24

Ivy

Mon estomac gargouille tandis que je descends les escaliers à l’heure convenue. J’ai l’impression d’avoir été convoquée. Me revient alors en tête ma conversation avec Mercedes à propos de la façon dont mon mari m’a donné la permission de quitter ma chambre. En repensant à ce souvenir, je sens la colère me gagner. Cela m’a dérangée toute la journée, sans compter la visite de quinze minutes au chevet de mon père qui m’a véritablement frustrée et énervée. Santiago n’a pas vraiment rempli sa part du marché.

Le tapis luxuriant étouffe le bruit de mes pas. Je me déplace généralement silencieusement, du moins quand je ne me cogne pas contre quelque chose, et dans cette maison, je suis encore plus prudente qu’à l’accoutumée. Le silence qui règne sur cet endroit est lourd, pesant. Même lorsque tout était calme dans ma maison, ou à l’appartement, je n’avais pas cette sensation. Il y avait toujours un bruit de fond, mais on ne s’en rend pas réellement compte, à moins d’avoir été confronté à cette absence totale de son.

Mon chemin est éclairé par les nombreuses bougies des dizaines de lustres anciens et gothiques qui pendent du plafond. Je m’arrête un instant et me demande qui est chargé de les nettoyer et de remplacer quotidiennement ces bougies, puis me remets en route et passe à côté de l’une des grandes fenêtres en fer. Elle laisse filtrer les rayons argentés du clair de lune. Vais-je croiser des fantômes si je commence à errer dans la maison ? Je ne serais pas surprise si c’était le cas.

Je pénètre dans le salon, dont les fenêtres sont en forme de pétales de rose. La fresque au plafond est plongée dans une légère obscurité. Je lève la tête puis tourne sur moi-même pour pouvoir l’admirer. Elle est spectaculaire. En réalité, tout ici l’est, jusqu’à l’architecture de la maison elle-même. Je caresse de mes doigts le couvercle fermé du piano en me demandant si quelqu’un en joue. J’aimerais bien, mais je n’ai pas beaucoup de talent pour la musique.

Une horloge sonne. Il doit être sept heures trente. Je sors du salon et m’aventure dans les couloirs pour partir à la recherche de la salle à manger. Je la trouve seulement grâce aux sons qui proviennent de la pièce. Quelqu’un a mis de la musique. La mélodie basse et sombre est tellement appropriée à cet endroit. Tout en me laissant guider par mon ouïe, je m’interroge. Les pièces forment-elles un cercle autour de la grande salle ? La maison aurait-elle la forme d’une rose si je pouvais la voir depuis le ciel ?

Avec précaution, je touche ma nuque. J’ai vu mon tatouage aujourd’hui. Je m’attendais à une rose, mais ce n’est pas ça. Ou plutôt, ce n’est pas seulement ça. Ce qui a d’abord attiré mon attention, c’est le crâne. Puis, les roses et les pistolets.

L’ensemble est violent et beau tout à la fois, synonyme de vie et de mort.

Je m’immobilise en arrivant à l’entrée de la salle à manger. Santiago est debout devant la fenêtre, un verre à la main, dos à moi. Il est tellement perdu dans ses pensées qu’il n’a pas encore remarqué ma présence. Je prends un moment pour l’étudier, parce que je suis désespérément curieuse au sujet de mon mari. Je ne m’attendais pas à l’être. Il est magnifique. Vraiment, il reste beau, même avec son tatouage. Ce dernier témoigne de sa douleur. Je parviens à l’entrevoir, même lorsqu’il se montre cruel avec moi. Peut-être même surtout dans ces moments-là. Et je dois bien avouer qu’étonnamment, elle ne me laisse pas indifférente.

Cependant, ce n’est pas sa douleur qui m’attire en cet instant. C’est quelque chose de beaucoup plus primitif. Je laisse mes yeux glisser sur sa taille, ses larges épaules, sa veste de costume qui épouse ses muscles à la perfection. Il dégage une aura très masculine.

Une bouffée de chaleur me traverse alors que je me souviens d’avoir enroulé mes mains autour de ses biceps et que je me rappelle sa grande force comparée à la mienne. Au moment où je fais un pas dans la pièce, une vague de vertiges me frappe. Je trébuche et parviens tout juste à me rattraper au buffet pour empêcher ma chute, mais ne peux pas éviter celle d’un objet qui reposait à sa surface et tombe bruyamment au sol. Santiago sursaute puis fait volte-face, les sourcils froncés.

— Je suis désolée !

Terriblement gênée, je cligne des paupières, en gardant ma main appuyée sur le buffet pour me stabiliser, et me dépêche de ramasser l’antique candélabre en argent qui gît sur le sol, soulagée qu’il ne soit pas cassé.

Il s’approche de moi en posant son verre sur la table éclairée par des chandelles et prend mon bras d’une main en récupérant le candélabre de l’autre. Il le repose sur le buffet avant de se tourner vers moi et de m’observer, ou plutôt de scruter attentivement mon visage.

— Est-ce que ça va ?

— Je vais bien, lui assuré-je avec un hochement de tête tout en me forçant à me concentrer sur lui.

— Ai-je besoin d’envelopper mes meubles dans des couvertures ?

Bien qu’il se moque de moi, j’ai la sensation que d’une certaine manière, il essaie de comprendre mon trouble. Je me demande s’il peut voir mon embarras. Je dois certainement être rouge de honte.

— C’était juste… j’ai trébuché.

En partie parce que je vous regardais et que je me souvenais de la sensation que me procuraient vos mains sur moi ainsi que de ce que j’ai ressenti lorsque vous me touchiez. Mais je ne lui dis rien de tout ça.

— Plus tôt dans la journée, Antonia m’a dit que tu ne te sentais pas très bien.

— Je vais bien.

Je me libère. Ce côté de lui, presque attentionné, me prend au dépourvu. Je ne veux pas me laisser berner par cette gentillesse apparente. Je ne peux pas m’autoriser à croire en lui. Et je ne peux pas non plus lui permettre de me réconforter.

— Tu as perdu l’équilibre en haut des escaliers, Ivy.

— Je n’ai pas perdu l’équilibre. J’avais simplement besoin de m’asseoir une minute. Maintenant, ça va mieux.

Il me dévisage comme s’il ne me croyait pas.

— C’est pour ça que j’ai posé des questions au sujet de la piscine. Je nage tous les jours. Ou plutôt, j’avais l’habitude de le faire. Cela m’aide beaucoup. Dès que je pourrai nager à nouveau, ça ira mieux, Santi.

Sentant mon irritation revenir au galop, je n’ai pas pu m’empêcher de l’appeler ainsi. Santiago recule avec un sourire. Maintenant, nous sommes sur un territoire que nous comprenons tous les deux. Je me sens rougir une nouvelle fois et la sueur commence à perler sur mon front. Quand Mercedes a employé ce surnom pour parler de lui aujourd’hui, il m’a paru presque possessif dans sa bouche. Je ne m’en suis pas rendu compte en le prononçant, mais je réalise maintenant que j’ai fait exprès de l’appeler par son surnom à cause de ce que je ressens… de la jalousie.

Bon sang, je ne suis qu’une idiote. Je détourne momentanément le regard en sentant peser sur moi ses yeux et son sourire narquois.

— Mercedes se serait-elle montrée territoriale ? s’amuse-t-il.

Je me racle la gorge et me force à le regarder.

— Je trouvais juste amusant qu’elle ait un surnom pour vous. Je veux dire, toi.

Son humeur s’assombrit.

Je cligne des paupières en essayant de calmer ma respiration. J’espère qu’il ne peut pas entendre les battements de mon cœur. J’ai simplement besoin de me détendre.

Il détaille ma tenue en prenant son temps. J’ai revêtu une robe en tricot noir très ajustée qui m’arrive aux genoux et dont le décolleté est un peu plus plongeant que ce que je porte habituellement. Non pas que j’aie beaucoup de poitrine à montrer, de toute façon. Je me racle à nouveau la gorge et ajuste ma robe lorsque je vois son regard s’attarder sur mes seins. Mais peut-être regarde-t-il simplement le chapelet.

Mes cheveux ont été coupés, mais seuls trois centimètres ont été retirés. Et ils ont été coiffés, ce qui, je l’admets, est assez joli. La plupart du temps, je ne prends pas la peine de les sécher. J’ai aussi été maquillée, chose qu’encore une fois je fais rarement, et que je ne ferai jamais pour lui de mon plein gré. Mes ongles ont été manucurés et, à ma grande consternation, j’ai été épilée dans des endroits pour lesquels je pensais ma peau glabre. J’ai subi tout cela sur ordre de Mercedes. Ou peut-être était-ce à la demande de mon mari.

— Tu es magnifique, me souffle-t-il en marchant en cercle autour de moi et en laissant ses doigts se faufiler dans mes cheveux sans me faire mal. Mais tu l’es toujours.

Soudain, mon estomac se manifeste bruyamment. Ma main se déplace automatiquement vers mon ventre que je presse en rougissant. Il s’arrête devant moi et, pendant un instant, je me demande s’il a vraiment voulu dire cela, s’il voulait vraiment me complimenter.

— Tu as faim ?

Je hoche la tête.

— S’il te plaît, dis-moi que ma sœur a pensé à te nourrir.

— Si par nourrir, tu parles des quelques feuilles de salade et du morceau de carton censé être du poulet qui m’ont été apportés, alors oui, elle m’a nourrie. Elle est vraiment horrible. En fait, à côté d’elle, tu m’apparais presque sympathique.

Il rit, puis pose sa main dans le bas de mon dos pour me guider jusqu’à la longue table à manger qui n’a, semble-t-il, été dressée que pour nous deux. Il tire ma chaise. Je m’y assois et dépose ma serviette sur mes genoux. Il prend ensuite place sur la chaise en tête de table et le personnel entre par une porte, comme s’ils nous avaient espionnés patiemment jusque-là pour savoir quand leurs services seraient requis.

Nous demeurons silencieux pendant que les plats sont disposés devant nous et qu’Antonia nous les décrit tous. De mon point de vue, il y en a suffisamment pour nourrir deux douzaines de personnes, mais je peux moi-même probablement manger pour deux tant j’ai faim, alors je ne compte pas me plaindre.

— Merci, Antonia. Tu t’es surpassée.

— Merci, Maî… Monsieur.

Ils ne s’en vont qu’après qu’un homme a ouvert une bouteille de vin que Santiago approuve. Il commence alors à entasser de la nourriture dans mon assiette, sans me demander ce que je désire. Il m’offre une généreuse portion de viande, de pommes de terre et de légumes accompagnés de pain et de beurre.

— C’est un peu prétentieux de se faire appeler Maître par ses employés, non ? commencé-je.

Il prend un moment le temps de poser sa serviette sur ses genoux avant de me répondre.

— Sois juste reconnaissante que je n’en fasse pas de même avec toi.

— Je n’appellerai jamais personne comme ça.

— Aimerais-tu tester cette théorie ?

Devant mon absence de réponse, il hausse un sourcil moqueur.

— Non, capitulé-je.

— Alors, apprends à te taire, chérie.

Je serre les dents tellement fort que je suis presque sûre que je vais m’en casser une. Il finit par reporter son attention sur la bouteille de vin et se verse un autre verre. C’est alors que je vois la bague sur sa main. Je la reconnais et comprends brusquement ce qu’elle représente. Je l’ai déjà vue auparavant, mais n’avais jusqu’à présent pas de point de référence auquel me rapporter. Mais maintenant que j’ai vu sa marque sur mon cou, je me rends compte qu’il s’agit de son emblème familial.

— Est-ce que vous en portez tous une ? l’interrogé-je.

Je me souviens d’avoir aperçu une bague du même type au doigt d’Holton, mais pas sur la main du médecin. Il suit mon regard vers son anneau et hoche la tête.

— Seulement les familles souveraines, et uniquement les hommes.

— Bien sûr. Cela m’aurait étonnée qu’une femme puisse avoir droit à un tel honneur, commenté en mettant l’accent sur ce dernier mot.

Je suis certaine qu’il a remarqué mon sarcasme, quand bien même je ne m’attends pas à ce qu’il fasse un commentaire à ce sujet. Je m’empare de mon verre, qui est déjà plein, et en avale une gorgée pendant qu’il sirote le sien. Mes sourcils se froncent.

— Du jus de fruits ?

Il hoche la tête, puis pose son verre de vin.

— Je ne suis pas une enfant, tu sais, m’indigné-je.

Je ne bois pas beaucoup d’alcool en temps normal. Cela nuit à mon équilibre déjà précaire. Néanmoins, j’aimerais quand même avoir le choix.

— Tu pourrais déjà porter mon bébé. Tu n’auras pas le droit à l’alcool, Ivy.

— Ton bébé ? Je ne pense pas que tu sois aussi puissant.

Il grimace en m’adressant un drôle de regard. Je suppose qu’il est sur le point de dire quelque chose de grossier, alors je continue avant qu’il ne puisse rouvrir la bouche.

— Encore une fois, je ne suis pas une enfant. Je peux décider par moi-même, et si j’étais enceinte, ce qui n’est pas le cas, je ne boirais pas la moindre goutte d’alcool.

— C’est l’une des règles auxquelles tu dois te plier. Pas d’alcool. Un point, c’est tout. Et ne cherche pas à discuter, je ne reviendrai pas sur ma décision.

Il prend son couteau et sa fourchette et commence à couper sa viande comme si nous ne faisions qu’échanger des banalités. Je secoue la tête et décide de laisser tomber. Honnêtement, je n’en aurais avalé qu’une seule gorgée de toute façon et ne m’offusquais que par principe. Je place un morceau de viande dans ma bouche. C’est encore plus délicieux que ce que j’imaginais en me fiant uniquement à l’odeur qui s’en dégageait. Nous mangeons en silence pendant plusieurs minutes. Ce faisant, je l’observe en me demandant si ce silence lui fait ressentir un certain malaise. J’ai l’impression que non.

— Elle ne m’a laissé voir mon père que pendant quinze minutes, lâché-je au bout d’un moment.

Il s’arrête de manger pour relever les yeux vers moi. Je ne parviens pas à déchiffrer son expression.

— Était-ce de ton fait ? Parce que je peux te dire qu’endurer une journée au spa avec ta sœur ne vaut pas seulement quinze minutes de visite. Je veux le revoir. Plus longtemps. Et je veux voir ma sœur.

Il sourit, me fixe quelques instants, puis secoue la tête en se concentrant de nouveau sur son assiette.

— Je suis sérieuse, Santiago. Ce n’était pas juste, et tu le sais.

Il pose son couteau ainsi que sa fourchette et s’essuie la bouche.

— Si je ne te connaissais pas mieux, je penserais que tu essaies délibérément de tester mes limites.

— Ce n’est pas vrai. Je voulais juste voir mon père. Nous avions un accord.

— Un peu de respect te fera aller loin. Je sais que tu es très jeune et que ton éducation laisse beaucoup à désirer, mais je pensais que tu avais au moins compris cela.

— Tu veux que je te demande la permission, c’est ça ? Est-ce que ça te plairait ?

— Ça t’en fait un d’utilisé.

— Un quoi ?

— Un joker. Et je suis généreux. Il t’en reste deux, alors fais attention.

J’ouvre la bouche pour lui dire où il peut se le fourrer, son joker, mais après un temps de réflexion, je décide de me taire et de manger un nouveau bout de pomme de terre. J’ai une assez bonne idée des conséquences qu’aurait ma rébellion sur ma vie.

— Mercedes t’a-t-elle parlé du bal masqué ?

— Elle m’a dit de me préparer pour un événement, mais elle ne s’est pas montrée très précise, et je n’ai pas eu l’occasion de lui demander plus d’explications parce qu’ensuite, elle a commencé à me rappeler à quel point je suis chanceuse que tu aies choisi de m’honorer de ton attention. Elle n’a cessé de me répéter que je devrais t’être reconnaissante de m’avoir permis de porter ton nom de famille et que j’ai le devoir, en tant qu’épouse, de me consacrer à toi et à la Société. Elle m’a servi ce refrain toute la journée.

— Eh bien, elle a parfaitement détaillé ton rôle, même si elle l’a fait paraître quelque peu dramatique.

— Puis-je au moins l’appeler ?

— Ma sœur ? feint-il de ne pas comprendre.

— Non, la mienne.

— Je t’emmènerai personnellement voir ta sœur et ton père après le gala.

— C’est vrai ? Tu m’y emmèneras toi-même ? m’étonné-je, sincèrement surprise.

— Seulement si tu te comportes correctement.

Je me mords la lèvre inférieure avant de rouvrir la bouche.

— Pendant plus de quinze minutes, cette fois-ci ?

Il hoche la tête.

— Quand a lieu le gala ?

— Dans deux nuits, m’apprend-il.

— Tu me promets que ce sera une visite normale ? Pas de coup fourré ni de tour de passe-passe ?

— Tu n’accordes pas facilement ta confiance, pas vrai ?

— J’ai appris à ne pas le faire avec toi.

Je recommence à manger, me sentant un minimum victorieuse.

— Tu es proche de ta sœur, n’est-ce pas ?

J’acquiesce.

— J’étais très proche de mes deux sœurs jusqu’au départ d’Hazel, expliqué-je.

— Je m’en souviens. Es-tu rentrée en contact avec elle depuis son départ ?

Je relève les yeux vers lui pour étudier son visage à la lueur des bougies. Je donnerais n’importe quoi pour le voir en pleine lumière.

— Si je disais oui, le signalerais-tu à la Société ?

Je sais ce qu’il se passera s’ils la trouvent un jour. Elle sera punie publiquement pour avoir osé tourner le dos à la Société et pour avoir abandonné un Fils Souverain auquel elle était promise.

— Es-tu en contact avec elle, Ivy ?

— Non, Santiago. Et même si c’était le cas, je ne te le dirais pas.

— Ton père ne la cherche pas.

— Quoi ?

— Il ne l’a jamais vraiment cherchée.

La confusion m’envahit. Je suis certaine qu’il peut la voir sur mon visage. Peut-être essaie-t-il simplement de savoir si je mens ou si je sais réellement quelque chose. En tout cas, il n’a pas l’air de dire cela uniquement pour combler les blancs de notre conversation.

— Comment le sais-tu ? questionné-je avec une certaine incertitude.

— Je sais beaucoup de choses.

— Ça n’a aucun sens. Bien sûr qu’il la cherche. Elle a disparu après…

Je m’interromps brusquement. Était-il ami avec l’homme qu’elle était censée épouser ? Tous les Fils Souverains sont un peu comme des frères, non ? Tous doivent certainement se soutenir mutuellement.

Hazel s’est enfuie quelques jours avant son mariage. Elle s’est tout simplement volatilisée en ne nous laissant aucun message, rien. Je comprends qu’elle n’ait rien laissé pour nos parents puisque ce sont eux qui l’ont poussée dans cette direction, mais qu’elle n’ait rien laissé pour moi… Je me suis toujours demandé si elle avait eu l’occasion de le faire, parce que je crois avec ferveur qu’elle ne serait pas partie sans écrire un seul mot à mon intention.

— Ils n’arrêteront pas de la chercher, me prévient-il. Mais tu le sais probablement déjà.

En effet, je le sais. La Société ne laisse pas impunis ceux qui s’écartent du chemin qu’elle a tracé pour eux. Encore moins une femme, surtout si elle est issue d’une famille aussi basse dans la hiérarchie.

— Et ils finiront par la trouver, avec le temps, ajoute-t-il.

Je frémis à cette pensée et pose ma fourchette ainsi que mon couteau en diagonale sur mon assiette. Mon appétit s’est envolé.

— Cela fait six ans maintenant. Ils ne peuvent plus… lui faire de mal.

Il reste silencieux.

— Ils ne peuvent plus lui faire de mal. N’est-ce pas, Santiago ?

— « Ils » ? Ne veux-tu pas dire « nous » ?

Essaie-t-il de me faire peur ? Ou essaie-t-il de savoir si je possède vraiment des informations sur l’endroit où elle se cache ? Je n’en ai pas. Et pour la première fois en six ans, je suis heureuse que cela ne soit pas le cas, parce que j’ai le sentiment que mon mari est capable de détecter les mensonges.

— Tu as pâli, note-t-il.

Il repousse sa chaise, se lève et s’approche de moi pour tirer la mienne. Il me tend ensuite la main. Je la regarde, puis relève la tête vers lui.

— Viens, Ivy. Je vais te mettre au lit.