8

Santiago

— Dominus et Deuce.

Abel exprime le respect dû à mon rang en s’inclinant devant moi pour me saluer. Mon bureau au manoir De La Rosa est sombre. Toutes les lumières y sont éteintes. Mais même ainsi, je constate en observant Abel Moreno qu’il n’est pas un homme qui aime s’incliner devant qui que ce soit. Il croit mériter mieux, et je suis certain que son ego démesuré y est pour beaucoup. J’ai toujours perçu en lui un soupçon de ressentiment, même s’il m’a toujours témoigné du respect.

À toutes fins utiles, Abel pourrait tout aussi bien n’être qu’un bâtard. Son lien avec I.V.I est faible, tout au mieux. Il est le premier et unique fils d’Eli, mais n’est pas né de son union avec la femme que la Société lui a choisie. Par conséquent, il n’aura jamais vraiment la moindre importance dans notre monde. C’est un concept facile à comprendre, même pour quelqu’un comme lui. Cependant, je me doute qu’accepter cette réalité est une tout autre affaire.

Il a toujours été trop arrogant à mon goût, trop avide d’approbation. Je n’aime pas son attitude et sa personne me déplaît fortement, d’autant plus au vu de la rapidité et de la facilité avec laquelle il a accepté de m’offrir sa sœur. Il n’a certes pas le choix. Cependant, son manque de respect envers son propre sang me répugne quelque peu.

Je m’attendais à devoir batailler et suis déçu que cela n’ait pas été le cas. Je surveille sa famille depuis quatre ans maintenant, et j’ai trouvé une faiblesse pour chacun d’entre eux, sauf pour lui. Eli et sa femme aspirent au pouvoir que peut leur conférer la Société. Ivy rêve de s’échapper et de vivre sa vie comme elle l’entend, ce qui n’arrivera bien entendu jamais. Je ne serais pas surpris que tout comme sa sœur aînée, elle tente de s’enfuir à son tour. Quant à la plus jeune Moreno, Évangéline, elle n’est pas assez vieille pour avoir déjà forgé sa propre opinion sur notre monde.

Abel ne semble pas éprouver le moindre sentiment d’affection envers sa famille, et s’il aime autre chose que lui-même, je ne l’ai pas encore découvert.

Me marier avec Ivy aurait dû être une torture pour eux tous. Toutefois, depuis que j’ai déclaré mes intentions, personne n’est venu me trouver pour me supplier de l’épargner, pas même sa propre mère. Je commence à penser que le seul membre de sa famille qui pourrait s’en soucier est celui qui se retrouve actuellement dans le coma, trop lâche pour faire face aux injustices dont il mérite d’être témoin.

— Je voulais vous donner une assurance.

Les yeux d’Abel dérivent vers la chaise vide en face de mon bureau. Il attend que je l’autorise à s’y asseoir et à se mettre à l’aise. Ça n’arrivera pas.

— Quelle assurance ? m’enquiers-je.

Mon regard se porte sur le papier plié qu’il tient entre ses mains.

— L’assurance que votre épouse est pure. Il n’y a plus le moindre doute désormais.

Ses paroles me poussent à lui accorder toute mon attention. Il ne peut quand même pas avoir fait ce qu’il sous-entend. Pourtant, alors que j’examine l’inclinaison de ses lèvres et son expression satisfaite, mes tempes se mettent à palpiter violemment.

Je tends la main pour lui arracher le papier des mains et le déplie près de la douce lueur vacillante d’une bougie posée sur mon bureau. Mes yeux parcourent rapidement le document et mes doigts se crispent quand je lis la confirmation de sa déclaration. Une image d’Ivy me vient à l’esprit, comblant ainsi les lacunes entre mon imagination et la stupidité d’Abel. Ce n’est clairement pas difficile de l’imaginer allongée sur le dos, les jambes écartées pendant qu’un étranger ose toucher ce qui m’appartient.

Comment Abel a-t-il pu croire que ce serait une bonne idée ?

Quand je plonge mon regard dans le sien, son expression béate disparaît. Je contourne mon bureau et attrape violemment son menton. Je le serre tellement que mes articulations blanchissent.

— Putain, mais qui t’a donné l’autorisation de faire une telle chose ?

Mes doigts s’enfoncent dans sa peau avec une force à laquelle il n’est pas habitué. Il se tortille sous mon corps tandis que des traces rougeâtres apparaissent sur son visage. Son dédain à peine dissimulé est en train de s’affirmer et il est à deux doigts de perdre sa prétendue civilité à mon égard. J’aimerais tellement le voir tester mes limites en cet instant. Cela me ferait vraiment plaisir de lui défoncer le crâne et de repeindre mes murs de son sang.

— Je pensais que c’était ce que vous voudriez, grimace-t-il.

L’obscurité tourbillonne dans ses yeux qui trahissent la rage qui brûle en lui. Je vois à ses traits pincés qu’il veut me remettre à ma place. Il s’évertue à croire qu’il peut être mon égal.

— Permets-moi d’être parfaitement clair, déclaré-je. Elle m’appartient. Personne ne la touchera plus jamais sans ma permission, y compris toi. Si je trouve ne serait-ce qu’un cheveu de travers sur sa tête, c’est toi qui en paieras le prix. Compris ?

— Oui.

Il recule légèrement la tête, visiblement dégoûté de voir mon visage si proche du sien. Il veut que je sache ce qu’il pense de moi, mais il sait qu’il ne peut pas le dire à voix haute. La tentation de le battre presque à mort me titille en cet instant. Je pourrais le faire sans que personne ne m’interroge à ce sujet. Mais je dois me rappeler qu’il paiera pour les péchés commis par son père en temps voulu. Et j’obtiendrai alors plus de satisfaction à le voir être lentement dépouillé de sa fierté et de sa supposée supériorité. Quand j’en aurai fini avec lui, il en arrivera à se dire qu’il aurait préféré que son visage soit aussi abîmé que le mien.

Abel Moreno comprendra alors intimement ce que cela signifie d’être vraiment laid.

— Eh bien, qu’avons-nous ici ?

Mercedes, qui vient d’apparaître à la porte de mon bureau, me fait sursauter et scrute avec curiosité la scène qui se déroule sous ses yeux. Lorsque son regard croise le mien, son message tacite est clair.

Je secoue silencieusement la tête en guise de réponse.

Pas encore.

J’ai promis de la laisser jouer avec au moins un Moreno avant qu’ils ne meurent tous, et elle semble avoir jeté son dévolu sur Abel. De nous deux, je ne sais pas qui est le pire. Mercedes est tout aussi assoiffé de sang que je le suis, mais elle n’est pas aussi patiente que moi. Dans son esprit, elle a probablement déjà conçu toute une stratégie pour le torturer, à laquelle je ne souhaite même pas penser. Mais je ne ressentirai pas la moindre pitié envers lui.

Je le relâche en ricanant et m’écarte pour retourner à mon bureau derrière lequel je m’assois pendant qu’Abel ose laisser ses yeux avides errer sur le corps de ma sœur. Elle perçoit son désir et encourage son ignorance en lui adressant un sourire félin. Il ne se doute pas combien elle souhaite le détruire.

— Que ce soit clair, reprends-je en le forçant à se reconcentrer sur moi. Toute décision prise au sujet de mon épouse devra être au préalable validée par moi. Je veux une mise à jour toutes les heures jusqu’au mariage. Je veux savoir où elle est, avec qui elle est et ce qu’elle fait. Cette consigne est-elle assez simple et compréhensible pour toi ?

Il hoche la tête et me lance un regard noir.

— Bien sûr, acquiesce-t-il.

— Je serai présente chez les Moreno pour l’aider à se préparer demain, intervient Mercedes.

Je lui lance un regard irrité. Elle n’aurait pas dû suggérer une telle chose sans m’en parler d’abord. Mais étant donné que je ne peux pas faire confiance à Abel, et que je sais que Mercedes suivra mes ordres à la lettre, je suis d’accord avec son idée. Abel incline la tête vers elle en lui souriant.

— Rien ne me ferait plus plaisir que de vous revoir, Mademoiselle De La Rosa.

Une autre longue nuit sans sommeil passe alors que j’erre dans les couloirs du manoir. Il est vaste et souvent plein de courants d’air. Il est difficile de le chauffer entièrement compte tenu de sa superficie étendue. Quand mon père était encore en vie, il demandait aux membres du personnel de chauffer uniquement les chambres que nous occupions et rien de plus pendant les mois les plus froids. Je n’ai pas changé ses directives à cet égard depuis que je suis devenu le chef de notre famille.

Le manoir est de style gothique victorien et se situe dans le quartier de Lakewood à La Nouvelle-Orléans. Niché derrière les arbres juste après le cimetière, notre exceptionnel et tentaculaire jardin de huit acres offre plus d’intimité que la plupart des autres domaines de la ville. Cette propriété appartient à ma famille depuis des générations, et bien que nous ayons reçu de nombreuses offres généreuses au fil des ans, elle n’appartiendra jamais à quiconque ne portant pas le nom De La Rosa.

C’est désormais à moi de perpétuer la lignée de notre famille, et c’est là qu’Ivy prouvera sa valeur. La seule pensée de la mettre enceinte me rend malade et me fascine en même temps. Elle est la fille de mon ennemi et, par conséquent, je ne pourrai jamais autant la rebuter qu’elle me rebute elle-même. Ce n’est pas idéal comme situation, mais compte tenu des circonstances, si quelqu’un doit porter mes enfants, je pense que ce serait une torture parfaite pour elle que de le faire. Et Dieu m’en sera témoin, je l’y obligerai.

La seule question qui reste est : combien de temps survivra-t-elle à notre union ? Combien de temps pourra-t-elle supporter les châtiments qui lui seront infligés pour expier les péchés que son père a commis avant que cela ne devienne trop dur pour elle ? Décidera-t-elle de mettre fin à sa misérable vie, ou sera-ce moi qui m’en chargerai ?

Demain, ce sera à moi de la toucher. Elle m’appartiendra. Je pourrai faire ce que je veux d’elle, et alors, elle saura ce que cela fait d’être possédée corps et âme. J’apposerai ma marque sur sa peau. Son sang de vierge se répandra sur ma queue. Et elle aura versé des milliers de larmes quand j’en aurai terminé avec elle.

Lorsque je ferme les yeux, je parviens à l’imaginer très clairement. Cependant, cette vision oscille dans mon esprit entre rugueuse et douce. Je n’ai pas été avec une femme depuis l’explosion. Même si beaucoup d’entre elles m’offriraient sans hésiter leur corps si je le leur demandais, je n’ai pas voulu les exposer aux horreurs de ma chair meurtrie. Ivy, quant à elle, n’aura pas d’autre choix que de se soumettre à moi, si je le désire. Elle sera forcée de me regarder. Je veux qu’elle ressente ce que je ressens moi-même à l’intérieur.

Le sang des Moreno qui coule dans ses veines m’a détruit, et il devra en faire de même avec elle.

Peut-être qu’un jour, je lui ferai voir le paysage de terreur que son père a laissé sur mon corps. Mais pour l’instant, je devrai me contenter de l’utiliser uniquement comme esclave. Gagner son affection ne sera pas nécessaire pour ce que je compte lui faire. Je n’en aurai guère besoin pour pénétrer son corps du mien et la remplir avec ma queue jusqu’à ce que son ventre s’arrondisse et porte mon enfant.

Mes doigts se déplacent vers le masque gothique posé sur mon bureau. Il ne m’est pas difficile de l’imaginer agenouillée face à moi, nue, avec ma marque fraîchement gravée dans sa peau. Ce masque l’empêchera de me voir. Le souffle court, elle attendra que je m’approche d’elle. Quel beau et terrifiant spectacle ce sera.

L’horloge de la cheminée égrène les secondes. Les heures s’écoulent et scellent peu à peu son destin. Ce soir, quand minuit sonnera, Ivy Moreno sera ma femme.