Juste après le crépuscule, Mercedes me réveille en agitant une tasse de café juste sous mon nez. Assise sur le bord de mon lit, elle porte une robe noire cintrée qui, étrangement, la fait ressembler à une vampire. Je savais qu’elle ne serait pas en mesure de rester bien longtemps à l’écart.
— Qu’est-ce que tu fais ? demandé-je en la fixant.
— Dis-moi tout.
Ses yeux sombres sont bordés de khôl. Elle ne parvient pas à contenir l’ardeur qui brûle dans les profondeurs de son regard.
— Il n’y a rien à dire, avoué-je.
Je rejette les couvertures et m’assois en lui faisant signe de s’écarter de moi.
— Ou plutôt, rien que tu ne devrais entendre.
— Santiago, boude-t-elle en faisant la moue. Ne joue pas avec moi.
Je lui lance un regard noir par-dessus mon épaule et la surprends en train d’étudier l’encre qui s’étale sur la peau de mon dos. Elle n’avait encore jamais vu ce tatouage. De toute façon, je ne comptais pas le montrer à qui que ce soit, encore moins à ma sœur. Néanmoins, je remarque qu’elle semble surprise.
Celui qui recouvre mon visage est le fruit de mon travail, tout comme celui qui se trouve sur mon bras. Cependant, je ne pouvais pas me tatouer le dos, même si j’aurais aimé pouvoir m’en occuper moi-même.
— Qui l’a fait ? me questionne-t-elle avec curiosité.
J’enfile ma chemise d’hier soir.
— Un ami.
— C’est beau, murmure-t-elle.
— C’est un moyen d’arriver à mes fins.
Tous mes tatouages ont un objectif bien défini, et malgré ce que certains peuvent croire, leur but premier n’est pas d’effrayer qui que ce soit. J’aurais tout aussi bien pu décider de les faire avant d’avoir la moindre cicatrice sur mon corps. Toutefois, je n’aime pas contempler les souvenirs de cette nuit désormais gravés dans ma peau. C’était donc la seule alternative raisonnable que j’ai trouvée.
Je me dirige vers mon placard et m’empare d’une chemise blanche ainsi que d’un pantalon noir. Mercedes continue de m’agacer en touchant tout ce qui se trouve à sa portée dans ma chambre. Ses doigts glissent sur le cadre de mon lit et ses yeux de serpent scrutent l’espace autour d’elle. Elle cherche des preuves que ma femme était ici la nuit dernière et semble déterminée à détruire toutes les faiblesses qu’elle a perçues dans mon plan.
— Elle est dans sa chambre. Elle y est depuis hier soir, l’informé-je.
— Je sais.
À la vue du sourire espiègle qui étire ses lèvres, mon regard s’étrécit.
— Depuis combien de temps es-tu à la maison ? l’interrogé-je.
— Je suis rentrée ce matin.
Elle hausse les épaules.
— Probablement peu de temps après que tu te sois mis au lit, ajoute-t-elle.
— J’espère que je n’ai pas besoin de te prévenir de la laisser tranquille.
Ma sœur comprend la menace qui se cache derrière mes mots et penche la tête sur le côté.
— Bien sûr que non, mon frère. Jamais je n’interférerai dans tes plans.
Voilà que maintenant, elle se moque de moi. Elle se joue certainement de moi également.
— J’ai du travail, déclaré-je. Si l’envie te prenait de rôder dans les couloirs du manoir, reste loin de sa chambre. Et trouve quelque chose de productif à faire de ton temps. Tu ne peux pas passer tes journées les bras croisés.
— Non, c’est vrai, acquiesce-t-elle avec amertume. Les anciens n’aimeraient sûrement pas que je passe mes journées les bras croisés.
Ma mâchoire se contracte.
— Mercedes.
Elle lève les yeux au ciel.
— Je vais faire un tour à la chapelle et prier pour expier mes nombreux péchés.
— Dans ce cas, tu risques d’être occupée pour le reste de la nuit, commenté-je.
Elle grogne et prend congé. Après son départ, je me douche et m’habille. Il est déjà tard, plus que je ne le voudrais, et j’ai du travail. Depuis l’incident, je n’ai jamais réussi à dormir une nuit complète. Je me retrouve souvent à errer dans les couloirs du manoir ou à travailler jusqu’à ce que le soleil se lève et que je sois suffisamment épuisé pour fermer les yeux et sombrer dans l’inconscience.
En règle générale, ma journée commence dans le bureau en bas. Ma fonction au sein de l’organisation consiste à gérer les fonds. Je suis chargé de distribuer les paiements, d’investir les bénéfices collectifs pour amplifier nos richesses, de gérer les actions et les obligations, et de transférer l’argent sur des comptes à l’étranger.
Les familles fondatrices de la Société possèdent de l’argent depuis très longtemps. Elles étaient riches avant même la fondation d’I.V.I. Désormais, nous sommes des Dieux parmi les Hommes, en grande partie grâce à moi.
Depuis que j’ai repris le poste d’Eli, j’ai considérablement amélioré notre statut. Je suis doué avec les chiffres. Je peux travailler sur des données toute la journée, reconnaître des modèles, prédire des tendances et déchiffrer l’indéchiffrable.
Malheureusement, je ne possède pas le même talent en ce qui concerne les interactions humaines.
À mes yeux, Ivy Moreno représente une équation abstraite, et j’ai l’impression qu’il me manque une variable qui m’est pourtant nécessaire pour pouvoir la comprendre. J’avais tellement d’idées préconçues en ce qui la concerne. Toutefois, jusqu’à présent, elle m’a prouvé que la plupart de mes théories étaient fausses. Je sens brûler en moi un besoin ardent de l’analyser jusqu’à être en mesure de craquer son code afin de révéler tous ses petits secrets pitoyables et inavouables.
Ce désir me trouble. Je ne peux le nier. Je traverse le couloir, mais ne me rends pas directement à mon bureau. À la place, je continue jusqu’à sa suite. Je ne parviendrai pas à travailler tant que je ne l’aurai pas regardée au moins une fois.
Je pense que c’est une indulgence logique.
La clé tourne dans la serrure, la porte s’ouvre en grinçant légèrement, et je ne suis accueilli que par quelques flammes vacillantes qui se meurent sur les bougies presque éteintes. La pièce est calme, silencieuse. Un rayon de clair de lune passe par la fenêtre pour baigner la silhouette du corps d’Ivy allongé dans le grand lit.
Je m’approche pour l’examiner, en notant la façon dont ses cheveux foncés se répandent sur l’oreiller en soie. Elle est recroquevillée sur elle-même et, même dans son sommeil, semble tourmentée. Cette constatation me laisse très perplexe lorsque j’en considère les raisons. En plus de moi-même, je suis certain que d’autres choses hantent ses rêves. Cependant, je ne sais pas encore de quoi il s’agit.
Je m’assois à côté d’elle sur le lit. Elle ne remue pas, pas même lorsque j’écarte une mèche de cheveux de son visage. Elle est belle. Je dois au moins lui accorder cela. Déjà, ma queue se tend au souvenir de ce que j’ai ressenti en m’enfonçant en elle la nuit dernière. Je repense à la façon dont son corps s’est animé pour moi, peu importe combien elle voulait et tentait de me résister.
La question est de savoir pourquoi. Pourquoi m’a-t-elle épousée sans se battre ? Pourquoi s’est-elle donnée si volontairement à moi ? Il doit bien y avoir une raison à cela. Et je me fais la promesse de la découvrir.
Elle murmure quelque chose dans son sommeil et agrippe ensuite son estomac comme s’il la faisait souffrir. Je fronce les sourcils et ne me rends pas compte que ma main bouge pour la toucher jusqu’à ce qu’elle entre en contact avec sa peau. Je la pose par-dessus la sienne.
Le froid de ma peau contre la chaleur de la sienne la réveille en sursaut et elle a un brusque mouvement de recul lorsque ses yeux s’ouvrent pour croiser les miens.
— Santiago.
Mon nom s’échappe d’entre ses lèvres comme s’il était porteur d’une malédiction. Elle se redresse et replie ses genoux contre sa poitrine en m’observant avec une expression d’innocence que j’aimerais pouvoir mépriser. Cependant, quand mon regard tombe sur l’entaille qui orne désormais son front, une émotion que je ne parviens pas à identifier me traverse violemment.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandé-je.
Je tends la main pour la toucher et elle penche la tête. Lorsque mes doigts effleurent sa peau, elle ne bronche pas. Elle ne ferme pas les paupières ni ne tremble. À la place, elle inspire profondément comme pour essayer de garder son calme. Je suppose qu’elle tente de se montrer courageuse afin de me prouver qu’elle n’a pas peur de moi. Toutefois, son silence met à mal ma patience. Le besoin viscéral de savoir comment elle s’est blessée me ronge et m’empoisonne de l’intérieur.
— Ivy.
Ma voix s’élève si brusquement qu’elle finit par tressaillir.
— Réponds-moi, lui ordonné-je.
— Ne faites pas comme si vous vous en souciez.
Elle s’éloigne de ma main et darde sur moi ses yeux larmoyants.
— Pourquoi cela aurait-il une quelconque importance pour vous ? continue-t-elle. Vous êtes le plus grand hypocrite que j’aie jamais rencontré. Vous m’avez affamée toute la journée, et voilà que vous venez ici pour faire semblant de vous préoccuper d’une simple entaille.
Une grimace m’échappe.
— T’affamer ? relevé-je.
Sa lèvre tremble et elle détourne le regard.
— Vous me détestez. Je peux le voir dans vos yeux. Je ne sais pas pourquoi vous souhaitez ma présence ici. Est-ce simplement pour pouvoir me torturer ? Alors si tel est le cas, continuez et faites de votre mieux. Montrez-moi à quel point vous pouvez être terrible.
Je le devrais. Parce qu’elle a raison, je la déteste. Je la déteste plus que je ne m’en serais jamais cru capable. Je la hais plus que tout au monde. Néanmoins, pour le moment, je ne peux pas me résoudre à lui montrer l’ampleur de la haine qu’elle m’inspire. Je ne peux pas lui permettre de me parler aussi crûment sans qu’il n’y ait de conséquences. Il existe tant de façons pour moi d’appliquer ma cruauté envers elle. Toutefois, je souhaite qu’elle porte mon enfant, alors si elle pense que je vais l’affamer pendant sa grossesse, elle se trompe.
— Dis-moi ce que tu as mangé aujourd’hui, exigé-je.
Je saisis son menton et la force à me regarder. Elle me dévisage comme si je me foutais d’elle.
— Vous connaissez déjà la réponse.
— Dis-le-moi, grogné-je.
Elle hésite et tente désespérément de se raccrocher à son refus obstiné, mais ses valeurs semblent toujours profondément enracinées en elle. Elle sait qu’elle doit faire plaisir et obéir à son mari.
— J’ai mangé la seule chose qu’elles m’ont apportée, siffle-t-elle. Un toast et du jus d’orange. Cela vous satisfait-il, seigneur des ténèbres ?
Mes doigts s’enfoncent dans sa peau sous la force de ma colère et elle se tortille pour se libérer. Lorsque je réalise la puissance de ma poigne, je la desserre et ferme les yeux pour essayer de contrôler mes émotions.
— Elles ne t’ont apporté qu’un repas aujourd’hui ?
Elle demeure silencieuse un instant avant de répondre avec un peu plus de douceur cette fois-ci.
— Oui.
— C’était une erreur, l’informé-je sombrement en la relâchant.

Mes pas bruyants et rapides réveillent la gouvernante avant même que j’atteigne sa porte. Elle se précipite hors de son lit et s’accroche à ses draps lorsque la lumière du couloir se déverse dans sa chambre. Je ne viens jamais dans cette partie du manoir. C’est pourquoi elle comprend immédiatement que quelque chose ne va pas.
— Monsieur De La Rosa… Est-ce que tout va bien ? s’inquiète-t-elle.
— Non.
Je m’avance dans sa direction et elle recule en trébuchant presque sur ses draps.
— C’est à propos de la nourriture, n’est-ce pas ? grimace-t-elle. Oh, s’il vous plaît, ayez pitié. Je vous en supplie.
— Tu implores ma pitié ?
Je crache ce mot avec une telle véhémence qu’elle se met à trembler.
— Comment pourrais-je avoir pitié d’une femme qui ne sait même pas accomplir une tâche aussi élémentaire que celle de nourrir ma putain de femme !
Des larmes commencent à couler sur ses joues tandis qu’elle secoue la tête comme pour nier mes propos.
— C’était à votre demande, Monsieur ! proteste-t-elle. Et je sais que je l’ai nourrie contre votre volonté, mais elle se sentait si mal, si faible… Je ne pouvais tout simplement pas…
J’inspire profondément en tentant de me calmer.
— Maître, s’il vous plaît, sanglote Antonia. Je ne voulais pas vous offenser.
Je me détourne d’elle et me passe une main sur le visage. Je déteste quand elle m’appelle comme ça. Antonia me connaît depuis ma plus tendre enfance, et vraiment, je ne supporte pas de voir pleurer cette vieille femme. Elle m’a témoigné de la gentillesse, contrairement à tant d’autres. Elle a nettoyé mes blessures, m’a nourri et ne m’a jamais regardé avec répugnance, même dans mes pires jours.
Au fond de moi, je sais que ce n’est pas elle, la fautive. Elle n’est pas capable d’une telle trahison. Et pendant un instant, j’aimerais pouvoir lui exprimer ce sentiment. Cependant, la dynamique entre nous a bien changé depuis mon retour de l’hôpital. Mes sautes d’humeur et mes exigences sévères ont rendu le personnel craintif à l’intérieur de ma propre maison. Depuis, ils font de leur mieux pour rester invisibles et ne pas croiser ma route. Ils ne savent pas quoi penser de l’homme solitaire et froid qui est sorti des flammes cette nuit-là. Et je suis certain que tous ne me voient plus que comme le monstre que je suis devenu.
— Dis-moi pourquoi ma femme n’a été nourrie qu’une seule fois aujourd’hui.
Je me retourne lentement vers elle et la vois se tamponner les yeux avec son drap. Elle prend une inspiration tremblante avant de se ressaisir en secouant la tête.
— Mercedes est venue me voir ce matin avec vos instructions, explique-t-elle doucement. Elle m’a assuré que c’étaient vos ordres. Je n’ai fait que ce qu’on m’a dit de faire, Monsieur.
Mercedes.
Ma vision s’obscurcit et je lui adresse un hochement de tête raide.
— Que ce soit clair, Antonia. La santé de ma femme doit demeurer une priorité, à moins que je ne te dise le contraire. Cela signifie que tous les ordres la concernant viendront directement de moi. Elle mangera quand elle aura faim, et si elle a d’autres besoins, j’espère que tu les satisferas en conséquence.
Le soulagement fait s’affaisser ses épaules.
— Oui, Maître.
Je grimace et secoue la tête.
— Pour l’amour de Dieu, cesse de m’appeler Maître. À partir de maintenant, je veux que tu m’appelles Santiago. Tu me connais depuis que je porte des couches.
Sous la surprise, ses sourcils se haussent.
— Mais Monsieur, je ne peux pas vous appeler ainsi devant le reste du personnel. Ce ne serait pas convenable.
— Au diable cette coutume, rétorqué-je en agitant ma main avec désinvolture. Je ne suis pas mon père, et tu pourras les informer que tu en as la permission s’ils te questionnent là-dessus. Je ne veux plus entendre un mot à ce sujet.
— Oui, Monsieur.
Un petit sourire bienveillant s’attache à ses lèvres.
— Puis-je me permettre un commentaire ? s’exprime-t-elle de nouveau.
Je penche la tête pour l’examiner.
— Oui ?
— Madame De La Rosa est très belle. Vous avez bien choisi.
Je sens mes lèvres s’étirer pour former un sourire, puis baisse brusquement la tête pour le lui cacher.
— Merci, Antonia. Maintenant, s’il te plaît, occupe-toi d’elle.

Bien que Mercedes m’ait assuré de trouver une façon utile de s’occuper l’esprit ce soir, je la trouve sur l’ordinateur de la bibliothèque à utiliser sa carte de crédit pour se payer des vêtements de haute couture. Lorsqu’elle m’entend arriver, elle fait presque tomber sa chaise dans sa hâte de se lever pour me saluer. Elle voit à mon regard que je ne suis pas content.
— Santiago, m’accueille-t-elle d’une voix incertaine.
J’enroule mes doigts autour de son cou et y applique suffisamment de pression pour la faire suffoquer.
— Bon sang, à quoi joues-tu ? Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ?
— Je veille sur nos intérêts, Santiago, croasse-t-elle. Tu la laisses déjà t’atteindre. Tu lui offres une robe, une bague, ce manoir et maintenant cette suite. Elle devrait être enfermée dans un sous-sol avec rien de plus que la honte de son nom de famille pour la garder au chaud.
Je la relâche violemment en grognant.
— Comme c’est facile pour toi d’oublier ta propre place.
— Ma place est à tes côtés, comme une égale, réplique-t-elle en se frottant la gorge. Nous sommes des De La Rosa. Notre sang est le plus puissant de tous. C’est pour cela que tu as survécu, Santi. Tu es né pour diriger, et je suis là pour t’y aider.
— Tu es surtout là pour te dresser en travers de ma route.
Je fais les cent pas, en proie à un conflit intérieur. Peut-être Mercedes a-t-elle raison. Je laisse Ivy m’atteindre. Je comprends d’où elle tire une telle conclusion, compte tenu de la situation luxueuse apparente que j’ai déjà accordée à ma femme. Mais j’ai un plan, et j’espère qu’il ne changera pas. Ce n’est pas à ma sœur de s’en inquiéter et je dois le lui faire comprendre clairement.
— Trahis-moi encore une fois et crois-moi, tu n’apprécieras pas les conséquences que cela aura sur toi. Pour l’instant, tu vas devoir te contenter d’accepter gracieusement ta punition.
— Une punition ? répète-t-elle en me dévisageant avec incrédulité.
Je m’empare de son portefeuille Gucci et de son portable posés sur le bureau. Elle se jette sur moi, une expression d’horreur déformant son visage.
— Non ! Tu ne peux pas me faire ça !
— Tu pourras les récupérer quand tu auras montré un certain repentir, pour changer. Peut-être que cela te fera du bien.
Elle serre les dents. Je peux d’ores et déjà la voir concocter sa vengeance à mon égard.
— Ne fais rien de stupide, Mercedes, la mets-je en garde d’un ton plein de menaces. Crois-moi, tu n’aimeras pas ce que tu récolteras en testant davantage les limites de ma patience.