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Santiago

La cathédrale de la Sainte-Trinité se trouve dans le quartier des jardins de La Nouvelle-Orléans, à moins de deux kilomètres du complexe d’I.V.I. Bien que la Société dispose de sa propre chapelle sur son domaine, cette église est l’une des nombreuses institutions placées sous notre juridiction. Les mariages et les baptêmes ont souvent lieu dans cet endroit parce qu’il est suffisamment grand pour accueillir tous les membres locaux de notre faction. Pourtant, ce soir, seuls quinze membres de l’échelon supérieur, ainsi que le frère d’Ivy, seront là pour assister à la cérémonie. Quant à moi, je serai l’unique représentant de la famille De La Rosa présent.

La cathédrale, surmontée d’une tour et de flèches se profilant au-dessus de la rue, a été construite dans un style architectural gothique précoce. À l’intérieur, l’espace est rempli de meubles en bois riche et poli, de nombreuses tapisseries ornées et de vitraux. Il y fait sombre, car elle est pourvue d’un éclairage naturel, et ce soir, elle n’est éclairée que par des bougies qui bordent l’entrée et l’allée.

Tandis que les membres désignés de l’Église terminent leurs préparatifs pour la cérémonie, je satisfais ma propre solitude dans la petite chapelle attachée au chœur sur le côté est de la cathédrale. Je me suis tellement habitué à être seul avec mes pensées que cette dernière semaine m’a complètement sorti de mon élément.

J’ai besoin de silence et ne parviens à le trouver que dans l’obscurité du confessionnal réservé aux occasions plus privées. Je me réfugie sur le banc en bois à l’intérieur et ferme la porte avant de clore mes paupières. L’air sent l’encens et le vernis. C’est un parfum qui imprégnait souvent mes souvenirs d’enfance, ce qui est logique étant donné que j’ai été élevé dans l’enceinte d’établissements catholiques et que je n’ai passé que mes étés dans le domaine familial. Du moins, jusqu’à ce que j’atteigne un âge où il était approprié pour mon père de commencer à me modeler afin que je devienne l’homme qu’il voulait que je sois. Il n’était pas vraiment ravi de découvrir que mes véritables talents résidaient dans les mathématiques. Pour lui, c’était un gâchis sans nom.

Bien que les membres supérieurs de la Société aient tous convenu que ce serait une compétence utile si elle était bien aiguisée, je n’ai jamais été en mesure d’oublier la grande déception que j’ai lue dans le regard de mon père lorsqu’il l’a découverte.

Dès mon plus jeune âge, ses attentes à mon égard ont été pesantes. Je n’ai jamais agi comme un enfant devrait le faire. Il n’y avait pas de place pour l’innocence espiègle chez son fils aîné. J’ai toujours été sérieux, toujours studieux. J’ai respecté ses souhaits et les ai suivis à la lettre, en me pliant à ses normes exigeantes. Au dire de tous, même à celui de ma propre mère, cela aurait dû lui plaire. Pourtant, il a trouvé une faille dans l’étrange vide qui habitait mes yeux, alors que c’est exactement ce qu’il exigeait. Je l’ai entendu dire à de nombreuses reprises à quel point j’étais froid. C’était la seule chose qui semblait apporter un semblant d’approbation sur les traits durs de son visage. Si jamais je ressentais une lueur d’émotion, un aperçu de ma propre humanité, je m’en débarrassais rapidement et oubliais que cela s’était produit.

En fin de compte, même après toutes mes études et mes efforts pour prouver ma valeur, rien n’a pu influencer l’opinion que mon père s’était forgée de moi. C’est peut-être pour cette raison qu’il m’a été si facile de succomber aux louanges empoisonnées d’Eli Moreno. Alors que mon père n’a jamais cessé d’être déçu de moi, Eli, quant à lui, était toujours impressionné et fasciné par la façon dont mon cerveau fonctionnait. Il m’a dit plus d’une fois qu’il n’avait jamais rien vu de tel. Nous avons étudié les chiffres ensemble pendant des jours, des semaines, des mois. C’est ce point commun, ce même don qui a forgé un lien plus fort que l’acier entre nous. Et d’une certaine façon, pendant tout ce temps, j’ai laissé la coquille glacée que j’avais formée autour de moi se dégeler, afin qu’il puisse apercevoir des parties de mon être auxquelles je n’avais jamais permis d’exister auparavant. Il y a eu des moments où je me suis surpris à sourire en sa compagnie. Il y a même eu des moments où il m’est arrivé de rire.

Ces réactions m’avaient paru si étranges à l’époque, quand bien même elles venaient naturellement lorsque je me trouvais avec lui. J’ai commencé à le voir comme une figure paternelle, et aucun mot ne peut exprimer ce que cette erreur m’a coûté. Comme je me suis senti stupide quand la semence de sa trahison s’est implantée dans mon esprit, quand je me suis réveillé à l’hôpital, défiguré et déformé, en étant le seul membre de ma famille à avoir survécu à l’explosion. Eli m’avait demandé d’y aller à sa place, et mon père et mon frère avaient été obligés de m’accompagner. Il a été capable de m’influencer si facilement, avec une demande aussi simple.

J’avais été mis en garde à de nombreuses reprises, par mon père et la Société, contre la confiance qui n’est qu’une bête volage. Nous avions fait le serment de protéger et prendre soin de nos frères, mais cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas de transfuges ou de traîtres parmi nous au sein de l’organisation. Lorsque cela s’avérait, les conséquences étaient souvent dévastatrices et le prix à payer toujours élevé. On m’a appris à remettre en question les motivations des autres, et ce, à chaque occasion qui se présentait à moi. Pourtant, Eli m’a aveuglé avec sa fausse admiration. Son approbation agissait comme un baume appliqué sur la faiblesse que je ressentais en moi, et je suis tombé dans le panneau.

J’ai trahi mon père, mon frère et tous ceux qui sont morts cette nuit-là. L’occasion de lui prouver ma valeur s’en est allée, mais je peux faire une dernière chose pour me racheter. Je peux détruire l’homme qui l’a envoyé dans la tombe.

Eli ne se réveillera peut-être plus jamais. Mais que ce soit dans la vie ou dans la mort, il prendra conscience de la souffrance qu’il a causée. Il ressentira l’envie de se venger quand sa fille s’engagera envers moi ce soir, et pour chaque jour qu’elle passera entre mes griffes.

Je ne connais pas le vrai plaisir. Le sens caché derrière ce mot a toujours été inaccessible pour moi, hors de ma portée. Mais je suppose qu’il doit ressembler à cela, à cette chaleur qui remplit mon cœur glacé lorsque je pense à toutes les façons dont Ivy paiera pour les péchés que son père a commis. Sous ma domination, elle sera enfermée dans des ténèbres éternelles. Elle sera possédée, mais jamais aimée. Et lorsqu’elle se regardera dans le miroir après ce soir, elle comprendra ce qu’est la véritable honte. Je ne me contenterai de rien de moins.

Dans l’ombre du confessionnal, je passe mes doigts sur le chapelet qui va bientôt peser autour du cou de ma femme. La cérémonie doit commencer dans trente minutes. Mercedes m’envoie soudain un texto pour me dire qu’elle est rentrée chez elle après avoir terminé ses préparatifs avec Ivy. Elle m’informe que le visage de ma mariée sera la toile parfaite pour la lame de mon couteau. Une étrange sorte de jalousie se matérialise dans mon esprit quand je réalise à quel point Mercedes a été en mesure d’étudier ma captive de près. Depuis que je l’ai rencontrée dans le bureau de son père, de nombreuses années auparavant, je ne l’ai revue qu’une seule autre fois. Cependant, la nuit où je lui ai donné sa bague était sombre et ombragée. Elle ne m’a pas permis d’obtenir beaucoup de détails. Et même si j’ai étudié les photos de son dossier pendant d’innombrables heures, ce n’est pas la même chose que respirer le même air qu’elle.

Je réponds à ma sœur en lui donnant des instructions. J’ai besoin qu’elle rassemble certaines choses pour ce soir. Après avoir rangé mon téléphone dans ma poche, je penche la tête en arrière contre la cloison en bois et ferme les yeux, seulement pour être interrompu par le bruit animé que produit quelqu’un en pénétrant dans la chapelle.

— Donne-moi juste cinq minutes. Je t’en prie, Abel.

Je reconnais la douceur du ton d’Ivy, suivie du grognement de son frère.

— Je reste là, alors ne pense même pas à faire quelque chose de stupide, l’avertit-il.

Un bruissement de tissu se fait entendre, puis des bruits de pas résonnent contre le sol de marbre. Elle ne porte pas les talons que je lui ai achetés. Quelle fille stupide.

Pendant plusieurs minutes, je l’écoute se promener dans la chapelle. Je ne peux pas la voir, mais j’imagine sans mal qu’elle cherche un sanctuaire, quelque part où se cacher pour ne plus jamais en ressortir. Lorsque la porte de l’autre côté du confessionnal s’ouvre, j’inspire et plonge mon corps dans l’obscurité alors qu’Ivy y entre.

Elle s’agenouille, à quelques centimètres de moi. Le mince panneau de maille constitue la seule chose qui nous sépare. Son parfum remplit l’espace tandis qu’elle cherche une position confortable, puis elle soupire en murmurant le nom du Seigneur dans sa prière. Elle sent le propre et le naturel, avec un léger soupçon persistant de ce que j’identifie comme une lotion ou un shampooing. C’est un changement rafraîchissant par rapport à l’étouffante odeur des parfums onéreux dont je suis entouré quand je suis en compagnie des membres de la Société.

À travers le filet, je parviens juste à apercevoir la robe que je lui ai achetée. La dentelle noire s’accroche à la perfection à sa silhouette comme si elle avait été confectionnée spécialement pour elle. Mes doigts me démangent de toucher la chair dissimulée sous ce tissu, de saisir et de réclamer sa beauté intacte. Le petit aperçu que mes yeux parviennent à me donner ne me suffit pas, et je me surprends à me pencher en avant avec l’envie d’en obtenir davantage. Brusquement, je m’interromps en revenant à la raison.

Elle pourrait représenter un jeu tellement dangereux pour moi.

Une soif menaçante et inconnue embrase mon sang. J’essaie d’en trouver l’origine et mets rapidement le doigt dessus. Quatre ans, c’est long sans ressentir la chaleur du corps d’une femme sous le mien. Il est tout à fait naturel que je veuille goûter à ce qui m’appartient. Ce serait logique, sauf que je ne désire pas seulement la goûter. Je veux la dévorer entièrement. Elle ne devra jamais connaître le pouvoir de ce désir. Je dois le garder sous contrôle.

Elle ne semble pas se rendre compte de ma présence. La tête baissée, elle continue de murmurer. Elle implore son Dieu. Mais aussi puissant soit-il, ce dernier ne pourra rien lui accorder. Je ne peux qu’imaginer ce qu’elle doit penser à mon sujet.

A-t-elle songé à ce qu’elle ressentira lorsque mes doigts caresseront sa peau ? Est-elle hantée par des visions me montrant en train d’écarter ses cuisses et de revendiquer la douceur de son sexe ?

Je ne crois pas que ce soit le cas. Si elle est intelligente, elle évite sûrement de penser à ce qu’un monstre comme moi pourrait lui faire. Dans son intérêt, il est préférable qu’elle laisse son destin la happer sans penser aux horreurs dont peut accoucher son imagination, car je ne doute pas qu’elle est consciente de ne plus pouvoir être sauvée. Je crois même qu’elle a d’ores et déjà accepté le destin qui a été écrit pour elle.

Elle regarde le panneau de bois sans la moindre expression. Elle est si immobile, si impassible que j’ai presque l’impression de me contempler dans un miroir. Et puis, sans crier gare, elle soupire et porte une main tremblante à ses lèvres. Tout à coup, ses épaules se mettent à trembler sous le poids de son désespoir. Pourtant, elle se refuse à verser la moindre larme. Elle est plus forte que ce à quoi je m’attendais. Et je pense que je pourrais trouver une sorte de fascination éternelle à la voir souffrir. Je me fais le vœu silencieux qu’avant la fin de la nuit, elle pleurera pour moi.

Plusieurs minutes s’écoulent et elle les met à profit pour renforcer sa foi. Je me demande si elle priera son Dieu lorsque je poserai mes mains sur elle dans quelques heures. Elle ne porte pas encore ma marque, mais rien ne m’empêcherait de faire glisser la cloison entre nous et d’enfoncer ma queue dans sa gorge tout de suite. Ce serait comme un avant-goût des choses qu’elle subira désormais. Mes doigts s’enfoncent dans le bord du banc en bois tandis que je ferme les yeux pour imaginer cela. Le bois proteste alors bruyamment sous le poids de mes frustrations.

Lorsque je rouvre les paupières, je vois ses yeux effrayés qui me fixent. Seul un mince filet de lumière se déverse à travers les fentes étroites du bois de mon côté, me dissimulant dans les ténèbres. Je ne crois pas qu’elle puisse réellement me voir, mais je sais qu’elle peut me sentir. Elle peut percevoir ce prédateur tapi dans l’ombre que je suis.

Croyant que je suis un prêtre, elle se penche plus près de la cloison qui nous sépare et mon souffle reste coincé dans ma gorge. Avant qu’elle ne puisse l’ouvrir, la voix stridente et colérique d’Abel brise le silence. Un poing s’écrase violemment sur son côté de la porte, faisant sursauter la jeune femme.

Notre moment privilégié s’achève trop brusquement à mon goût, et avant qu’Ivy ne puisse me découvrir, Abel ouvre la porte pour attraper sa sœur et la fait sortir de force du confessionnal.