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Ivy

Je suis assise sur mon lit, dans ma chambre, et peu importe le nombre de couvertures que j’enroule autour de mon corps, je ne parviens pas à me réchauffer.

Voir mon père hier a été plus difficile que ce à quoi je m’attendais. Il a perdu beaucoup de poids et n’avait vraiment pas l’air bien. Il m’a paru petit et faible. Ses joues creusées et son teint si pâle m’ont donné l’impression qu’il se battait à chaque respiration. Je ne suis même pas certaine que ce ne soit pas plutôt la machine qui respirait pour lui. Sans elle, serait-il encore en vie à l’heure actuelle ?

J’ai parlé à l’un de ses médecins qui m’a dit qu’il avait bel et bien fait un arrêt cardiaque. Et il n’a pas eu besoin de me confirmer que le diagnostic n’est pas bon. J’ai pu m’en rendre compte par moi-même. Alors, je me suis assise à côté de lui et lui ai tenu la main en essayant de ne pas sangloter.

J’étais aussi proche de mon père que l’on peut l’être quand on est la fille d’une famille de la Société. Les femmes sont considérées comme des citoyennes de seconde classe. Les filles ne servent qu’à faire de bons mariages et idéalement à s’élever au sein de l’organisation, ou à donner naissance à des fils qui représenteront la prochaine génération. Les garçons ont plus de valeur. Sauf Abel, puisqu’il est né d’une union non sanctifiée par la Société.

Néanmoins, lorsque nous étions seuls, papa se comportait différemment avec moi. Il ne s’est jamais montré méchant. Ma mère était toujours prête à me gifler du dos de la main ou à me brûler avec le bout de sa cigarette, quand bien même elle jurait ne pas fumer. Mon père, quant à lui, était doux, parfois même affectueux.

Non. Il est gentil. Il est encore en vie. Et tant que ce sera le cas, il me restera toujours une chance de m’en sortir.

Après tout, il m’a autorisée à aller à l’université. La plupart des filles de la Société n’ont pas le droit de s’y inscrire. Elles restent vivre à la maison, à étudier sous le regard attentif de leurs parents. Je repense soudain au docteur Chambers et frissonne à la pensée que j’aurais pu l’avoir pour père. Le rencontrer m’a permis de comprendre un peu plus l’attitude de Maria envers moi.

Mon père est différent. Et j’ai envie de croire qu’une partie de lui, au moins à un niveau subconscient, espérait que je trouverais un moyen de m’éloigner des griffes de la Société.

Alors que je suis assise seule dans l’obscurité, j’essaie de me rappeler toutes ces choses et non pas combien il avait l’air petit dans ce lit d’hôpital. J’essaie de ne pas me remémorer les bruits que produisaient les machines auxquelles il était branché.

Mon regard se porte sur le sac de vêtements accroché à la porte de mon placard. Au travers, je peux distinguer ma robe de mariée. Elle est magnifique, et sa couleur noire correspond tout à fait à mon humeur. Elle conviendra aisément à un mariage arrangé par la Société avec un étranger.

Elle doit être composée de bien trop de mètres de dentelle et de boutons de satin pour que je puisse tous les compter. Le voile se trouve dans son propre sac, à part, et me paraît encore plus long que la robe elle-même. Les chaussures, aussi belles soient-elles, resteront quant à elles dans leur boîte. Peut-être pourra-t-il aller les rendre et récupérer son argent, parce que si je tente de les porter, il ne fait aucun doute que je me briserai le cou.

Je jette un œil à l’horloge. Il est vingt et une heures passées.

Il me reste donc trois heures de liberté.

Évangéline et ma mère sont parties. Je ne les ai pas revues depuis que j’ai rendu visite à papa. Je ne peux m’empêcher de me questionner sur leur absence. Ma mère est-elle allée chercher Évangéline à l’école pour la tenir à l’écart sur ordre d’Abel, ou s’agit-il de la volonté de Santiago ? La seule autre personne présente dans la maison avec moi est James. Je suppose qu’Abel ne souhaitait pas prendre le risque que je m’enfuie.

Vingt minutes de plus s’écoulent sans que je n’esquisse le moindre mouvement. Je suis entièrement engourdie et me demande comment je vais y arriver. Comment vais-je réussir à me lever, à m’habiller et à entrer dans cette église pour me marier ?

Me marier.

Avec un inconnu.

Abel a été intelligent. Il a utilisé Évangéline pour me piéger. Ses mots avant que je ne quitte la Rolls-Royce résonnent encore dans mon esprit, et je tremble à la simple pensée de ce qu’il fera une fois qu’il aura obtenu la tutelle de ma sœur, tutelle dont il bénéficiera sans problème parce que notre mère la lui cédera. Ce sont les règles de la Société. Le chef de famille doit être un homme et si papa décède, ce sera à lui de prendre sa place.

Je réfléchis.

Santiago De La Rosa sera mon mari dans quelques heures.

C’est un homme puissant. Peut-être pourra-t-il faire quelque chose ? Ferait-il le nécessaire pour la protéger ? Accepterait-il vraiment de le faire si je le lui demandais ?

Il ne peut pas être pire qu’Abel. Je ne peux pas croire que quelqu’un puisse être plus haineux que mon frère.

Après avoir repoussé mes couvertures, j’abandonne mon lit. J’enfile un vieux maillot de bain et un peignoir, puis quitte ma chambre. Je descends les escaliers et, toujours pieds nus, sors par la porte de derrière. James est sur mes talons, mais je ne lui accorde aucune attention. La brume s’est levée dehors, et l’herbe est humide et froide sous mes pieds. Je me dirige vers la piscine qui se trouve au fond du jardin. Ma mère l’a fait chauffer tout l’hiver pour pouvoir faire ses longueurs. À l’origine, elle voulait une piscine intérieure. Mais je me souviens de la dispute qui a éclaté entre elle et mon père lorsqu’elle lui a soumis cette idée. Il lui a carrément dit que nous ne pourrions pas nous le permettre parce que nous n’en avions pas les moyens. C’est pourquoi la piscine est en plein air.

James se tient en retrait et m’observe pendant que je retire mon peignoir. Je frissonne dans la nuit fraîche et avance jusqu’aux escaliers qui mènent dans l’eau. Elle est froide, plus froide que ce à quoi je m’attendais pour une piscine chauffée. L’est-elle encore ? Après tout, la maison n’est plus aussi bien entretenue qu’auparavant. Pourtant, je ne m’arrête pas. Je continue de descendre et m’immerge jusqu’à la poitrine, avant de plonger entièrement sous l’eau et de nager.

Je fais de courtes longueurs d’avant en arrière. Ce n’est pas une très grande piscine. Je ne sais pas combien de temps je reste sous l’eau avant de remonter à la surface. Je ne fais que nager en restant sous l’eau le plus longtemps possible. Le bruit et le poids de l’eau noient mes pensées, ainsi que le monde entier.

Peut-être que quelque chose de bon sortira de ce mariage.

Peut-être que je pourrai sauver ma petite sœur, même si je dois coucher avec un monstre pour la mettre en sécurité.

Je suis tellement absorbée par ma nage que je ne remarque même pas que deux personnes se trouvent désormais à côté de James. Je fais deux autres longueurs avant d’entendre une femme ricaner, puis Abel siffler mon nom.

Je m’arrête en arrivant à l’extrémité profonde de la piscine uniquement parce qu’Abel se penche pour attraper ma main et m’immobiliser. Mon frère prétend ne pas aimer la natation. Je suis presque certaine que c’est parce qu’il ne sait pas nager. Je pense qu’il a peur de l’eau. Mais il ne l’admettra jamais parce que ce serait considéré comme une preuve de faiblesse. Alors au lieu de m’éloigner, je m’accroche à sa main aussi fortement que possible en rivant mes yeux aux siens.

Si je le faisais tomber, se noierait-il ? Le sauverais-je si c’était le cas ? Ou le maintiendrais-je sous la surface de l’eau ?

Cette idée est très amusante.

Alors, je tire sur son bras.

— Lâche-moi, Ivy, siffle-t-il en jetant un coup d’œil à la femme qui l’accompagne.

Je tourne la tête dans sa direction et comprends pourquoi il essaie de jouer les fortes têtes. Elle est sublime. Je ne l’ai jamais vue auparavant, et je n’ai pas la moindre idée de qui elle est, mais sa beauté est frappante. Elle est mille fois hors d’atteinte d’Abel.

— Mercedes De La Rosa est venue t’aider à te préparer pour ton mariage avec son frère.

La femme s’approche et s’arrête au bord de la piscine alors que je suis en train d’intégrer l’information que vient de me donner Abel. À regret, je lâche mon frère qui se redresse en essuyant l’eau de son costume et en s’excusant auprès d’elle. La façon dont il tente de la séduire est tellement ridicule.

Il la désire. C’est si évident que ça crève les yeux.

Tout comme le fait qu’elle ne l’autoriserait même pas à lécher ne serait-ce que la pointe de ses bottes en peau de serpent signées Jimmy Choos. De toute façon, elle n’a d’yeux que pour moi. Et la seule chose que je peux faire en cet instant, c’est soutenir son regard.

— Bonjour, Ivy, me salue-t-elle d’un ton hautain.

Son sourire est à l’opposé de ce que je considérerais comme chaleureux, et je comprends alors immédiatement que nous ne serons jamais amies.