12

Santiago

Dans la Société, les mariages se font généralement en grande pompe. Les membres de l’échelon supérieur sont tenus à des normes plus élevées que les autres. Résultat, bien souvent, cela se transforme presque en une sorte de compétition olympique entre les femmes qui s’efforcent de créer le plus bel événement possible afin d’éblouir leurs concurrentes. Pour ce faire, elles s’échinent à commander des sculptures de glace, des robes de créateurs et des diamants taillés sur mesure… simplement parce qu’elles possèdent la richesse et la possibilité de le faire.

Mon mariage, quant à lui, ne s’inscrira pas dans une quelconque démonstration de puissance.

Les seuls hommes qui sont là pour assister à l’événement sont ceux dont la présence a été requise par I.V.I pour être les témoins de mon union. Si j’agissais selon mon bon vouloir, il n’y aurait que nous deux et le prêtre. Cependant, nous devons tous respecter les règles, et ceci en est une.

Une étrange tension parcourt mes veines alors que j’étudie mon reflet dans le miroir. Mes chaussures en cuir sont polies. Quant à mon costume noir sur-mesure, il me va à la perfection et met en valeur la chemise blanche impeccable que je porte en dessous. L’ombre de l’encre incrustée sur mon bras ressort sous ma manchette. Mais c’est le tatouage sur mon visage qui retient toute mon attention.

Ivy est probablement au courant de l’existence de mes cicatrices. Toutefois, elle ne m’a encore jamais vu arborer le demi-crâne. Je ne peux qu’imaginer sa réaction lorsqu’elle atteindra le bout de l’allée. Que fera-t-elle ? Essaiera-t-elle de s’enfuir ? Son frère devra-t-il la traîner jusqu’à l’autel et la forcer à étouffer ses sanglots d’épouvante afin qu’elle puisse prononcer ses vœux envers moi ?

Cette simple pensée me laisse un goût amer dans la bouche.

Il fut un temps où les femmes de la Société tombaient en pâmoison à mes genoux pour me supplier de les épouser. Désormais, je ne suis même pas certain que ma femme ne tentera pas de s’empaler sur un chandelier plutôt que de se donner volontairement à moi.

Qu’importe ce qu’en pense Ivy. C’est un moyen comme un autre d’arriver à mes fins. Je ne tolérerai pas son manque de respect, peu importe la répulsion que lui inspire mon apparence physique. La même chose s’appliquera pour son frère.

Ce dernier apparaît d’ailleurs un instant plus tard, suivi par mon garde personnel.

— Vous m’avez fait appeler ? me demande Abel.

En hochant la tête, je lui fais signe d’entrer dans la chambre que j’ai réquisitionnée dans le presbytère. Les invités peuvent bien attendre. Après ce dont je viens d’être témoin, j’ai un besoin urgent de m’entretenir avec lui.

Son regard me détaille rapidement. Il se croit intelligent, au point qu’il semble même persuadé de m’avoir trompé avec son attitude faussement respectueuse. J’avale une gorgée de whisky et pose le verre sur la table avant de lui rendre son regard.

— N’ai-je pas réussi à vous faire comprendre ce que je ressens lorsque je découvre qu’Ivy a été touchée par quelqu’un d’autre que moi ?

Il se dandine d’un pied sur l’autre tandis que son visage pâlit. Je peux voir les rouages de son esprit s’activer. Je suis certain qu’il se demande comment je peux être au courant qu’il a malmené Ivy dans la chapelle. Je pourrais le lui dire, mais cela ruinerait l’illusion d’omniscience ainsi créée. Je veux qu’il pense que j’ai des yeux partout, qu’il ressente ce que cela fait d’être épié à tout instant.

— Je ne suis pas certain de comprendre… commence-t-il.

J’avance de deux pas dans sa direction en affichant un masque de sérénité. Il n’anticipe pas mon geste. Lorsque j’enfonce mon poing dans son ventre, il se plie en deux en toussant et en crachant comme s’il n’avait jamais reçu de coup de toute sa vie. Son ignorance et sa faiblesse ne font qu’alimenter mon exaspération. Je le frappe deux fois de plus dans le ventre avant qu’il ne s’effondre à genoux et se recroqueville en position fœtale en étouffant son repentir.

— Je pensais que vous vouliez que je la garde dans le droit chemin, couine-t-il.

— C’est à moi de le faire.

Je pose la pointe de ma chaussure contre sa gorge et appuie jusqu’à ce qu’il me fixe avec de grands yeux paniqués.

À la porte, l’un de mes meilleurs hommes et amis, qui sert également de témoin ce soir, m’observe avec une expression ennuyée. Personne ne m’empêcherait de prendre la vie d’Abel si je le voulais. En ce moment même, je pourrais parfaitement le tuer sans être inquiété.

— Répète après moi, déclaré-je.

J’enfonce ma chaussure dans sa gorge si fort que ses yeux sortent presque de leurs orbites.

— Une fois que tu l’auras accompagnée au bout de l’allée et que tu m’auras donné ce qui m’appartient, tu ne toucheras plus jamais à un seul de ses cheveux.

— Je ne le ferai plus, croasse-t-il en enfonçant ses ongles dans mes chaussures et en ruinant par la même occasion une partie du cuir italien de qualité.

Compte tenu de la simple offense qu’il a commise, je relâche la pression sur sa gorge et, sans le laisser reprendre son souffle, presse le bout de ma chaussure entre ses dents si brusquement que je peux les entendre grincer. Une fois que je suis convaincu qu’il a goûté à la saleté qui se trouve sous ma semelle, représentation parfaite de ce qu’il est à mes yeux, j’étale sa salive sanglante sur son menton et le laisse allongé par terre à me fixer avec incrédulité.

— Putain de Moreno, craché-je avant de récupérer mon verre et de le terminer en deux gorgées. Hors de ma vue. Maintenant.

Il se redresse et, incapable de me regarder, se dirige rapidement vers la porte, les poings serrés. Le Juge s’écarte et Abel disparaît dans le couloir pendant que je me retourne vers le miroir pour ajuster mes vêtements.

— Je vois que tu n’as pas perdu la main.

Une voix familière résonne dans mon dos. Stupéfait par la présence de mon plus vieil ami en ces lieux, je me retourne pour lui faire face. Angelo Augustine était l’un de mes camarades de classe à l’époque où j’allais à l’école catholique. Originaire de Seattle, il est également un Fils Souverain d’I.V.I. Nous sommes restés en contact au fil des ans et avons régulièrement échangé ensemble, mais je ne l’ai pas vu en chair et en os depuis au moins six ans. Les lettres et les appels téléphoniques étaient notre seul moyen de garder contact, étant donné que lui rendre visite en prison aurait été trop risqué en ce qui concerne la Société.

— Dois-je m’attendre à ce qu’une équipe d’intervention du SWAT me serve de témoin ?

Ma question claque sèchement dans l’air. Il rit, mais son sourire n’atteint à aucun moment ses yeux.

— J’ai été libéré plus tôt que prévu.

— Comment as-tu réussi un tel tour de force ?

Je penche la tête sur le côté afin de l’étudier. Il n’a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Les traits de son visage ressemblent beaucoup aux miens. Avec ses cheveux foncés et ses yeux polaires, il aurait pu se faire passer pour mon frère, chose qu’il a souvent faite lorsque nous étions plus jeunes. Du moins, avant l’explosion.

— Gardons cette discussion pour une autre fois, propose-t-il en entrant dans la pièce. Ce soir est le tien.

— Alors, tu restes ?

Je lui verse un verre de scotch. Du coin de l’œil, je vois le Juge hocher la tête à mon intention, pour m’indiquer qu’il va nous accorder une minute d’intimité, avant de disparaître dans le couloir. Je n’attendais pas de visiteur. Et je ne compte pas lui permettre de rester ici sans connaître la raison de son retour.

Angelo s’empare du verre et fait tournoyer le liquide en inhalant son parfum. C’est une attitude normale pour un Fils Souverain. On n’est jamais trop prudent face aux empoisonnements éventuels. Cependant, j’attribue sa façon d’agir aux souvenirs du passé plutôt qu’à la méfiance. S’il y a quelqu’un en ce monde en qui Angelo peut avoir confiance, c’est bien moi.

— Si seulement je le pouvais, répond-il.

Il boit une gorgée et ferme les yeux pour la savourer.

— Je ne peux pas encore être vu par les autres membres, poursuit-il. Le moment n’est pas bien choisi pour révéler ma liberté. Mais je ne pouvais pas laisser passer l’occasion de venir te voir.

Je hoche la tête. Il existe une certaine entente entre nous qui se passe de mots. Angelo connaît la trahison aussi bien que moi et a lui aussi ses propres desseins à gérer. Même si cela me ferait plaisir de l’avoir à mes côtés ce soir, je ne lui demanderai pas de rester si cela doit interférer avec sa propre vengeance. À certains égards, je pense souvent que la trahison dont il a été la victime était pire que la mienne. Si, pour ma part, je dois remercier le père d’Ivy pour avoir détruit ma vie, le traître d’Angelo, quant à lui, était de sa chair et de son sang. Il a passé les six dernières années de sa vie enfermé comme un animal en cage pour un crime qu’il n’a pas commis, et je sais qu’il exécutera sa vengeance lentement.

Il finit son verre et le remplit à nouveau tout en m’examinant. Il est conscient de tout ce qui s’est passé, mais n’a jamais vu les dégâts qui s’étendent sur ma peau de ses propres yeux jusqu’à aujourd’hui. Je lui suis reconnaissant de ne pas avoir grimacé ni cligné des yeux lorsqu’il les a posés sur moi, même si cela aurait été une réaction naturelle.

— Beau tatouage, me complimente-t-il. Ça te va bien.

— Au moins, il sert à quelque chose.

Je sors un mouchoir pour essuyer le sang d’Abel qui macule encore ma chaussure.

— Alors, tu vas vraiment passer à l’action.

Son ton est neutre, mais je parviens à voir la méfiance qui teinte son regard. Angelo connaît tout de mes projets concernant la famille Moreno. Pendant ma convalescence, nous avons passé de nombreuses heures à revoir les détails de mon plan en discutant en langage codé au téléphone.

Je soupçonne mon ami de s’inquiéter pour moi. Pourtant, depuis le temps, il devrait mieux me connaître.

— Oui, confirmé-je.

Il ouvre la petite boîte en bois qui repose sur la table à côté de moi et inspecte les alliances.

— Tout a été décidé à ce que je vois.

— Oui.

— Et si tout ne se passe pas comme prévu ? s’enquiert-il en reportant son attention sur moi.

Je jette le mouchoir et m’essuie les mains.

— Que veux-tu dire ?

— « Pour toujours », c’est une longue période pour une vengeance. Je pensais que tu voudrais une fin plus rapide.

Je me retourne pour le dévisager.

— Notre « pour toujours » durera uniquement le temps qu’il faudra pour qu’elle me donne des fils.

Il sort l’alliance d’Ivy de l’écrin et l’observe de près.

— Donc, tu vas coucher avec elle aussi longtemps qu’il le faudra pour obtenir des héritiers. Tu vas la regarder porter tes enfants. Tu la verras prendre soin d’eux comme seule une mère peut le faire. Et alors, tu feras quoi ensuite ? Tu la tourmenteras pour l’éternité, ou tu la saigneras à mort ?

Son ton incertain m’irrite.

— Doutes-tu de mes intentions ? grogné-je.

— De tes intentions ? Pas le moins du monde.

Il remet l’alliance à sa place et referme la boîte.

— Mais du résultat, peut-être.

— Quel cruel manque de confiance de ta part, marmonné-je.

— En réalité, je t’envie.

Le vide que j’entends dans la voix de mon ami me prend au dépourvu, quand bien même ses paroles me font grimacer.

— Pourquoi est-ce que tu m’envierais ?

— Tout a toujours été si certain pour toi. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui calcule autant chaque décision et les exécute sans une arrière-pensée ni le moindre regret. Je ne peux pas imaginer ce que c’est de vivre sans le poids de l’indécision ou des émotions qui m’accablent.

Je cligne des yeux et fronce les sourcils. En me décrivant ainsi, il me donne l’impression d’être un robot, même si je suppose que cela ne devrait pas me surprendre. C’est ce que la plupart des gens pensent de moi. Les membres de notre organisation me surnomment « l’ordinateur humain ». Mon talent réside dans les calculs, les projections et les problèmes complexes. Ils peuvent tous être facilement résolus si on les couche sur le papier. Cependant, la psychologie humaine et la complexité du spectre émotionnel humain ne font pas partie de mon domaine de compréhension. De trop nombreuses variables sont à prendre en compte, face à trop peu de réponses claires.

Pourtant, ce n’est pas comme si je ne possédais pas la moindre émotion. Je choisis simplement de ne pas les ressentir ni de les exprimer. Angelo rit doucement comme si quelque chose venait de lui traverser l’esprit.

— Sœur Margaret t’accusait d’être un sociopathe. Tu t’en souviens ?

— Oui, eh bien…

Je hausse les épaules.

— Peut-être qu’elle avait raison, terminé-je.

Angelo s’adosse contre la table et penche la tête.

— Ce serait facile de la croire, mais je sais que ce n’est pas vrai. Je crains seulement que tu ne comprennes pas bien dans quoi tu t’embarques.

— Remettras-tu en question tes propres intentions lorsqu’arrivera l’heure de te venger ? le questionné-je en le fusillant du regard.

— Non.

Il se redresse et fourre ses mains dans ses poches. Je pense que le sujet est clos et que nous en avons terminé. Néanmoins, il me prouve le contraire.

— Je sais que tu as baisé de nombreuses femmes, Santiago, mais ce n’est pas la même chose que de vivre au quotidien avec l’une d’elles. Faire face à sa présence tous les jours sera une situation inévitable. Alors, s’il te plaît, écoute mon conseil. Si tu es déterminé à aller jusqu’au bout, n’oublie jamais qui elle est. Ne sous-estime pas le pouvoir de la proximité. Même si elle dort dans ton lit tous les soirs, elle reste ton ennemie.

Je lisse mon costume du plat de la main et hoche la tête.

— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, lui assuré-je. Elle ne dormira jamais dans mon lit.