31

Santiago

— Te voilà, mon frère.

Mercedes apparaît derrière moi dans le reflet de mon miroir pour m’aider à fixer la sangle du masque autour de ma tête. En argent, celui-ci affiche sur une moitié un crâne, et sur l’autre un minotaure, le tout couronné de roses. Il est sombre et sinistre, et possède un soupçon de l’héritage des De La Rosa. Une fois qu’il est correctement placé sur mon visage, je me fais la réflexion qu’elle a terriblement bien choisi le modèle.

— Parfait, commente-t-elle en souriant méchamment par-dessus mon épaule. Tu as l’air franchement diabolique.

Je détourne les yeux de mon reflet et m’éclaircis la gorge.

— Eh bien, je suppose que ça fera l’affaire, oui.

Mercedes m’emboîte le pas et ensemble, nous nous engageons dans les escaliers pour retourner au rez-de-chaussée. Sa robe rouge bruisse tandis que ses talons claquent contre la vieille pierre. Elle assistera également au gala ce soir, et je la soupçonne d’espérer attirer l’attention de Van der Smit et de sa nouvelle épouse avec cette robe qui a l’air d’avoir été cousue sur elle. Si je n’étais pas si préoccupé, je lui demanderais d’aller se changer, mais l’énergie étrange qui coule dans mes veines ne permet pas à mes pensées de s’attarder sur la bienséance de ma sœur, pas alors qu’il faut que je m’occupe de garder ma propre femme dans le droit chemin.

Nous attendons dix minutes en silence à l’entrée du manoir jusqu’à ce qu’enfin, elle fasse son apparition en haut du grand escalier, flanquée de deux gardes. Le souffle coupé, je laisse mes yeux se promener sur sa silhouette enveloppée dans une longue robe noire qui touche le sol et est décorée du filigrane doré traditionnel. Son masque se compose de détails dorés et noirs assortis, et arbore des ailes de papillon qui masquent la moitié de son visage. Je ne peux pas voir ses yeux et m’en réjouis. Je ne doute pas que sous ce masque, elle affiche une expression pleine de haine à mon encontre. Mais ce soir, je ne serai pas confronté à la réalité de ses sentiments. Je pourrai faire comme s’ils n’existaient pas.

Mercedes semble extrêmement satisfaite d’elle-même lorsqu’elle fait signe à ma femme de nous rejoindre.

— Est-ce ce que tu souhaitais ? me chuchote-t-elle alors qu’Ivy avance dans notre direction avec raideur.

— Oui.

Escortée par les gardes qui la suivent, Ivy descend lentement les escaliers en s’agrippant à la rampe. Quand elle atteint les dernières marches, elle trébuche presque et je m’avance pour la rattraper. Seulement, elle se redresse et recule hors de ma portée.

— Je vais bien, déclare-t-elle froidement. Il n’est pas nécessaire de faire semblant de s’inquiéter.

Son ton mordant me rappelle que ses pensées sont sans aucun doute encore agitées à l’heure actuelle. Je sais qu’elle m’en veut, mais quels que soient ses sentiments à mon égard, elle devrait savoir qu’elle risque d’être punie pour avoir osé me parler ainsi. Cependant, il se trouve que je ne suis pas d’humeur à la punir pour le moment. De plus, je ne pense pas que cela améliorerait son envie de participer à notre premier événement ensemble en tant que couple marié. J’ai besoin que cette soirée se déroule sans accrocs. La Société a de nombreuses attentes vis-à-vis de ses Fils Souverains, dont l’une consiste en une intégration harmonieuse de leur partenaire au sein de l’échelon supérieur. Il est donc de mon devoir d’emmener Ivy au bal masqué de ce soir pour la faire parader et l’exhiber aux yeux de tous.

Tous les hommes présents m’envieront. Ils seront jaloux de moi lorsqu’ils la verront, et je prends déjà plaisir rien qu’en le sachant. Je n’accepterai aucun faux pas dans sa performance d’épouse dévouée.

Mercedes m’observe avec attention, attendant ma réaction face à l’amertume d’Ivy. Conscient que mon geste ne fera que renforcer ses craintes et allégations, j’attrape sans douceur le bras de ma femme et la conduis à la porte sans un mot. Ma sœur nous suit, et nous convergeons tous vers la voiture dans laquelle Marco nous attend.

Le trajet jusqu’au complexe d’I.V.I est rythmé par notre silence tout du long. Mercedes, à ma droite, mijote un mauvais coup, tandis qu’à ma gauche, Ivy est encore en colère. Aucun de nous ne parle, mais lorsque nous arrivons à destination, j’ordonne à Mercedes d’entrer sans nous. Nous sortons de la voiture, et je prends le temps d’étudier ma femme. Ses lèvres rouge sang me tentent terriblement à la lumière des réverbères. Voilée de mystère, drapée de noir et d’or, elle n’a jamais été aussi belle.

Bien qu’elle tente de résister, je l’attire contre moi et mes lèvres effleurent le lobe de son oreille.

— Tu sais ce que j’attends de toi ce soir.

— Oui, grogne-t-elle.

Malgré la dureté de sa voix, je peux sentir les tremblements qui agitent ses muscles étant donné que son corps est fermement pressé contre le mien. Est-ce un signe de sa peur ou de son désir inopportun et inavouable ? J’en conclus qu’il ne peut s’agir que de sa peur. Cela ne devrait jamais être autre chose.

— Comporte-toi correctement, et tu seras récompensée. Mais commets la moindre erreur, et je te ferai implorer ma miséricorde, la menacé-je.

Elle détourne son visage de moi et je la relâche, seulement pour poser ma paume sur ma marque gravée dans la peau de sa nuque afin de la guider à l’intérieur du complexe. Nous traversons un couloir jusqu’aux portes de la salle de bal que deux hommes en costume nous ouvrent pour nous permettre de pénétrer dans l’espace réservé aux plus grands événements de l’année. De riches nuances de pourpre et de noir ornent les murs et, à ma grande satisfaction, les grands lustres ne projettent qu’une douce lueur sur le sol, s’accordant ainsi parfaitement avec le thème de la soirée qui est le mystère. Des notes séduisantes de jazz s’échappent des haut-parleurs, nous attirant vers le centre de la salle.

Quelques instants plus tard, un serveur apparaît pour nous offrir à chacun une coupe de champagne. Ivy lève la main pour en attraper une, mais je m’empare de celle qu’elle convoitait en lui jetant un regard noir. Je fais tourner le verre dans ma main et hume l’alcool avant de vider la coupe en deux gorgées et de la remettre sur le plateau. Une fois que le serveur est reparti, Ivy m’adresse un sourire froid.

— Tu n’as plus aucune raison de me refuser un verre, me glisse-t-elle à voix basse. Il semble que tu n’aies pas fait correctement ton travail, puisqu’aucun enfant ne grandit en moi. Peut-être qu’en fin de compte, je me suis trompée au sujet de ta toute-puissance.

Mes doigts s’enfoncent dans son bras et je baisse les yeux pour la dévisager. Je suis déjà au courant que mon sperme n’a pas réussi à la féconder sur ce cycle. Antonia m’en a informé à demi-voix avant de s’éloigner pour me laisser seul avec ma frustration et mon irritation. Cependant, je ne peux pas cautionner qu’Ivy se montre délibérément vindicative et méchante avec moi depuis lors. Je cherche quoi lui reprocher lorsqu’un homme masqué, vêtu d’un costume formel, s’approche de nous. Sa présence ici signifie qu’il est un Fils Souverain. Mais je ne parviens pas à savoir de qui il s’agit avant qu’il ne prenne la parole.

— Santiago, me salue-t-il en inclinant la tête dans ma direction. Puis-je m’entretenir avec vous ?

Je suis surpris de découvrir que c’est Angelo qui se cache sous ce masque. Il est déguisé pour que personne ne le reconnaisse. Je ne m’attendais pas à le revoir, surtout à La Nouvelle-Orléans, car je pensais qu’il se rendrait directement à Seattle pour assouvir sa propre vengeance.

Je hoche la tête et jette un coup d’œil à ma femme avant de repérer ma sœur qui se trouve à l’autre bout de la pièce.

— Va rejoindre Mercedes, lui ordonné-je. Elle pourra te présenter à quelques personnes pendant que je m’entretiens avec ce monsieur.

— Il faut que j’aille à la salle de bain.

Elle lève le menton avec une expression de défi.

— Je rejoindrai ensuite ta sœur, ajoute-t-elle. Mais je n’ai pas besoin d’elle pour me présenter. Je suis parfaitement capable de m’en charger moi-même.

Je me penche vers elle pour lui parler à l’oreille tout resserrant mes doigts sur son bras en signe d’avertissement.

— Tu devrais commencer par surveiller la façon dont tu me parles. Tu te trompes si tu crois que je ne te punirais pas en public. En réalité, je prendrais grand plaisir à le faire pour que tous mes frères en soient témoins. Ne me mets pas à l’épreuve, Ivy.

Elle s’écarte de moi et lisse sa robe, puis soulève légèrement l’avant du tissu pour ne pas se prendre les pieds dedans et s’éloigne en nous offrant une vue dégagée sur la cambrure de son dos nu avant de disparaître dans la foule.