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Ivy

Je m’assois en regardant Santiago sortir de ma chambre et la porte se refermer lentement derrière lui. J’attends d’entendre la clé tourner dans la serrure, mais les secondes s’égrènent sans que rien ne se passe. Qui est venu ici en demandant à le voir à une heure si tardive ? Qu’est-ce qui peut bien être urgent au point de requérir son attention immédiate ?

Après avoir repoussé les couvertures, j’enfile une robe de chambre, parfaitement consciente que je suis encore humide à l’entrejambe. J’essaie de ne pas penser à ce qu’il vient de faire, tout comme je tente d’éviter de me rappeler la sensation de sa bouche sur moi et de sa langue qui jouait avec mon sexe gonflé.

C’est un monstre. C’est la seule chose que je dois retenir à propos de mon mari. Ma seule consolation réside dans ce que mon frère m’a dit.

Je m’approche de la porte pour presser mon oreille contre le bois. Aucun bruit ne s’élève de l’autre côté. Néanmoins, je décide de jouer la carte de la prudence et de laisser passer une minute avant de l’ouvrir pour jeter un coup d’œil dehors. Le couloir est sombre et désert.

Je fais quelques pas hors de ma chambre et m’avance jusqu’à la rampe d’escalier sur laquelle je me penche légèrement pour pouvoir observer le rez-de-chaussée. Je ne vois guère plus que le grand hall d’entrée qui relie les différents couloirs et n’entends personne. Les pièces sont plongées dans l’obscurité et les bougies, habituellement allumées, sont toutes éteintes. Si un invité se trouve bel et bien dans le manoir, Santiago l’a sûrement emmené dans son bureau, surtout s’il veut converser avec lui en toute intimité. Me sentant pousser des ailes, je m’avance vers l’escalier. Si jamais quelqu’un me voit, j’expliquerai que j’avais faim, ou que je me suis perdue si l’on me croise près de son bureau.

Après ce qu’il m’a fait subir, je dois me montrer plus intelligente, et surtout moins passive. Je ne dois plus laisser les choses m’arriver sans me battre. Je dois être plus proactive, penser à ma survie, parce que je suis consciente d’être totalement livrée à moi-même.

Je repense alors aux jours qui ont précédé le mariage. J’ai l’impression que c’était il y a des années, et que j’étais une personne différente à l’époque. Comment ai-je pu penser, même pour un court laps de temps, que je pourrais demander à Santiago de m’aider ? Comment ai-je pu sérieusement croire que je pourrais demander son aide à mon mari pour protéger ma sœur contre mon propre frère ? Je ne suis qu’une idiote. Je suis incapable de me protéger moi-même. Sans compter que l’homme vers qui je pensais pouvoir me tourner est le diable en personne.

Soudain, la dernière marche de l’escalier grince et je m’immobilise en retenant mon souffle. J’attends de voir si quelqu’un m’a entendue, mais personne ne vient à ma rencontre. Les domestiques doivent être en train de dormir. Quant à Mercedes, probablement a-t-elle l’habitude de rôder la nuit à la recherche de sang frais.

Elle n’est jamais venue me chercher aujourd’hui pour m’emmener faire du shopping, ni pour quoi que ce soit d’autre qu’elle aurait pu prévoir pour me préparer en vue du gala. Elle a simplement envoyé Antonia me prévenir que son emploi du temps avait été chamboulé et que j’étais donc libre pour la journée. Lorsque mon rythme cardiaque se stabilise, je descends la dernière marche. Mes pieds nus se déplacent silencieusement sur le sol en marbre froid. Ne souhaitant pas rester aussi exposée, je m’empresse de m’engouffrer dans le couloir qui accueille le bureau de Santiago. Il fait sombre ici aussi, mais les appliques qui tapissent les murs de chaque côté sont allumées. Cette semi-obscurité me permet de voir de la lumière filtrer sous la porte fermée au bout du couloir.

Je vais devoir faire vite. S’il m’attrape ici, je vais le payer cher. C’est pourquoi j’avance à pas rapides vers la porte de la bibliothèque que j’ouvre doucement. Je ne suis pas assez stupide pour écouter à sa porte. Je me glisse dans la pièce sombre et referme derrière moi, puis laisse à mes yeux quelques secondes pour s’adapter à la pénombre. Une fois que c’est chose faite, je me faufile à travers les allées d’étagères jusqu’au mur dissimulant l’entrée de la pièce attenante. Il ne m’a jamais demandé comment j’étais entrée dans son bureau. Il ne sait pas que je suis au courant de l’existence d’un passage se trouvant dans la bibliothèque, et cette pensée me donne l’impression d’avoir remporté une petite victoire sur lui. Certes, il ne s’agit que d’une seule victoire face à toutes les siennes, mais c’est mieux que rien.

Maintenant que je sais que cette porte découpée existe, je parviens presque à distinguer une fine ligne de lumière provenant de l’intérieur de son bureau tout autour de l’endroit concerné. Je m’approche à pas de loup en retenant ma respiration, parce que j’ai trop peur que quelqu’un puisse m’entendre, et colle mon oreille contre le mur.

— Pourquoi ne l’ont-ils pas vu avant ? demande Santiago avec colère.

La voix de l’autre homme est étouffée, plus calme et tranquille. Je capte seulement quelques mots des marmonnements qui s’échappent de la pièce, et ils suffisent à me donner des frissons.

— Toxicologie… transformé par son organisme trop rapidement… coma.

Santiago reprend la parole, mais je ne perçois que le timbre de sa voix, et non ses mots. Me reviennent alors en tête les pensées qui m’ont traversé l’esprit la nuit dernière quand il a sorti la fiole. Immédiatement, j’ai songé à ces vieilles histoires que j’ai entendues au sujet d’empoisonnements visant des membres de la Société, puis Santiago en a siroté le contenu pour me confirmer qu’il n’était pas empoisonné, comme s’il avait deviné la raison de ma méfiance… comme si c’était une réalité qu’il connaissait et une véritable possibilité.

Mais qui utilise encore du poison de nos jours ?

Non, ça ne peut pas être réellement ce dont ils parlent actuellement. J’en reviens pourtant toujours à ce dernier mot, « coma », qui me fait penser à mon père qui est toujours plongé dans l’inconscience et allongé sur son lit d’hôpital. D’après les médecins, il a fait un arrêt cardiaque. Il fallait s’y attendre, compte tenu de son style de vie.

Je secoue la tête pour chasser ces pensées stupides. Ils ne parlent sûrement pas de poison.

— Est-ce que quelqu’un d’autre est au courant ? s’enquiert mon mari.

— Non.

— Bien. Si vous trouvez plus d’informations…, commence-t-il.

Il est temps pour moi de déguerpir. Je suis certaine qu’il va venir me voir avant d’aller se coucher. Je dois donc retourner dans ma chambre avant qu’il ne s’y rende. Je ne m’attarde pas plus longtemps, même si j’aurais souhaité pouvoir en entendre davantage, et me dépêche de sortir de la bibliothèque. Malheureusement, dans ma précipitation, je me cogne la hanche contre une étagère.

Je n’attends pas de savoir si quelqu’un m’a entendue. Je continue d’avancer, ne m’arrêtant que brièvement pour écouter à la porte de la bibliothèque afin de m’assurer que le couloir est désert, avant de me précipiter vers la partie principale de la maison. Je monte les escaliers à toute vitesse, regagne ma chambre puis, le cœur battant à tout rompre, me débarrasse de ma robe de chambre, grimpe dans mon lit et rabats les couvertures sur mon corps.

Le lendemain matin, je me réveille avec des crampes au bas-ventre. J’ouvre les yeux pour observer la douce lueur orangée du lever de soleil qui entre dans la pièce. La veille, j’ai oublié de fermer les épais rideaux.

Je repousse la couverture et me lève en remarquant une tache rouge sur les draps blancs. Elle m’apparaît différente de celle de notre nuit de noces. Apparemment, Abel m’a dit la vérité. Santiago sera déçu.

Un poids se retire de ma poitrine. Je ne risque pas de tomber enceinte, du moins pas au cours des trois prochains mois.

J’entre dans la salle de bain et ouvre le placard sous le lavabo pour chercher des tampons. Jusqu’à présent, je n’avais pas pensé à regarder s’il y en avait, et une légère panique s’empare de moi quand je n’en trouve pas. En réalité, il n’y a rien du tout que je puisse utiliser ici.

J’ouvre tous les tiroirs et placards de ma chambre pour les fouiller. A-t-il vraiment négligé ce détail ? Pourtant, il n’a pas l’air du genre à oublier la moindre petite chose. Je plaisantais quand je l’ai attaqué sur le sujet de la puissance de sa semence, mais pensait-il réellement que je tomberais enceinte immédiatement et que je n’aurais pas besoin de protections hygiéniques ?

Cet homme n’est pas croyable.

J’entre à nouveau dans la salle de bain et bourre ma culotte de papier toilette pour absorber le flux, avant de me laver les mains et d’enfiler ma robe de chambre pour partir à la recherche d’Antonia. Il est hors de question que je demande des tampons à Santiago. Et je ne compte pas non plus aller voir Mercedes pour lui en emprunter.

La maison est toujours plongée dans le silence lorsque je sors dans le couloir. Toutefois, j’entends des voix à mesure que j’approche de la cuisine et constate que les bougies des pièces du bas sont allumées. Je suis sur le point d’ouvrir la porte de la cuisine quand Antonia en sort en s’essuyant les mains sur un torchon tout en donnant des instructions à quelqu’un par-dessus son épaule.

— Ivy. Vous vous levez tôt, s’exclame-t-elle, visiblement surprise de me trouver devant elle.

— Je…

Je me tais lorsqu’une femme passe devant Antonia pour entrer dans la cuisine.

— C’est embarrassant, mais j’ai eu mes règles, et… hum… il n’y a pas…

Je me racle la gorge en me sermonnant intérieurement. Ce ne sont que des règles. Je ne devrais pas me sentir gênée par une chose aussi naturelle.

— J’ai besoin de tampons, déclaré-je.

Après un court instant, Antonia hoche la tête, mais je pourrais jurer avoir vu les traits de son visage se crisper imperceptiblement, ce qui m’interpelle quelque peu.

— Bien sûr. Venez avec moi, ma chère.

Je lui emboîte le pas. Nous passons devant la cuisine et traversons plusieurs couloirs jusqu’à arriver en face d’une porte plus éloignée du centre de la maison. Lors de l’une de mes escapades nocturnes, j’ai essayé d’ouvrir cette même porte qui s’est révélée être verrouillée. Je ne suis donc pas surprise de voir Antonia insérer une clé dans la serrure pour la déverrouiller. Derrière s’étend un couloir différent de tous ceux dans lesquels j’ai pu me balader au sein de cette demeure, et ce pour deux raisons. D’une part, il est éclairé par des lumières électriques, et d’autre part, il est loin d’être aussi joliment décoré que la partie principale du manoir.

— Qu’y a-t-il ici ? me renseigné-je.

— Les chambres du personnel. Trois femmes de ménage vivent sur la propriété, plus les membres de la sécurité, et moi-même, bien sûr. Ce sont nos quartiers.

— Oh.

L’une des règles de Santiago me revient alors en mémoire. Il m’a demandé de ne pas entrer dans leur quartier. Ce souvenir me fait lever les yeux au ciel.

— Nous y sommes, annonce-t-elle en déverrouillant une autre porte.

Quand elle l’ouvre, une lumière s’allume automatiquement et je constate qu’il s’agit d’une buanderie. L’odeur du détergent s’insinue dans mes narines et je découvre une machine à laver en train de tourner en entrant à mon tour dans la pièce.

— C’est comme dans un hôtel, commenté-je.

Elle sourit et se dirige vers une étagère sur laquelle sont posées plusieurs boîtes de tampons.

— La maison est vieille et demande beaucoup d’entretien. Je suis contente que votre mari s’en préoccupe, bien qu’il ait fermé certaines pièces depuis qu’il est à la tête de la famille Di Santo. Étant donné que lui et Mercedes étaient ses seuls occupants, c’était logique, mais maintenant…

Elle s’interrompt.

— Quelle est sa taille ? la questionné-je.

Je l’observe en train de compter cinq tampons. Elle me les tend en me répondant, mais je cesse de l’écouter, car je réalise brusquement quelque chose. Ce n’était pas un oubli.

— Ne vous embêtez pas, je vais prendre toute la boîte, lui indiqué-je. Je suis certaine qu’il m’en faudra plus que cinq.

Désormais, je suis sur les nerfs, mais pas à cause d’elle, parce que je sais qu’elle ne fait que suivre ses ordres. Le regard d’Antonia vacille. Elle prend une profonde inspiration avant de rouvrir la bouche.

— Je vous donnerai tout ce dont vous aurez besoin. Vous n’avez qu’à demander, Ivy, mais…

Elle se tait avant de terminer sa phrase.

— Il veut tout savoir, comprends-je en sentant la nausée me gagner et mes yeux se remplir de larmes.

Je me sens à la fois impuissante, haïe et piégée.

— Il a simplement hâte de fonder une famille. C’est tout, tente de m’apaiser Antonia.

Je lui arrache les tampons des mains.

— Dans ce cas, quand vous le lui direz, assurez-vous qu’il sache à quel point je suis heureuse qu’il soit déçu ! craché-je.

Je tourne les talons et, tout en marchant rapidement, essuie rageusement mes larmes en essayant d’encaisser cette nouvelle humiliation. J’aurais dû m’y attendre. À quoi pensais-je, au juste ? Qu’il se sentait mal à propos de ce qu’il m’a fait subir cette nuit-là, lorsqu’il m’a emmenée au complexe de la Société ? Qu’il regrettait la nuit où il m’a fait avancer entièrement nue à quatre pattes sous les yeux de tout le monde ? Je ne sais même pas qui était présent, tout comme je ne sais pas qui m’a vue me déplacer comme une chienne tenue en laisse par son maître et être baisée par un monstre.

Mon Dieu. Je le déteste. Je déteste mon mari.

Et le pire, le plus stupide, c’est que je n’ai pas envie de le haïr. Je pensais…

Putain ! Je ne suis vraiment qu’une idiote.

Je retrouve mon chemin vers la partie principale de la maison et dois m’arrêter au bas des marches lorsqu’un vertige m’assaille en me prenant par surprise. C’est toujours pire quand j’ai mes règles. Je m’accroche à la rampe d’escalier jusqu’à ce que mon vertige passe, ignorant la jeune femme qui me demande si je vais bien. Les paupières fermées, je supplie le ciel pour que mon malaise se dissipe rapidement. Je ne dois pas le laisser me submerger, pas tant que je ne suis pas de retour dans ma chambre et en sécurité dans mon lit. Je m’effondrerai quand ces vautours ne me verront plus. Je ne compte pas leur laisser la moindre faiblesse à exploiter.

— Ivy !

Antonia se précipite dans ma direction.

— Je vais bien, dis-je entre mes dents serrées.

Avant qu’elle ne m’ait rejointe, je me force à bouger. La sueur se répand sur mon corps tandis que, malgré mes paumes moites, je m’agrippe à la rambarde et me concentre pour mettre un pied devant l’autre afin de m’enfuir et de tout simplement m’éloigner au plus vite de tous ces charognards qui se régalent de ma souffrance. Je ne m’arrête pas de courir avant d’être enfin de retour dans ma chambre, puis m’enferme dans la salle de bain dont la porte est la seule de ma prison à pouvoir se verrouiller de l’intérieur.

Le dos contre le battant et la tête entre les mains, je me laisse ensuite glisser sur le carrelage froid, mes foutus tampons éparpillés à mes pieds.