce concert ?
— Oui, mais pas au point d'assister à la représentation de demain, comme j'ai entendu certains spectateurs affirmer vouloir le faire.
Une première goutte de pluie toucha son front au moment où ils dépassaient l'Assemblée législative. Des gens se pressaient près de la porte latérale de l'édifice afin d'entrer au plus vite.
— Au début de l'après-midi, je suis allée au parc Savard avec Eugénie. Des officiers de marine nous ont invitées au bal de l'amiral Curzon-Howe.
— Des membres des équipages de nos grosses chaloupes de fer ?
— Non, pas la marine canadienne, celle de l'Empire.
Edouard émit un sifflement admiratif, puis remarqua :
— Je suis très flatté: vous préférez ma compagnie à celle des représentants de la fière Albion.
— Ne faites pas le fier. J'ai dit à celui qui me donnait le bras que je comptais faire la lessive. En réalité, je vous préfère à une corvée de nettoyage.
Quand le couple s'engagea dans la rue Claire-Fontaine, la pluie commença à s'abattre sur la ville. Ils coururent aussi vite que possible, la jeune femme relevant sa robe haut sur les jambes. Au moment de se réfugier sous le porche d'une entrée donnant sur le côté de la demeure des Caron, les fleurs décorant son chapeau de paille pendaient lamentablement et ses bouclettes brunes dégoulinaient un peu.
— Me voilà dans un bel état ! s'exclama-t-elle avec humeur.
— Vous êtes très jolie.
Edouard contemplait le chemisier trempé. L'eau le rendait un peu transparent, de même que la légère brassière de coton portée en dessous. Le tissu épousait de près la courbe des seins, au point d'en révéler les pointes après la douche froide.
Le garçon se pencha sur elle pour poser les lèvres sur les siennes, alors que sa main empaumait doucement le globe un peu lourd de son sein droit. D'abord, Elise ne se déroba pas, son corps se détendit plutôt sous la caresse. Puis elle appuya ses deux mains sur la poitrine de son compagnon pour le repousser.
— Cessez, ce n'est pas bien, dit-elle dans un souffle, alors que ses yeux bruns cherchaient sur le trottoir, dans la rue et même aux fenêtres des maisons voisines, des témoins de cette petite scène.
Édouard se recula un peu, mais laissa sa main droite, légère, sur la hanche de son amie.
— Bonne nuit, Élise.
— ... Bonne nuit.
Il s'éloigna, abandonna l'abri du porche pour se retrouver sous l'averse. Après deux pas, il se retourna, les cheveux plaqués sur le crâne, tout le corps trempé sous ses vêtements, pour demander :
— Notre rendez-vous tient toujours, pour demain?
— ... Oui.
— Et samedi prochain, vous viendrez assister au pageant avec moi et mon père? Nous avons un billet pour une invitée.
— ... Si vous voulez.
Le jeune homme adopta le pas de course pour regagner la rue. Heureusement, son domicile ne se trouvait pas bien loin.
Eugénie entra dans le grand édifice de l'Assemblée législative au moment où une première goutte de pluie touchait son épaule découverte. Elle l'essuya de sa main gantée, baissa les yeux afin de voir la naissance de sa poitrine. Sa robe de mousseline offrait un décolleté somme toute modeste et révélait ses épaules. Elle regarda les autres invitées, conclut que sa mise se comparait bien à la leur.
Au moment de pénétrer dans la salle de réunion des députés, la jeune fille vit l'amiral Curzon-Howe devant elle, un homme glabre allant sur ses soixante ans, et madame Georges Garneau, pendue à son bras. L'officier offrait ce bal aux notables de Québec, afin d'établir les meilleurs rapports avec eux au moment où s'amorçaient les grandes célébrations. Au cours de la prochaine semaine, les rues de la ville grouilleraient de milliers de marins : mieux valait commencer ces fréquentations sous les auspices les plus favorables.
Comme l'amiral ne voyageait pas avec son épouse, le maire ne pouvait lui rendre la politesse en la prenant pour escorte. Celui-ci suivait en compagnie de l'une de ses parentes.
Eugénie se tint dans un coin de la grande salle, les mains l'une dans l'autre à la hauteur de la taille, un sourire un peu guindé sur les lèvres, comme toutes les jeunes filles de bonne famille désespérées de trouver une contenance. Seule et visiblement un peu perdue, elle craignait que quelqu'un vienne lui demander de présenter son carton d'invitation. Elle en était à se dire qu'au fond, Elise se révélait la plus sage des deux de s'être abstenue de se présenter là, quand une voix dit près d'elle:
— Mademoiselle Picard, que vous êtes élégante... et un peu démodée.
La jeune fille se retourna pour voir Richard Harris, sanglé dans son uniforme de la marine impériale, son meilleur sourire sur les lèvres. L'homme devait avoir vingt-cinq ans. Grand, mince, le visage rasé de près, les cheveux châtains, il présentait bien. Toutefois, ce physique sans aspérité n'en imposait qu'aux personnes pour qui l'harmonie des traits l'emportait sur la personnalité.
— ... C'est mon costume de scène, expliqua-t-elle en rougissant. J'arrive directement du pageant, je n'ai pas eu le temps de passer à la maison pour me changer.
— Et vous incarnez...
— Marguerite de Navarre, la sœur du roi François Ier.
— Cet homme a eu un rôle à jouer dans l'histoire du Canada ?
Évidemment, les écoles du Royaume-Uni ne faisaient pas beaucoup de place au passé des colonies. De toute façon, il y en avait tant que l'exercice se serait révélé fastidieux.
— C'est lui qui a chargé Jacques Cartier d'effectuer son voyage d'exploration.
— Si vous le dites. Avec un prénom comme le vôtre, vous étiez prédestinée à jouer le rôle d'une princesse royale.
Eugénie signifiait «bien née», en grec. La jeune fille choisit de ne pas entendre la lourde ironie dans le ton de l'officier, pour rougir de plaisir.
— Que fait votre père? interrogea encore celui-ci. Je suppose qu'il n'a pas occupé le trône de France.
— Il possède le plus important commerce de détail de la ville.
— Un marchand...
Cette fois, à moins d'être sourde, la pointe de suffisance ne pouvait passer inaperçue. Elle se mordit la lèvre inférieure, chercha une réponse, n'en trouva pas. Il ajouta en lui présentant son bras :
— Vous dansez ?
Dans la galerie de la presse, un orchestre commença à jouer. Elle accepta d'un signe de la tête et se dirigea avec lui au milieu du Salon vert. Les pupitres des députés avaient été dévissés du plancher et transportés dans le sous-sol du grand édifice. La main droite de l'officier se posa un peu bas sur la taille fine, la gauche saisit celle, gantée, de sa partenaire. Un moment plus tard, la jeune fille se laissait entraîner dans les virevoltes de la valse, sa robe s'étalant en corolle sur la large crinoline. Autour d'eux, d'autres couples tournaient aussi.
— Vous habitez l'Angleterre? demanda-t-elle après un moment pour rompre le silence.
— L'Oxfordshire, pour être précis.
— La ville de la grande université.
Eugénie tenait à montrer que la métropole ne lui était pas tout à fait inconnue.
— Ma famille habite plutôt la campagne, mais la ville d'Oxford ne se trouve pas très loin.
Elle n'osa pas demander ce que faisaient ses parents. Les commissions d'officier dans la marine ou l'armée du
Royaume-Uni coûtaient fort cher, Eugénie se plut à imaginer que cet homme appartenait à une famille de la noblesse rurale. Les manoirs exposés dans les périodiques comme le London Illustrated News lui revinrent en mémoire. À la façon dont la main de son partenaire lui enserrait la taille et la posait en propriétaire juste en haut des fesses, elle s'imagina un moment en châtelaine.
Quand la musique s'arrêta, Harris escorta son invitée jusqu'à une table où quelques serveurs offraient des verres d'un punch fruité, ou alors de champagne. Elle accepta une coupe, l'avala à petites gorgées alors qu'ils rejoignaient les deux autres officiers rencontrés au début de l'après-midi. Jusqu'à minuit, ils valsèrent une dizaine de fois, tout en échangeant des propos sur divers sujets sans conséquence. Pareille fidélité au même partenaire, un étranger de surcroît, heurtait les convenances. Toutefois, les personnes présentes avaient déjà trop à se mettre sous les yeux pour bien surveiller les débutantes.
Sans trop s'inquiéter de ce développement, peut-être à cause des quelques coupes de Veuve Cliquot consommées entre les danses, Eugénie constata que la main de son cavalier caressait son dos, ses flancs, et qu'il la serrait d'un peu plus près que les usages ne le permettaient.
À minuit, l'amiral Curzon-Howe offrit de nouveau son bras à madame Garneau et l'escorta jusqu'au Salon rouge, la salle du Conseil législatif, ce petit sénat provincial dont on ne remettait pas encore en question l'utilité. Des tables poussées contre les murs croulaient sous la nourriture. La jeune fille accepta un petit sandwich et une demi-douzaine d'huîtres, accompagnées d'un verre de vin blanc agréablement frais. Depuis midi, elle n'avait rien avalé. Un peu grise, elle déclara trente minutes plus tard :
— Je dois rentrer, maintenant.
— Pourquoi ? A Londres, les bals ne se terminent jamais avant le lever du soleil.
Eugénie secoua la tête, agitant ses boucles blondes un peu défraîchies par les événements de cette trop longue journée.
— Non, je dois rentrer. Il y a une autre représentation demain, et encore les jours suivants. Si je veux être en mesure de bien jouer mon rôle, il me faut me reposer.
— Dans ce cas, je m'en voudrais de priver François Ier de sa charmante petite sœur. Je vous raccompagne.
L'homme lui offrit son bras en esquissant son meilleur sourire.
— Ce n'est pas nécessaire. Je vais prendre un fiacre.
—Je ne vous escorterai donc pas plus loin que votre carrosse...
Un moment, elle craignit qu'il ne l'appelle Cendrillon. Son ironie, au moment d'évoquer le métier de son père, pesait encore sur sa mémoire.
Son bras accroché au sien, Eugénie parcourut les couloirs du palais législatif jusqu'à l'entrée principale, devant la fontaine du «Sauvage». Les mœurs de Québec différaient visiblement de celles de Londres, puisque la moitié des invités au moins paraissaient disposés à quitter les lieux sans plus attendre. Cinquante personnes marchaient dans l'allée, ou se tenaient sur la pelouse, en attendant le retour des cochers partis avec leurs premiers clients. Au moins, la pluie ne tombait plus. Une odeur riche, presque enivrante, montait de la terre mouillée. L'air semblait plus frais, plus pur.
— Comme aucune voiture ne se trouve dans les environs, je suppose qu'elles se sont toutes muées en citrouilles. Nous retournons danser ?
Cette fois, Harris n'avait pas pu s'empêcher de référer explicitement au conte de Perrault. Curieusement, cela rappela à Eugénie l'époque où, dans sa chambre de la rue Saint-François, Elisabeth lui faisait la lecture à haute voix.
— Non, je dois rentrer. De toute façon, ce n'est pas très loin.
— Alors allons-y.
— ... Je peux marcher toute seule, protesta-t-elle.
— Voyons, je ne peux laisser une aussi jolie fille que vous seule dans les rues, à une heure pareille. La ville regorge de marins, sans doute saouls en ce moment.
Rougissante, flattée par le compliment, un peu effrayée aussi, elle n'osa pas refuser. Le faire lui aurait semblé puéril, de toute façon.
Les lampadaires, tout autour de l'édifice de l'Assemblée, jetaient des flaques de lumière jaunâtre sur le sol. Des papillons s'affolaient autour des globes de verre. La Grande Allée était tout aussi bien éclairée. Chemin faisant, le lieutenant Harris posa sa main sur celle de sa compagne, lovée sur son avant-bras droit, puis demanda :
— Cela vous dirait-il de me rejoindre demain après-midi, sur les quais ?
— Je ne sais pas... Je dois être sur les plaines d'Abraham un peu avant cinq heures, afin de me préparer pour la représentation.
Frank Lascelles exigeait plutôt que tous les comédiens se trouvent là à quatre heures. Si elle s'attardait autant, le metteur en scène frôlerait la crise d'apoplexie.
— Vous ne souhaitez certainement pas rater l'arrivée du prince de Galles à Québec. Puis si je comprends bien la mentalité des populations des colonies, tous les comédiens vont sans doute vouloir assister à l'accueil de l'illustre personnage. Vous ne serez certainement pas plus en retard que les autres.
— Pas tous, murmura-t-elle.
— Pardon ?
Elle leva son visage vers son compagnon, puis ajouta :
— Tous les comédiens ne se présenteront pas sur les quais. Ces gens se prennent pour des artistes accomplis. Ils ne déserteront pas.
Après une pause, elle continua :
— C'est d'accord, je vais vous rejoindre. A quel moment serez-vous là ?
— L'horaire des navires, surtout au terme d'une traversée de l'Atlantique, demeure imprécis. Disons trois heures. J'ai vu un grand entrepôt...
— Celui de Thibaudeau & Frères.
Cette bâtisse dominait la section du port de Québec située directement en face de Lévis, tout près des quais où de nombreux cargos faisant du cabotage sur le Saint-Laurent venaient débarquer leurs marchandises. Devant la mine interrogative de son compagnon, elle précisa :
— Tout près, sur le site du marché Finlay, vous avez l'Habitation, une reproduction du poste construit par Champlain en 1608.
—Je serai devant la porte principale de l'entrepôt vers trois heures.
Le couple arriva à l'intersection de la rue Scott. Quelques minutes plus tard, le lieutenant Harris monta sur la grande galerie. Eugénie se retourna vers lui :
— Je vous remercie de m'avoir raccompagnée.
— Tout le plaisir a été pour moi.
L'homme se pencha vers elle pour l'embrasser. Interdite, elle se raidit alors que deux mains entouraient sa taille. Pareille familiarité aurait du entraîner une gifle retentissante. Eugénie n'osa pas. Contre ses lèvres, une langue se fit insistante; deux paumes glissèrent vers ses fesses. Bien sûr, les épaisseurs cumulées de la robe, de la crinoline et du sous-vêtement enlevaient beaucoup de son intimité à ce contact. Malgré tout, quand l'homme se redressa enfin, elle était pantelante.
—Vous êtes si jolie, mademoiselle Picard.
Sur ces mots, le lieutenant Harris tourna les talons, descendit les marches d'un pas vif pour regagner le trottoir. Alors qu'il s'éloignait sans se retourner, Eugénie posa une main tremblante sur la poignée de la porte, inquiète à l'idée que quelqu'un ait assisté à la scène.
Chapitre 20
Vers midi le lendemain, Édouard frappa à la porte de son ami Fernand. Ce dernier vint ouvrir lui-même et lança d'entrée de jeu:
— Si je comprends bien, tu désertes le commerce familial tous les jours, et pour diminuer ta culpabilité, tu m'incites à quitter mon étude. Ton père doit gérer seul l'affluence provoquée par tous ces touristes.
— Le paternel aussi s'absente souvent, pour assister aux événements les plus importants. Hier, c'était la distribution des rosettes de chevalier, aujourd'hui, ce sera l'arrivée du prince héritier de la couronne.
— Alors, le magasin ?
— Les chefs de rayons font face à la musique, Fulgence Létourneau doit se multiplier par deux pour s'occuper à la fois du commerce et des ateliers.
Tous les deux se tenaient dans l'embrasure de la porte. A la fin, Edouard s'impatienta :
— Tu viens, ou nous prenons racine ici ? Aucun touriste ne vient assiéger ton bureau de notaire. Et je parie que les clients, occupés par les festivités, retardent la signature de leurs contrats de quelques jours.
Fernand dut convenir de la justesse de ces hypothèses. Il récupéra son canotier accroché au mur de l'entrée, hésita à la vue de son parapluie. Cet accessoire protégeait non seulement de l'averse, mais aussi des rayons du soleil. Le ciel, privé du moindre nuage, présentait un dôme d'un bleu soutenu. Finalement, il résolut de s'en passer.
— Le grand personnage n'arrivera pas avant le milieu de l'après-midi, remarqua-t-il en fermant la porte derrière lui.
— C'est pour cela que nous commencerons pas une longue promenade sur les plaines.
Les garçons marchèrent un moment vers l'ouest sur la Grande Allée. Le village de toile des Amérindiens attirait son lot de voyeurs. Edouard apprécia les tipis bien alignés, trop bien même, pour ressembler aux séries stéréotypées illustrant les prairies américaines. Les deux cents habitants des lieux vaquaient à leurs occupations en feignant d'ignorer les curieux qui allaient et venaient. Des femmes broyaient du maïs dans de grands bols de bois, d'autres préparaient le repas dans d'immenses chaudrons de fer sous lesquels brûlaient des feux. Des hommes assis par terre en petits groupes, une coiffure de plumes sur la tête, devisaient, une pipe soudée dans un coin de la bouche.
Les enfants arrivaient moins facilement à se donner en spectacle. Eux aussi vêtus de tuniques de peau de daim ornées de longues franges, les doigts dans le nez, ils fixaient des yeux noirs sur les visiteurs.
— Tu n'as pas vu le pageant encore ? questionna Fernand.
— Je compte y aller samedi prochain.
— Le scène de l'attaque du Long-Sault est à glacer le sang. Les Sauvages poussent des hurlements à réveiller les morts, la hache levée au-dessus de la tête.
Pendant longtemps, lors des spectacles de Buffalo Bill, American Horse avait assuré la chorégraphie des attaques de chariots bâchés placés en cercle par des Amérindiens montés sur de petits chevaux pie. Le «massacre» de Dollard des Ormeaux et de ses compagnons représentait une variation sur un thème familier.
Les amis se lassèrent bien vite des scènes bucoliques des
Premières Nations pour passer à un second village de toile, celui des journalistes. Dans de grandes tentes militaires, les équipes envoyées par les plus grandes entreprises de presse du Canada, et parfois des États-Unis et du Royaume-Uni, reconstituaient des salles de rédaction très crédibles. Le comité organisateur des fêtes avait prolongé les lignes du télégraphe jusque-là afin de leur permettre d'acheminer leurs articles.
Avec son bagout habituel, Edouard engagea très vite la conversation avec les gens de La Patrie. Le lendemain, lui et son ami connaîtraient un moment de gloire très éphémère dans les pages du quotidien aux sympathies nationalistes. Dans la rubrique intitulée «Les fêtes de Québec», un entrefilet signalerait la visite de «Messieurs Édouard Picard et Fernand Dupire, un marchand et un professionnel bien en vue de la vieille capitale». Pendant les commémorations, des milliers de personnes profiteraient de cet honneur dans l'une ou l'autre des publications présentes sur les lieux.
— Nous avons tout juste le temps de manger un morceau avant l'arrivée du futur maître de l'Empire, fit observer Edouard en sortant sa montre de son gousset.
Le parc nouvellement nommé Montmorency était ceint, du côté du fleuve, d'un petit muret de quelques pieds de haut. Il devait empêcher les maladroits et les imprudents de descendre la falaise cul par-dessus tête. Toutefois, comme l'amorce de cette pente ne se révélait pas trop raide, de nombreux jeunes gens franchissaient la barrière pour aller s'asseoir dans l'herbe. Leur audace leur valait une vue imprenable sur les quais et le fleuve.
— Demain, se plaignit Fernand, les journaux annonceront mon décès en première page : «Un jeune notaire prometteur trouve la mort pour s'être laissé entraîner par un écervelé. »
— Rédigé comme cela, ce sera dans l'Evénement ou L'Action sociale catholique, se moqua Édouard. En dernière page du Soleil, il sera écrit: «Un jeune écervelé conservateur meurt pour ne s'être pas bien accroché à son arbre. »
Le futur notaire avait passé le bras droit autour du tronc d'un solide petit érable. Une verge devant ses pieds, la pente devenait dangereusement abrupte. Les festivités ne se termineraient pas sans quelques fractures. Un peu après deux heures trente, le vaisseau Minotaur contourna la pointe ouest de l'île d'Orléans, puis s'engagea dans la rade de Québec. Derrière lui venait l'Indomitable, le plus formidable cuirassé de la flotte du Royaume-Uni, laissant dans le ciel le long panache de fumée grasse et noire de ses puissantes machines au charbon.
— Le prince ne devait pas venir sur ce navire, commenta Edouard, mais comme on a terminé sa construction depuis quelques semaines, nos maîtres ont décidé de nous montrer toute leur puissance.
— Tu sais, je lis les mêmes journaux que toi, répondit son compagnon.
A l'arrivée de leur prince, tous les navires de guerre déjà présents dans le port hissèrent leurs couleurs tout en tirant une salve de bienvenue, à l'unisson avec les canons de la Citadelle. Un « Oh ! » étonné sortit de toutes les poitrines : l'onde de choc fut ressentit physiquement, comme un coup asséné par une main invisible. Puis dans le silence complet suivant la déflagration, le hurlement de multiples chiens se fit entendre. Selon les journaux, les salves d'honneur souvent répétées videraient la ville de tous ses cabots pour l'entière durée des festivités.
— C'est tout de même incroyable, remarqua Edouard en voyant la fumée blanche sortir des pièces hérissant les navires. Je donnerais cher pour appuyer sur la détente de l'une de ces machines infernales.
— Bon, te voilà prêt à te joindre à la marine impériale.
L'ironie marquait la voix de Fernand. Lui se trouvait immunisé
contre toute envie de ce genre. À ce moment, afin de souligner à l'intention des Canadiens toutes les promesses de puissance militaire de l'Entente cordiale entre le Royaume-Uni et la France, la fanfare du Léon-Gambetta joua le God Save the King. Les échos de l'hymne se répandirent à la surface du fleuve, remontèrent sur les rives.
— Bon peuple de Québec, réjouis-toi ! clama Édouard. Ton futur roi se présente devant tes murs.
Autour de lui, des dizaines de personnes présentèrent un sourire crispé.
Richard Harris arriva près de l'entrée principale de l'entrepôt de Thibaudeau & Frères au moment où de nombreux personnages officiels, dont le gouverneur général Grey et Lord Roberts, le général des armées, descendaient dans une vedette mue par un engin à vapeur. Après un échange de salutations, Eugénie demanda, un peu intriguée :
— Son Altesse Royale ne descend pas tout de suite ?
— Selon le protocole, ces personnes doivent d'abord aller lui présenter leurs respects à bord de l'lndomitable. Il débarquera ensuite.
L'officier lui offrit son bras, elle le prit en rougissant, et tint son ombrelle ouverte au-dessus de sa tête de la main gauche. Les péripéties de la soirée précédente l'avaient gardée éveillée une partie de la nuit, au point de se lever un peu passé midi. Jamais une jeune fille de la bonne société de Québec ne devait tolérer tant de familiarité. Bien plus, le simple fait d'aller à un bal avec cet inconnu, sans le moindre chaperon à la moralité éprouvée pour prévenir les imprudences, suffisait à ruiner une réputation.
Toutefois, dans le contexte des commémorations, alors que la durée semblait ne plus exister, les règles habituelles régissant les rapports entre les hommes et les femmes, et aussi entre les classes sociales, paraissaient suspendues. D'ailleurs, la veille dans les sous-bois, Eugénie avait vu des bourgeoises mariées tenir le bras de voisins en minaudant dans leur costume de scène et même William Price, le baron du bois, affublé d'un uniforme d'un général de l'armée de Wolfe, buvant une bière au goulot avec l'un de ses ouvriers incarnant un caporal de Montcalm !
En conséquence, plutôt que de rester prudemment au domicile paternel, la jeune fille prit le bras de celui qui, la veille, lui avait malaxé les fesses un moment en cherchant à franchir la barrière de ses dents avec sa langue. Sachant que les Européens s'accordaient des privautés impensables à Québec - à tout le moins, les magazines de ce continent le laissaient supposer -, elle ne voulait pas passer pour une mijaurée aux yeux de cet homme.
Les yeux fixés sur la grande coque de fer du cuirassé, sa main accrochée au bras d'un bel officier anglais, le cœur battant, elle attendit le bon plaisir de George, le prince de Galles.
Bien qu'à cinquante verges tout au plus de sa fille, Thomas
Picard ignorait tout de sa présence en ces lieux. Ses bonnes relations avec le Parti libéral lui valaient de se tenir debout à peu de distance de l'estrade où prenaient place les notables, protégés de l'ardeur du soleil par de grandes toiles blanches. Lady Laurier, un instant plus tôt, avait reconnu sa présence d'un bref salut de la tête. Elle paraissait s'ennuyer ferme, et ses mouvements sur la chaise laissaient soupçonner que ses rhumatismes ne lui laissaient pas de répit. Près d'elle, Lady Grey tolérait beaucoup mieux la longue attente.
Bientôt, un homme sanglé dans un uniforme galonné d'or, un sabre au côté, descendit l'échelle posée contre le flanc de l'lndomitable, puis monta dans une vedette rapide de couleur verte portant son étendard. La petite embarcation se détacha du navire pour regagner le quai.
Au moment où George mit pied à terre, Wilfrid Laurier enleva son haut-de-forme pour crier trois «Hourra!» de sa voix la plus forte, puis lui adressa quelques mots qui échappèrent aux spectateurs, car les canons des navires, tout comme ceux de la Citadelle, tiraient une nouvelle salve. Puis la garde d'honneur composée de miliciens entama le God Save the King. Flanqué du gouverneur général, le prince de Galles la passa en revue, prenant la peine de s'arrêter pour échanger des propos avec les hommes de troupe.
Au moment de s'approcher de l'estrade, le visiteur passa sous un arc de triomphe majestueux de couleur blanche. A son sommet, le vent déployait un grand Union Jack, et de part et d'autre de celui-ci des drapeaux des Etats-Unis et de la France, les alliés d'aujourd'hui qui, dans le passé, s'étaient affrontés si souvent. George s'attarda un long moment à proximité de l'Habitation de Champlain, une construction de madriers et de planches de dimensions conséquentes, protégée par une palissade de pieux. Il demanda des explications au premier ministre. Cette bâtisse souffrait de la proximité du grand entrepôt de Thibaudeau & Frères. Le passé et le présent se voisinaient grâce à ces deux constructions ayant une vocation semblable, et l'ampleur de la seconde mettait en évidence tout le chemin parcouru depuis le début du XVIIe siècle.