Les trois hommes arrêtent leur conversation une fois que je suis à portée de voix. Ce sont les deux plus âgés qui me regardent en premier. Quant à mon frère, qui me tourne le dos, il pivote lentement pour me faire face. Le sourire qui étire ses lèvres est victorieux.
— Ivy.
J’observe anxieusement ses interlocuteurs. Leurs regards me paraissent presque lubriques. Ils sont tous deux assez vieux pour prétendre être mes grands-pères. Vont-ils vraiment rester là les bras croisés et permettre qu’une telle chose se produise ? Vont-ils servir de témoins ?
— Messieurs, je vous présente ma sœur, Ivy.
Je suis surprise qu’il ne cherche pas à se distinguer de moi. Nous sommes uniquement demi-frères et sœurs et ne partageons pas totalement le même sang, détail qu’il souligne habituellement avec soulagement et fierté. Les deux hommes hochent la tête. L’un d’eux me regarde de haut en bas, et j’aurais aimé avoir mangé quelque chose pour pouvoir vomir sur ses chaussures à mille dollars.
— Nous sommes en retard, signale celui qui ne porte pas de bague.
Mon frère hoche la tête et nous entrons sans qu’il prenne la peine de me les présenter. Non pas que je me soucie de connaître leur identité, de toute façon. Les hommes passent devant moi et Abel se place dans mon dos. J’avance alors telle une prisonnière menée vers le lieu de son exécution par ses bourreaux.
Je m’attarde à peine sur l’environnement dans lequel je progresse. Une femme plus âgée est occupée à lire un magazine dans un fauteuil. Elle ne me jette qu’un bref regard. En face d’elle se trouve une femme plus jeune. Elle m’a l’air familière, mais la moitié de son visage est cachée derrière son magazine, donc je ne peux voir que ses yeux. Elle me suit du regard tandis que je traverse la pièce. Au même moment, une femme de ménage entre en portant du café sur un plateau d’argent.
Savent-elles ce qui va m’arriver ?
— C’est impoli de fixer les gens, souffle à voix basse la dame âgée à la plus jeune.
Je suppose qu’il s’agit de sa fille, puisque le visage de cette dernière est désormais complètement dissimulé derrière son magazine. Nous sortons de la pièce principale et je suis escortée à travers un dédale de couloirs. Lorsque nous arrivons à la dernière porte qu’il comporte, l’homme qui ne porte pas de bague l’ouvre et une odeur d’antiseptique agresse instantanément mes sens. Il doit s’agir de son bureau. Est-il réellement médecin, ou un monstre employé par la Société pour faire ces « tests » ?
Il nous fait signe d’entrer.
Voyant que j’hésite, Abel pose une main dans mon dos et me pousse à l’intérieur. L’homme referme la porte. Je remarque qu’elle ne comporte pas de serrure. Je suppose que je suis libre de partir. Mais si je m’en vais, amèneront-ils Évangéline ici à ma place ? Cette simple pensée me révulse et me dégoûte. En observant les deux hommes, je constate que celui en surpoids avec la bague, qui s’installe sur le canapé en face de la table d’examen, me semble beaucoup trop désireux de voir ce qui va suivre, et je suis à peu près certaine qu’il n’aura aucun problème de conscience à propos de ce qu’ils comptent me faire subir. Je n’ai pas le choix. Je dois m’y plier.
La pièce est de taille moyenne et plus lumineuse que l’espace de vie qui semblait plus confortable. Ici, l’éclairage est surtout fonctionnel. Un grand bureau est poussé contre le mur du fond, à égale distance des murs latéraux. Un espace « salon » accueille des chaises destinées aux visiteurs et fait face à une table d’examen ainsi qu’à un paravent qui offre un minimum d’intimité dans un coin.
— Ivy, asseyez-vous, m’invite l’homme sans bague en me désignant la simple chaise en bois qui fait face à son bureau.
Je m’exécute et Abel vient se poster derrière moi en posant ses mains sur mes épaules comme pour me faire comprendre qu’il me rattrapera si je tente de fuir.
— Je suis le docteur Chambers, se présente-t-il ensuite.
Chambers ?
Se pourrait-il que ce soit le père de Maria Chambers ? Je repense à la jeune fille qui me tourmentait, et je comprends alors pourquoi celle qui était présente dans le salon me semblait familière. La même lueur brillait dans son regard. La même méchanceté les habite.
Elle me fixait avec dédain parce qu’elle sait exactement la raison pour laquelle je me trouve ici. Elle sait ce qui va se passer, ce qu’ils vont me faire.
Je déglutis. J’ai chaud. Je suis contente d’être assise parce que sinon, je sais que je ne tiendrais pas sur mes jambes.
Mon interlocuteur reprend la parole.
— Votre frère a dû vous expliquer la raison de votre venue ici, j’en suis sûr, mais j’aimerais vous la rappeler pour m’assurer que vous êtes ici de votre plein gré.
— De mon plein gré ?
Abel serre mes épaules.
Le docteur Chambers se racle la gorge et choisit de m’ignorer. C’est une imposture et tout le monde dans cette pièce en est conscient. Ils prennent tous véritablement plaisir à me tourmenter. Suis-je réellement surprise ? Maria Chambers était déjà une brute et une peste à l’âge de treize ans. Elle a forcément dû apprendre à se comporter ainsi quelque part.
— Monsieur De La Rosa est membre d’une de nos familles fondatrices et, à ce titre, nous le tenons, bien sûr, en très haute estime. Tout comme vous, j’en suis certain.
L’homme assis sur le canapé ricane en réaction à cette phrase. Je lui jette un rapide coup d’œil.
— Je suis certain que c’est le cas, acquiesce Abel pour répondre au médecin.
— Vous avez beaucoup de chance, poursuit ce dernier.
J’en doute, mais je garde cette réflexion pour moi.
— Puisque la Société n’oblige personne à se soumettre à quelque chose dont il n’a pas envie, je veux être certain que c’est vous, en tant que membre bon et intègre, qui avez demandé à votre frère de vous amener ici afin que votre pureté soit certifiée, et pour pouvoir être déclarée apte à épouser un homme d’une telle stature.
— Êtes-vous sérieux ?
— Ivy, me réprimande Abel.
Je sens qu’il veut ajouter quelque chose. Cependant, le docteur lève la main.
— C’est difficile pour nos jeunes femmes. J’ai une fille de l’âge de votre sœur, Abel. Je comprends, croyez-moi, l’apaise-t-il avant de reporter son attention sur moi. Cependant, nous devrions commencer sans plus tarder afin de ne pas perdre davantage de temps. Allez-vous vous soumettre à mon examen, Ivy ?
— Je n’ai pas le choix.
Les doigts d’Abel s’enfoncent davantage dans mes épaules.
— Ma sœur, commence-t-il en laissant délibérément une longue pause après ces premiers mots. Si tu préfères, je peux te ramener à la maison. Nous avons d’autres alternatives.
— Non. Je vais m’y soumettre. Finissons-en.
— Très bien. Il doit y avoir un témoin, et Monsieur Holton a généreusement chamboulé son programme de la matinée pour être ici à ce titre.
— Comme c’est généreux de sa part, murmuré-je avec une pointe d’ironie.
Le médecin se lève.
— Vous pouvez vous déshabiller derrière le paravent, puis vous mettre à l’aise sur la table d’examen. Sans vos vêtements, précise-t-il.
Mes jambes vacillent alors que je me dirige vers le paravent. Je me cogne dans la table basse et renverse une partie de mon café par terre.
— Veuillez excuser ma sœur. Elle est très nerveuse, déclare Abel.
J’ai l’impression qu’il souhaite garder secret mon trouble de l’équilibre.
— C’est tout naturel, répond le médecin.
Une fois que je suis cachée derrière le paravent, je m’affale contre le mur et inspire profondément. Je me sens étourdie et j’ai la peau moite. Je ferme les yeux et me concentre sur ma respiration. Je compte jusqu’à cinq en retenant l’air dans mes poumons avant d’expirer pendant cinq secondes. Je répète cet exercice plusieurs fois.
Je m’imagine à la piscine du campus, en train de nager et de faire des longueurs. Je le fais chaque matin. C’est l’une des choses qui m’aident à aborder ma vie plus facilement.
Ce sera vite fini, et alors, je pourrai sortir d’ici. Ensuite, je pourrai aller voir papa et peut-être aller nager l’après-midi avant qu’Éva ne rentre de l’école.
Je me déshabille et enfile le peignoir. Je leur suis reconnaissante d’en avoir mis un à ma disposition. Au-delà du rideau, j’entends les hommes parler à voix basse tout en remuant leur café. Quand le nom de Santiago est soudainement évoqué, je m’efforce de tendre l’oreille, mais tout à coup, ils semblent se mettre à parler plus bas. Compte tenu de leur intonation, j’en déduis qu’ils ne l’aiment pas.
Je sais que je prends trop de temps lorsqu’un des hommes se racle la gorge et que mon frère m’interpelle.
— Est-ce que tu es prête, Ivy ? Je suis sûr que ces messieurs ont mieux à faire que de t’attendre.
Ces messieurs peuvent aller en enfer.
Je serre le peignoir le plus possible autour de moi et contourne le paravent sans jamais les regarder pour me diriger vers la table d’examen qui a été abaissée. Les étriers ont été retirés, et je réalise avec horreur qu’ils auront une vue parfaite sur mon entrejambe.
J’hésite, et le médecin, qui a enfilé une blouse blanche, s’avance vers la table en me souriant. Son sourire n’a rien de chaleureux. En réalité, je me demande s’il dissimule une érection sous sa blouse à la simple pensée de ce qu’il s’apprête à me faire et de mon humiliation à venir.
— Mettez-vous sur la table, Ivy. Vous l’avez déjà fait, j’en suis sûr. Vous auriez dû faire cette vérification chaque année. C’était le devoir de votre père.
— Mon père se montrait très tendre avec ses filles, intervient Abel.
— C’est dommage. Pour ma part, je tiens Maria en laisse. Cette fille a un côté sauvage, mais je crois que j’ai réussi à la dompter.
Waouh. Je me sens tout à coup désolée pour Maria. Jamais je n’aurais imaginé qu’elle doive se soumettre à une telle aberration de façon annuelle. En réalité, je ne veux même pas penser au fait que de nombreuses filles sont forcées de se soumettre à cet horrible examen. Le visage brûlant, je m’accroche au nœud de la ceinture sur ma taille et m’approche de la table. Je grimpe dessus et m’assois face à la porte en prenant une profonde inspiration, puis m’allonge.
Fais ce que tu as à faire. Qu’on en finisse.
Je mets mes pieds dans les étriers et fais l’erreur de regarder de l’autre côté de la pièce où Abel et l’autre connard sont assis, à m’observer comme si j’étais un spectacle offert à leur vue. Mais c’est bel et bien ce que je suis, en un sens.
— Très bien. Nous pouvons commencer, annonce le docteur Chambers en s’avançant vers moi.
Je fixe le plafond alors qu’il retire mes mains du nœud de ma ceinture et les pose de chaque côté de la table, puis m’accroche à cette dernière lorsqu’il défait le nœud, ouvre mon peignoir et élargit les étriers pour m’exposer entièrement.
Le médecin se racle la gorge et je sens ses doigts se poser sur mon ventre.
— Ce n’est pas un signe encourageant. Lorsqu’elles se rasent entièrement, on peut se demander pourquoi.
— Je fais de la natation, grincé-je.
Cela ne les regarde pas si je veux me raser entièrement.
— Du calme, Ivy, cingle Abel.
Le docteur touche deux des bleus sur mon ventre, mais ne fait pas le moindre commentaire. Je me demande s’il pense qu’Abel m’a battue, et je trouve cette idée réjouissante.
Il se place ensuite entre mes jambes et tire son chariot plus près. Holton se lève à son tour et s’approche pour se placer à côté de lui, les yeux fixés sur mon entrejambe. Je commets l’erreur de regarder vers la sienne. Son érection déforme le devant de son pantalon.
Pervers.
— J’ai besoin de témoigner, m’explique-t-il en me tapotant la main, que j’éloigne immédiatement de la sienne. Je ne peux pas très bien voir de là-bas, pas vrai ?
Je respire à peine en les écoutant parler de la météo, de la fille du docteur, puis de mon vagin alors que le médecin lubrifie son doigt.
— Vous sentirez un léger tiraillement, mais ce ne sera pas douloureux, Ivy.
Je serre les dents pour me préparer à l’intrusion, mais il n’y a aucun moyen de se préparer à ce qu’un doigt froid glisse en soi. Il me faut prendre sur moi pour ne pas hurler et ne pas me débattre. Et lorsque j’essaie de refermer mes jambes, Holton les écarte.
— Je dois témoigner. Vous n’êtes pas la première femme nue que je vois, je vous l’assure.
Est-il en train de se vanter ? J’enfonce mes ongles dans la table d’examen pendant que le médecin enfonce son doigt plus profondément en moi, en le tournant dans un sens puis dans l’autre.
— Elle est très serrée.
Je sens une larme rouler sur ma joue.
— C’est presque terminé, m’assure-t-il. Encore un instant.
Je suis presque certaine qu’il a bien senti mon hymen et qu’il agit seulement ainsi pour m’humilier davantage et pour se forger une image mentale sur laquelle se branler plus tard.
— Voilà, c’est fini.
Le médecin retire son doigt et l’essuie sur une serviette en papier pendant que je referme mes jambes et expire un souffle tremblant. Mon frère se redresse, anxieux.
— Elle est vierge, certifie le docteur Chambers.
Ça, j’aurais pu le leur dire.
— Eh bien, en voilà une bonne nouvelle. Non pas que j’en doutais, approuve Abel.
Je commence à me redresser.
— Pas encore, me retient Holton en me forçant à me rallonger.
Il écarte les pans de mon peignoir pour exposer mes seins lorsque j’essaie de le refermer. Je lève les yeux vers lui. Les siens sont bien loin de mon visage.
— Elle est spectaculaire, commente-t-il. Quel dommage qu’elle doive finir entre les mains de ce salaud.
— Puis-je y aller ? demandé-je d’une voix qui sonne étrangement à mes oreilles.
— Juste une dernière chose.
Le docteur Chambers regarde mon frère qui se contente de hocher la tête. Il ramasse alors l’aiguille posée à côté du tube de lubrifiant.
— Qu’est-ce que c’est ? questionné-je.
— Des vitamines, me renseigne mon frère en devançant le médecin.
Je ne cherche même pas à discuter lorsque l’aiguille se plante dans mon bras. Je veux quitter cette table d’examen au plus vite et sortir d’ici. Je souhaite m’éloigner de ces hommes, parce que je ne sais pas combien de temps je pourrai encore retenir mes larmes.
— C’est terminé.
Le docteur referme mon peignoir.
— Vous pouvez vous rhabiller. Je vais certifier le document et votre frère pourra vous ramener chez vous.
Je glisse de la table aussi vite que possible et pose mes pieds nus sur le sol froid, mais avant que je ne puisse retourner me cacher derrière le paravent, Abel attrape mon bras et m’immobilise.
— Tu n’oublies pas quelque chose ?
— Quoi ?
Désormais, je retiens à peine mes larmes.
— Il faut que tu remercies le médecin et monsieur Holton.
— Les remercier ?
Les premières larmes m’échappent et je m’essuie le visage. J’ai l’impression de sentir encore les doigts de cet homme sur moi et en moi, ainsi que le regard de l’autre qui me reluquait sans se gêner.
— Oui, Ivy. Remercie-les d’avoir pris le temps de te recevoir.
Je me retourne et m’oblige à les regarder. Je veux me souvenir de leurs visages. Je veux savoir qui ils sont, et un jour, je le jure, je leur ferai payer ce qui vient de se passer.
— Merci, grogné-je entre mes dents serrées.
Abel me libère et je disparais derrière le paravent. Une inquiétude me gagne alors. Si mon futur mari a exigé cette humiliation sans même être présent, alors qu’exigera-t-il de moi lorsque je lui appartiendrai ?