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Ivy

Il est un peu plus de deux heures du matin lorsque nous tournons dans le cul-de-sac où se trouve notre maison. Enfin, « maison » est un bien grand mot. Je la considère plus comme la demeure dans laquelle j’ai grandi. Je sais qu’Hazel ressentait la même chose, et je soupçonne qu’il en va de même pour Évangéline.

Au moins, je vais pouvoir revoir cette dernière. Ma petite sœur n’a que treize ans. J’avais son âge lorsque les choses ont changé pour moi. C’est l’année où la Société est brutalement entrée dans nos vies.

La famille Moreno est plutôt basse dans la hiérarchie en ce qui concerne l’attrait de ce que j’ai toujours considéré comme une secte. Elle est presque régie par un système de castes, dans lequel la famille de mon père n’est pas très bien classée. Pour ce qui est de ma mère, c’est une tout autre histoire.

Mon père a eu une autre femme avant elle. Il ne nous en a jamais parlé lorsque nous étions jeunes. Je ne connais même pas son nom. En réalité, je n’ai vu qu’une seule photo d’elle. Cela s’est passé un matin. J’étais retard pour aller à l’école. J’avais besoin de prendre de l’argent pour le déjeuner et le portefeuille de papa se trouvait sur le buffet.

Ce jour-là, j’ai raté le bus parce que lorsque la petite photo s’est échappée d’entre les billets, j’ai été surprise. Mon père avait la photo d’une étrangère dans son portefeuille, alors qu’il n’avait même pas de photo de nous, ses propres enfants.

Je me souviens qu’elle était belle, mais d’une manière très différente de ma mère. Elle avait les mêmes yeux noirs que mon frère, sauf que les siens brillaient de mille feux. Ils semblaient receler quelque chose de chaleureux, alors que ceux de mon frère sont morts. D’aussi loin que je m’en souvienne, ils l’ont toujours été.

J’avais rapidement replacé la photo dans le rabat du portefeuille en entendant les talons hauts de ma mère se diriger vers la cuisine tandis qu’elle me hurlait dessus pour avoir raté le bus. Elle m’avait ensuite obligée à parcourir à pied et sous la pluie battante les dix kilomètres qui nous séparent de l’école.

Je déteste ma mère.

Alors que nous nous arrêtons dans la longue allée menant à notre maison, la seule lumière, qui filtre par la fenêtre de la chambre d’Évangéline, s’éteint brusquement. Abel marmonne quelque chose à propos du fait qu’elle ne tient pas compte de ses ordres, mais se tait rapidement.

J’observe la demeure. C’est la première fois que je la vois en six mois. C’est une grande maison qui était autrefois belle, située dans un cul-de-sac au bout d’une ruelle calme juste en dehors du quartier français. Et alors que je la contemple, tous les sentiments que j’avais enfouis au plus profond de moi en grandissant resurgissent. Mon estomac se noue et mes mains deviennent moites.

— Home Sweet Home, déclare Abel en coupant le moteur de la Rolls-Royce.

— Pourquoi n’as-tu pas demandé à Joseph de conduire ? lui demandé-je lorsqu’il ouvre sa portière.

Je trouve cela curieux qu’il conduise lui-même la voiture, car mon frère ne pense qu’aux apparences et à son ascension sociale au cœur d’une société qui ne veut pas de lui. Il a déjà une jambe en dehors du véhicule. Néanmoins, il s’immobilise et se tourne dans ma direction.

— Je vais embaucher mon propre chauffeur. Je n’ai pas besoin des restes de père.

— Ce n’est pas un reste. C’est un être humain. Quel âge a-t-il ? Soixante-dix ans ? Tu ne l’as quand même pas renvoyé ?

— Joseph n’est pas ton problème, Ivy. Allons-y. Je suis fatigué et nous avons une grosse journée devant nous.

Il descend et je l’imite après avoir tendu la main vers le siège arrière pour m’emparer de mon sac et de mes affaires. J’ai apporté quelques manuels scolaires, autant que je pouvais en faire rentrer dans mes sacs, ainsi que quelques vêtements de rechange. Juste quelques-uns. Je suppose qu’une partie de moi s’accroche à l’espoir que les choses ne sont pas aussi mauvaises qu’Abel les dépeint au sujet de mon père, et à l’idée que je pourrai même retourner à l’école après son rétablissement.

C’est alors que ses paroles me reviennent et me frappent de plein fouet. « Tu as été choisie. » En définitive, il est clair que je ne remettrai plus jamais les pieds à l’école.

Je suis mon demi-frère jusqu’à la porte d’entrée, puis attends qu’il la déverrouille et l’ouvre. C’est comme s’il savait qu’une fois que j’entrerai, il me sera plus difficile de m’enfuir. L’odeur de l’endroit submerge tous mes sens. L’air est imprégné de la senteur des bougies à la vanille et à la cannelle de ma mère. Je sais combien elle les adore. Elle paie une fortune pour s’offrir de la cire qui va fondre pour finalement disparaître. C’est stupide.

Ce n’est pas une mauvaise odeur, mais elle me rappelle trop de souvenirs. Je dois poser ma main sur la table à côté de la porte pour me stabiliser. Mes nausées étourdissantes ont-elles toujours été aussi puissantes ? Ou sont-elles pires à cause de mon départ et de la liberté à laquelle j’ai pu goûter pendant plus de six mois ?

— Je croyais que papa avait dit que tu avais tout sous contrôle, remarque Abel.

Je prends une profonde inspiration et tourne la tête pour le regarder alors que le brouillard sur les bords de ma vision se dissipe et que la sueur humidifie mon front.

— C’est pire lorsque je suis anxieuse.

J’ai un trouble de l’équilibre vestibulaire. Généralement, c’est gérable, et je sais comment me contrôler. Mais lorsque je suis hors de mon élément et stressée, il revient en force.

Je ne me plains pas. Tant de gens ont des problèmes pires que les miens. Ceux qui me croisent dans la rue sans me connaître pensent simplement que je suis maladroite. Et un trouble qui me fait perdre l’équilibre ou me cogner dans des objets est le moindre de mes soucis étant donné la situation actuelle.

— Eh bien, ressaisis-toi. Allons-y, m’enjoint-il en saisissant mon bras et en récupérant mes sacs de sa main libre.

— C’est presque courtois de ta part, grincé-je en me dirigeant vers les escaliers. Ou en tout cas, ça le serait si tu ne laissais pas un bleu sur mon bras.

Je ne parle même pas de l’état de mon visage après qu’il m’a giflée. Je suis presque certaine qu’il doit être contusionné à l’heure qu’il est. Il ne m’a jamais frappée auparavant. Il en avait parfois envie, mais papa l’a toujours empêché de passer à l’acte. Désormais, je suppose que les règles de mon père ne s’appliquent plus.

— Va te faire foutre, Ivy, répond-il en lâchant mon bras.

Je ne m’attendais pas à ce qu’il le fasse, et encore une fois, comme lorsqu’il m’a giflée, je me demande s’il est nerveux à l’idée d’avoir laissé sa marque sur moi. L’homme qui m’a « choisie » sera énervé de savoir qu’il a levé la main sur moi, même si techniquement, en tant que chef de famille, Abel pourrait choisir de me battre à mort s’il le voulait. Un membre fondateur de la Société ne laissera pas impuni un tel acte sur l’une de ses propriétés.

Mon esprit se tourne vers Santiago De La Rosa, mon futur mari.

Je le connais. Je l’ai même rencontré une fois. En réalité, je l’ai vu à quelques reprises. Cependant, je ne lui ai adressé la parole qu’à une seule occasion. Je ne suis même pas certaine qu’il m’ait remarquée avant cette journée dans le bureau de mon père. Mais tout cela s’est produit bien avant l’accident.

Non, pas un accident. Ce qui s’est passé était d’origine criminelle.

Je ne cesse de m’interroger sur cet homme et ses motivations. En fait, je n’arrive pas à comprendre pourquoi un membre d’une famille fondatrice me choisirait comme épouse. Est-ce parce que ses options sont limitées ? Tout ce que je sais, c’est qu’il est devenu une sorte de reclus et qu’il est resté caché dans son domaine depuis cette nuit-là.

Je m’arrête en bas des escaliers. La famille De La Rosa est l’une des familles fondatrices de la Société, de l’Imperium Valens Invictum. Elle possède un fort pouvoir incontesté. Ses membres sont un peu arrogants, de mon point de vue, voire odieux. Cependant, c’est une organisation, ou plutôt une société secrète, qui couvre le monde entier. Elle est exclusive, insaisissable et dangereuse.

Les familles qui la composent sont puissantes. Ce sont notamment des chefs d’État, des leaders dans tous les secteurs du gouvernement, des experts médicaux, des scientifiques, des professeurs et des chefs d’église. Et bien sûr, les castes inférieures, dont fait partie ma propre famille, obéissent à leurs ordres.

La famille De La Rosa est au sommet de la chaîne alimentaire. Elle s’apparente à la royauté au sein de la Société.

Il existe treize familles fondatrices. Je m’en souviens parce que quand j’ai étudié l’histoire d’I.V.I, j’ai trouvé que ce nombre était totalement approprié. C’est un nombre qui porte malheur et semble se jouer encore et encore de ma vie. J’avais treize ans lorsqu’Hazel a disparu. Treize ans lorsque la Société est intervenue et que j’ai été forcée d’étudier dans l’une de leurs écoles. Treize ans lorsque j’ai rencontré Santiago De La Rosa pour la première fois.

Je me souviens parfaitement de ce jour-là. C’était au cours de ma première semaine à l’école catholique réservée aux filles que l’on m’avait obligé à fréquenter. Non pas que j’avais beaucoup d’amis à l’école publique où j’allais avant de toute façon, mais dans ce nouvel établissement, j’étais traitée comme la dernière des merdes. Il a suffi qu’une seule fille révèle mon identité. Comment et pourquoi j’ai été acceptée dans cette école exclusive, que seules les filles issues de l’échelon supérieur fréquentent généralement, reste encore un mystère pour moi aujourd’hui.

Je garde encore en tête les souvenirs de la méchanceté dont j’ai été la victime. Du moins, au début. Ces filles avaient toutes décidé de me railler à propos de mon œil. J’avais dû porter mes cheveux attachés, tirés en arrière loin de mon visage, alors qu’avant, je me servais toujours de ma frange pour dissimuler ma différence du mieux que je pouvais. Cependant, les religieuses avaient des règles strictes, et si on les violait, on était puni.

Qu’il est ironique de constater à quel point les religieuses peuvent se montrer cruelles envers les enfants du Christ qu’elles sont censées protéger et chérir. Ou peut-être me suis-je simplement fourvoyée en lisant la Bible.

J’ai rencontré Santiago après une journée particulièrement horrible à l’école. Les filles se moquaient de moi depuis des jours, et même si j’essayais d’agir comme si je m’en fichais, les horreurs qu’elles me crachaient à la figure sur moi, ma famille et ma difformité – comme elles s’amusaient à l’appeler – me faisaient énormément de mal. J’étais déjà assez seule sans avoir besoin d’être montrée du doigt. Pourtant, elles n’ont eu de cesse de tirer sur la corde sensible de cette vulnérabilité, l’une d’entre elles en particulier : Maria Chambers.

Il s’agissait du jour où j’ai dû endurer à la fois leur haine et la punition de sœur Mary Anthony pour avoir osé répondre à leurs méchancetés. Lorsque je suis rentrée chez moi, j’ai fait irruption dans le bureau de mon père pour lui dire que j’en avais fini avec cette école. Je me fichais bien de ce qu’il allait me dire. Je comptais ne jamais retourner là-bas.

Je n’avais alors pas réalisé qu’il avait de la visite. En réalité, j’étais tellement en colère que je n’avais même pas vu que Santiago était assis à quelques mètres de moi, jusqu’à ce que mon père me repousse, chose qu’il faisait uniquement devant les autres. Quand nous n’étions que tous les deux, il parvenait à se montrer chaleureux. Je me souviens de son regard à cet instant précis, comme si ma présence l’embarrassait et qu’il avait honte de moi.

Et je me souviens également de la façon dont j’ai retiré mes cheveux de mon chignon à la hâte pour masquer mon œil avant que Santiago ne le voie. C’était la première fois que je rencontrais l’homme qui avait volé toute l’attention de mon père et également son affection. Malgré mon jeune âge, je comprenais pourquoi. La famille De La Rosa pouvait nous élever au cœur de la Société. Et même si cette réalité me faisait souffrir, je savais aussi que c’était la chose la plus importante aux yeux de mon père. Il voulait le meilleur pour ses enfants.

— Pourquoi Santiago De La Rosa me choisirait-il ? Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Abel ?

Mon frère m’étudie.

— Pourquoi se rabaisserait-il à te choisir, toi, tu veux dire ? Pourquoi un Fils Souverain haut placé et très puissant voudrait-il d’une paysanne pour épouse ?

— Tu sais que c’est une forme de classicisme, tout ce système de castes auquel tu crois, pas vrai ? Et si je suis une paysanne à leurs yeux, alors qu’est-ce que cela fait de…

Sa main s’enroule autour de ma gorge et il me plaque dos au mur avant que je puisse achever ma phrase. La rage brûle dans ses yeux. Comme il m’empêche de respirer, j’agrippe son avant-bras et enfonce mes ongles dans sa chair.

— Abel !

La tête de mon frère se tourne vers le haut des escaliers. Il desserre suffisamment sa prise pour que je puisse tourner la tête à mon tour. Ma mère se tient debout en haut des marches dans sa robe de soie couleur crème. Son regard se pose sur moi avant de revenir à lui.

— Ce n’est pas à toi de la punir. Si tu lui laisses une marque, tu sais qu’il te le fera regretter.

Je saisis les non-dits : elle refuse qu’on me fasse du mal seulement parce qu’elle a peur des conséquences que cela pourrait avoir sur elle.

Je ne sais pas ce qui me surprend le plus, le fait qu’elle intervienne en ma faveur ou qu’Abel semble l’écouter. Il la déteste. Et même si elle le dissimule, je sais qu’une partie d’elle a peur de lui. Abel se concentre de nouveau sur moi. Il resserre sa main et approche son visage à moins de trois centimètres du mien.

— Tu penses pouvoir te moquer de moi ? gronde-t-il avant de me libérer et de se reculer juste assez pour croiser mon regard. Tu seras remise à ta place dès demain. Et non seulement je te livrerai à lui, mais je serai également heureux de rester là à te regarder souffrir de cette union.

Je déglutis difficilement et pose ma main sur ma gorge. Il me déteste, je le sais. Mais son ton et son regard, tous deux glacials, me terrifient.

Abel gravit les escaliers en laissant mes sacs par terre. Il passe devant ma mère sans un mot et disparaît dans sa chambre. Je reste au même endroit et lève les yeux pour la contempler. Elle est toujours aussi belle, même réveillée en plein milieu de la nuit, et plus froide que jamais.

— Tu es ici depuis deux minutes et déjà, tu causes des problèmes, me réprimande-t-elle.

— C’est bon de te voir aussi, maman, grommelé-je en me penchant pour ramasser mes affaires.

Ayant hâte de me rendre dans ma chambre et de m’éloigner d’elle, je me tiens à la rampe et monte les escaliers en essayant de calmer les battements erratiques de mon cœur ainsi que le tremblement de mes mains. Elle croise ses bras devant sa poitrine et m’observe pendant que je me dirige vers mon ancienne chambre. J’ouvre la porte et m’apprête à y entrer lorsqu’elle m’appelle.

— Ivy.

Je m’arrête et me tourne vers elle, la main toujours sur la poignée de la porte.

— Ne nous fais pas honte, conclut-elle.