C’est drôle qu’il m’ait demandé si je cherchais à tester ses limites alors qu’il sait exactement quelles sont les miennes. Il m’a mise au lit après le dîner, exactement comme il me l’avait dit. Il m’a fait revêtir une chemise de nuit sexy en soie et a pris soin d’appliquer de la pommade sur mon tatouage avant de me border comme une putain de gamine. Il sait pertinemment à quel point ce comportement infantilisant peut me mettre en colère. Il ne m’a pas touchée en dehors du moment où il s’est occupé de mon tatouage. Quand j’ai vu la chemise de nuit, j’ai cru qu’il allait se passer quelque chose entre nous, et le fait que je sois frustrée que cela n’ait pas été le cas me perturbe et me dérange plus que tout.
C’est un maniaque du contrôle. Je le sais. Je ne suis qu’une chose de plus qu’il peut contrôler et va contrôler, et je suis sûre que cela inclut aussi mon plaisir. Le défier ne le rendra que plus déterminé encore, c’est certain.
Je n’ai pas vu Santiago de toute la journée si ce n’est lorsque je l’ai brièvement aperçu en train de monter dans une petite voiture de sport argentée qui est sortie de l’enceinte du domaine il y a quelques heures. J’aimerais savoir où il s’est rendu et avec qui il se trouve en ce moment. Est-il à un dîner chic ou à une soirée en ville ? Pense-t-il que je vais me contenter de rester sagement dans ma chambre nuit après nuit, isolée et seule ?
Mercedes est partie, elle aussi. Je l’ai entendue dire à Antonia qu’elle ne reviendrait pas au manoir ce soir. Voilà au moins une bonne nouvelle qui me met du baume au cœur et me donne l’occasion parfaite d’explorer davantage ma nouvelle demeure. Peut-être pourrais-je tenter de découvrir certains recoins qui me sont interdits, parce qu’aujourd’hui, je me sens intrépide et plus qu’agacée par ma condition de prisonnière docile.
Antonia me souhaite une bonne nuit, m’informe qu’elle va se coucher et quitte ma chambre. Il est presque dix heures, mais cela fait des heures que j’attends impatiemment de commencer mes recherches.
Après son départ, j’attends quelques minutes avant de me lever. Je glisse mon lourd chapelet sous ma chemise et balance mes jambes hors du lit. Les pierres fraîches sous mes pieds nus me font frissonner. J’enfile un pull. Je préfère prendre mes précautions au cas où je croiserais un membre du personnel, afin que personne ne voie ce signe religieux qu’il me force à porter constamment. Cela ne ferait que réaffirmer sa domination sur moi. C’est déjà assez humiliant de me soumettre à lui, alors le faire savoir à tous ? Je ne pense pas que je pourrais le supporter.
J’ai cherché un téléphone pendant toute la journée, mais il semble n’y en avoir nulle part. Il n’est pas rare de ne pas avoir de ligne fixe. Néanmoins, j’ai réussi à trouver la piscine, et il m’a fallu faire preuve d’un grand contrôle pour ne pas me glisser dans l’eau et nager. Elle est magnifique. Deux fois plus grande que celle de la maison de mes parents, elle s’accompagne d’un plafond et de murs en verre ainsi que de minuscules petits carreaux turquoise et dorés à perte de vue.
Je serais déjà en train d’y nager si j’étais certaine de ne pas me faire prendre en faute. Même si je déteste l’admettre, j’ai peur de ce qu’il me ferait s’il me surprenait en train de faire des longueurs sans en avoir l’autorisation. Et j’ai le sentiment que même si personne ne me voyait franchir cet interdit et que je frottais ma peau à vif pour en retirer l’odeur, il sentirait le chlore sur mon corps d’une manière ou d’une autre.
Je suis encore ébranlée par notre conversation d’hier soir au sujet de ma sœur, notamment par son commentaire au sujet de mon père. Est-ce vrai qu’il ne l’a jamais vraiment cherchée ? Si oui, pourquoi ? Est-ce pour la protéger de la Société, d’une certaine façon ?
Désormais, je me demande si Santiago lui-même la cherche. Se préoccupe-t-il de son sort uniquement parce qu’il souhaite la retrouver afin de la punir ? Pourquoi agirait-il ainsi ? Il était comme un fils pour mon père. Se rend-il compte de l’affection qu’il lui portait ? Il ne ferait jamais rien qui pourrait le faire souffrir, pas vrai ?
Je sors dans le couloir et descends les escaliers qui mènent au premier étage. Celui-ci accueille une grande bibliothèque bien garnie qui se trouve juste à côté de son bureau. Je le sais seulement parce que j’étais à la bibliothèque quand j’ai entendu Antonia dire à l’une des servantes qu’elle n’avait pas le droit d’être dans cette partie de la maison.
Je me dirige donc vers le couloir sombre au bout duquel se trouvent les doubles portes de la bibliothèque. Sentant mon cœur s’emballer, je ne cesse de jeter des coups d’œil réguliers par-dessus mon épaule, mais tout est calme.
Et puis, je ne fais rien de mal. Du moins, pas encore.
Si quelqu’un me questionne sur ma présence ici, je lui répondrai que je suis seulement venue pour prendre un livre. Après tout, je suis autorisée à me rendre à la bibliothèque. Je pousse les doubles portes. Le lustre offre un peu plus de lumière que ceux du salon et de la salle à manger, et des lampes de lecture ont été installées à côté de la douzaine de chaises moelleuses et confortables éparpillées dans la pièce, regroupées par paires ou seules pour la plupart. C’est là que j’ai passé la majeure partie de l’après-midi. J’ai même fait une sieste dans l’une de ces chaises. Je n’avais pas prévu d’en faire une, mais je me suis assoupie.
Je prends l’une des bougies dans son support à l’ancienne et m’avance vers la partie la plus sombre de la bibliothèque. Elle est un peu sinistre, mais honnêtement, je préfère me trouver ici plutôt que dans ma propre chambre qui n’est pas moins effrayante. Je chasse mes pensées stupides en me répétant que je ne vais pas croiser de fantômes et approche de la porte découpée semblable à celle de la salle à manger.
Je lève ma bougie et dois y regarder de plus près pour en discerner le contour sur le mur, mais elle est bien là. La jeune femme sifflotait pendant qu’elle la nettoyait. C’est ce qui m’a réveillée de ma sieste impromptue. Je n’y avais pas vraiment repensé jusqu’à ce qu’Antonia lui dise qu’elle n’est pas autorisée à entrer dans le bureau du Maître. Une fois de plus, je lève les yeux au ciel en songeant qu’il les oblige à l’appeler ainsi.
Quel connard prétentieux.
J’examine la porte à la recherche de quelque chose qui ressemblerait à une poignée, mais n’en vois aucune. Après avoir posé la bougie sur une étagère, je tâtonne les contours et alentours du battant secret, et quelques instants plus tard, je sens quelque chose de différent sous mes doigts. J’appuie dessus et la porte grince en s’ouvrant.
Me sentant victorieuse, je souris. Puis, je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule pour m’assurer que je suis toujours seule avant de pénétrer dans le bureau de Santiago. J’observe autour de moi. La lumière de ma bougie éclaire la demi-douzaine d’écrans d’ordinateur installés sur son bureau. Ces derniers sont la première chose moderne que je trouve dans ce manoir. La pièce est particulièrement grande et comporte un immense bureau antique au centre ainsi qu’une seule chaise face à lui. Un canapé en cuir s’étend pratiquement sur toute la longueur du mur le plus proche de moi. Comme pour ceux de ma chambre, les murs ici sont recouverts de lambris de bois foncé. Celui qui est à l’opposé de l’entrée est entièrement tapissé d’étagères remplies de livres reliés en cuir, et face à lui ont été placés deux fauteuils confortables qui entourent une petite table.
Je m’en approche, m’immobilisant au moindre grincement que produit le plancher sous mes pieds. L’odeur de son eau de Cologne persiste dans l’air. Je ne parviens pas à l’ignorer totalement. C’est subtil, comme quand je la sens sur lui, mais tout comme dans le confessionnal le soir de notre mariage, il s’agit de son odeur, et cela perturbe mes sens. Je ne pourrai jamais l’oublier. Chaque fois que je la sens, mon corps y répond de façon viscérale, mon estomac se tord, et mon cœur se met à battre la chamade.
Je ne sais pas pourquoi mon corps réagit ainsi lorsque je me trouve face à cet homme dont je porte la marque gravée dans ma peau, dont l’anneau entoure mon doigt et dont le chapelet pend lourdement à mon cou. Toutefois, je sais que je suis terriblement consciente qu’il peut revenir à tout instant.
Quand j’atteins la bibliothèque, je remarque qu’un verre contenant un reste de liquide ambré a été abandonné à côté d’un livre sur la petite table. Le livre lui-même est ouvert et couché sur ses pages. Je m’installe dans le fauteuil et aperçois par terre un crayon qui a certainement roulé après être tombé. Machinalement, je le ramasse et le mets à côté du livre.
Santiago a dû s’asseoir sur ce fauteuil pour boire son verre.
Je pose ma bougie et m’empare de ce dernier pour le humer. L’odeur du scotch envahit mes narines. Mon père en avait toujours à la maison au cas où, pour ses invités. Je le porte à mes lèvres. Je ne sais même pas pourquoi je fais cela. Je ne réfléchis pas vraiment aux conséquences que mon geste pourrait avoir, et même si je prenais le temps d’y penser, je ne suis pas certaine de savoir quelle punition il me ferait subir. Je pose mes lèvres sur le bord et avale le reste de scotch en une gorgée.
Sentant le liquide alcoolisé me brûler la gorge, je ferme les yeux et laisse aller ma tête contre le dossier du fauteuil. L’odeur du cuir se mélange avec celle du whisky et la sienne. Tout en gardant les paupières fermées, j’inspire profondément, consciente du frisson qui traverse ma colonne vertébrale. Je sais que l’alcool n’en est pas responsable. L’ivresse ne me gagne pas aussi rapidement.
Je rouvre les yeux et repose le verre avant de toucher du bout des doigts la reliure en cuir du livre. Aucun titre n’y figure. La couverture m’a l’air ancienne et usée. L’ouvrage est épais et ne devrait probablement pas être laissé ouvert de façon aussi négligente. Cela va endommager la reliure.
Après l’avoir ramassé, je le retourne et étudie la page sur laquelle il s’est arrêté. Toutefois, contrairement à ce que je m’étais attendue à voir, ce ne sont pas des mots que je découvre. C’est un dessin qui occupe toute la page, et plus précisément celui d’un crâne.
Je tourne la page. Un dessin en noir et blanc très détaillé recouvre la suivante. Celui-ci représente une femme. Elle est magnifique. Plus âgée que moi, elle arbore des cheveux foncés et des yeux tristes, ainsi qu’un voile qui cache une partie de son visage. Je l’étudie de plus près. Quelque chose à propos de la façon dont elle semble me fixer est si intrigant que je ne parviens pas à détourner le regard…
Je suis tellement absorbée par ma contemplation de ce dessin que je sursaute en entendant la clé tourner dans la serrure de la porte. Je me relève en toute hâte, me cogne le genou contre la table et fais tomber la bougie dont la cire fondue se répand sur les fibres du tapis au sol. Puis, fébrile et le souffle court, je me retourne pour voir qui m’a surprise tout en sachant qu’il ne peut s’agir que d’une seule personne.
C’est là que je rencontre le regard sombre de mon mari qui s’ancre dangereusement au mien.