32

Ivy

Dès que je suis hors de sa vue, je m’empare d’une flûte à champagne sur le plateau d’un serveur qui passe à côté de moi. Je m’attends à moitié à ce que quelqu’un me l’enlève de la main. Mon mari a des yeux et des oreilles partout. Pourtant, personne ne vient me la reprendre. Je me tourne pour jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule avec désinvolture tout en portant la coupe en cristal à mes lèvres pour siroter la boisson.

Je n’ai jamais vraiment aimé le champagne, mais j’ai envie de ressentir cette légèreté grisante que les bulles me procurent. Je n’ai pas l’intention de me saouler. Je connais les effets néfastes que l’alcool a sur moi. Cependant, ce soir, j’ai besoin d’un petit remontant.

Tout autour de moi, des hommes et des femmes évoluent en parlant, riant et buvant dans les pièces de la maison principale de la Société située en plein cœur du quartier français. Certains portent des masques élaborés, d’autres des masques plus simples. Les robes des femmes sont toutes plus belles les unes que les autres. Je remarque que tous les convives me regardent, les hommes comme les femmes. Savent-ils qui je suis ? Je touche ma nuque de ma main gauche. Avec la lourde bague qu’il m’a passée au doigt, ce sont les seules choses qui peuvent trahir mon identité. Le tatouage et sa bague sont le signe de sa propriété.

Je baisse les yeux sur ma main. Ma bague n’est pas aussi reconnaissable que la sienne. Et surtout, elle est bien différente de la monstruosité que portent certains hommes autour de moi. Les Fils Souverains arborent l’emblème de leur famille sur leurs anneaux, témoignant ainsi de leur lien avec I.V.I. Il s’agit d’un symbole prouvant leur appartenance à l’élite de la Société. C’est révoltant.

Au moins celui de Santiago n’est-il pas horrible, contrairement à certains que je peux voir ce soir. Je me rappelle encore celui que portait ce salopard d’Holton quand il a assisté à mon examen. Me souvenant de la demande de mon frère, je me mets à scanner la pièce du regard. Si je lui obtiens des informations, il autorisera Évangéline à venir me voir. Mais lorsque mes yeux se posent enfin sur lui, en le reconnaissant malgré son masque, je me rends compte que je ne pourrai pas dire à mon frère ce qu’il veut savoir, car je ne peux pas voir le visage de l’homme avec qui il parle. Et même si je le pouvais, de toute façon, je ne saurais probablement pas de qui il s’agit.

Néanmoins, je me rapproche d’eux en gardant la tête baissée, comme si je me frayais simplement un chemin à travers les invités. Lorsque je suis suffisamment proche des deux hommes, j’observe la main de l’interlocuteur d’Holton et étudie sa bague. Mais il bouge sa main rapidement. La seule chose que j’ai le temps de distinguer, ce sont des formes qui ressemblent à deux marteaux, mais je ne suis sûre de rien. Je vais devoir trouver un moyen de poser la question à Santiago ce soir.

Me cachant dans un coin de la pièce, j’observe mon mari. Il parle toujours avec le même homme. Tous deux semblent s’entendre comme larrons en foire. Je me demande de quoi ils peuvent bien discuter. Les masques qu’ils portent sont parmi ceux qui dissimulent le plus leurs visages. Pour Santiago, je comprends la raison d’un tel choix. Il n’aime pas que les gens le regardent. Mais que peut bien avoir à cacher l’autre homme ?

Lorsque Santiago lève la tête pour regarder dans ma direction, je me tourne rapidement pour m’éloigner. Je ne pense pas qu’il puisse me voir à travers tous ces gens, mais peut-être que j’ai tort. Après tout, je parviens parfaitement à les distinguer malgré la foule.

Je me dépêche de quitter la pièce richement décorée pour sortir dans la cour et passe devant l’endroit où s’est déroulée la cérémonie de marquage. Il m’apparaît tellement différent maintenant, et aussi plus inquiétant. La verrière de roses et de vignes, quant à elle, a disparu, tout comme la chaise et la table ornées qui ne sont nulle part en vue. C’est comme si tout cela n’avait été qu’un rêve. Mais en observant le sol, je constate qu’une seule chose a été laissée.

Le petit anneau entre les pierres auquel il a attaché ma laisse est encore là et prouve que ce qui s’est passé ici a bien eu lieu.

Bon sang, il m’y avait attachée avec une laisse, comme une vulgaire chienne. Quel enfoiré. Au moins ne m’oblige-t-il pas à porter le chapelet ce soir.

Les voix autour de moi s’estompent alors que je touche l’anneau avec le bout de mes sandales plates. Je ne porte pas les talons qui m’ont été apportés par Mercedes, et je sais que si jamais elle compte aller s’en plaindre à Santiago, j’aurai le soutien de mon mari. Mais je dois me rappeler que ce n’est pas parce qu’il s’inquiète pour moi. Non. Il serait simplement dommage que je trébuche et me rompe le cou. Cela lui ferait perdre son nouveau jouet.

Les paroles de Mercedes tournent encore en boucle dans mon esprit, et j’avale le reste du champagne pétillant pour les faire taire. Relevant les yeux, je remarque que davantage d’yeux m’épient et entends de nombreux murmures autour de moi. Mon Dieu. Je deviens aussi paranoïaque qu’Abel. Ils ne parlent pas de moi. Ils ne savent même pas qui je suis sous ce masque. Au moins, c’est une chose que Mercedes a faite correctement. Elle a parfaitement dissimulé mon visage. Je suis sûre que cette intimité qu’elle m’a offerte n’avait pas pour but premier de me préserver, mais je lui suis reconnaissante de m’avoir choisi un masque qui m’accorde un certain anonymat, même s’il irrite ma peau et gêne ma vision périphérique.

Je pose mon verre sur le piédestal de la statue derrière laquelle la jeune fille s’était cachée le jour de notre nuit de noces, et réalise seulement alors que je me dirige inconsciemment vers un lieu en particulier. Les voix s’estompent peu à peu derrière moi tandis que le couloir au sein duquel je progresse s’assombrit. Tout en continuant d’avancer, je tends les mains de chaque côté pour toucher les murs qui m’entourent. D’où je me trouve, je peux déjà sentir l’odeur de l’encens.

Toutefois, celle-ci n’apaise pas mes tourments. La seule chose qui me reliait à l’église était les religieuses, et elles se montraient rarement gentilles avec moi. Pourtant, quand j’arrive devant les portes, je n’hésite pas. Je les pousse et me glisse à l’intérieur, loin de tous ces gens. Je ressens une forme de réconfort et une sorte de constante en me tenant dans la lueur rouge de la lampe du tabernacle au sein de ce lieu sacré.

Je lève les mains et détache mon masque pour le retirer avant de m’enfoncer plus profondément dans la chapelle. Lorsque mes yeux se posent sur l’autel et que je vois le Christ crucifié, je me souviens de ce que nous avons fait ici et mon cœur s’emballe. Que penserait sœur Mary Anthony de son Fils Souverain si elle l’apprenait ?

Cette pensée me fait rire. Ou peut-être est-ce le champagne qui me monte à la tête.

Un raclement de gorge et un mouvement à l’arrière de la chapelle me font sursauter et je me sens instinctivement prise en faute. Je dois alors me rappeler que je ne fais rien de mal. Même si Santiago me trouvait ici, il ne pourrait certainement pas m’accuser de quoi que ce soit.

— Je… commence une voix douce avant que la silhouette féminine de sa propriétaire dépourvue de masque sorte de l’ombre, une longue et fine bougie blanche à la main. J’allumais juste une bougie.

Je la reconnais immédiatement. Elle me regarde avec les mêmes grands yeux effrayés que lors de notre première rencontre. C’est la fille qui s’était cachée derrière la statue le soir de la cérémonie de marquage. Je souris.

— Désolée, m’excusé-je. Je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un ici.

Quand elle se tourne légèrement de profil, je me rends compte qu’elle est enceinte. Je ne l’avais pas remarqué avant, car je n’avais vu son visage que partiellement ce jour-là. Elle pose une main sur son ventre et je prends le temps de la détailler cette fois-ci. Sa robe moulante vert mousse accentue sa proéminence, créant ainsi un contraste saisissant avec son corps si menu, et ses cheveux blonds ondulés tombent dans son dos jusqu’à sa taille.

Elle place sa bougie dans un bougeoir, murmure une prière en latin, et incline la tête tout en faisant le signe de la croix avant de me faire de nouveau face. Elle est jolie et jeune. Je suppose qu’elle doit avoir environ mon âge.

Malgré son ventre surdimensionné, elle marche dans l’allée plus rapidement que je ne l’aurais cru possible. Je la regarde se baisser pour ramasser quelque chose, qui se révèle être son masque, sur l’un des bancs.

— Vous êtes l’épouse de Santiago De La Rosa.

Je hoche la tête pour le lui confirmer et elle s’approche de moi, son masque à la main.

— Je m’appelle Colette, se présente-t-elle en me tendant sa main libre.

— Ivy, dis-je en m’en emparant.

Notre poignée de main est brève et maladroite.

— Je commençais à n’en plus pouvoir, avoue-t-elle en positionnant son masque sur le dessus de sa tête.

La main de nouveau posée sur son ventre, elle s’assoit à l’extrémité du banc le plus proche et se penche un peu en avant pour essayer d’attraper autre chose. C’est à ce moment-là que je remarque qu’elle est pieds nus. Sans aucun doute cherche-t-elle à atteindre la paire de sandales dorées à lanières comportant des talons vertigineux qui est placée sous le banc.

— Attendez, laissez-moi faire.

Je me baisse pour les ramasser et les pose devant elle afin qu’elle puisse facilement glisser ses pieds à l’intérieur.

— Ces chaussures ne doivent pas être confortables. Je veux dire, avec…

Je laisse ma phrase en suspens et désigne son ventre. Un large sourire étire ses lèvres, dévoilant une belle rangée de dents parfaitement blanches.

— Elles ne le sont pas non plus quand je ne suis pas enceinte. Mais vous savez comment ils sont.

Elle fait un geste en direction de la porte et je comprends qu’elle veut parler des hommes en règle générale. Je prends place à côté d’elle et acquiesce en me demandant pourquoi son mari la force à porter ces chaussures alors qu’elle n’est manifestement pas à l’aise avec de pareilles échasses aux pieds.

— C’est pour quand ?

— Il me reste encore trois mois ! me révèle-t-elle en baissant les yeux sur son ventre. Honnêtement, j’espère qu’il viendra plus tôt. Je suis presque certaine qu’il pèse déjà quatre kilos et demi.

— Il ?

Elle hoche la tête en glissant son pied dans l’une des sandales.

— Bon sang.

— Qu’y a-t-il ? demandé-je.

— Mes pieds ont tellement enflé… Je n’aurais pas dû les enlever.

— Quelle est votre pointure ?

— Trente-huit et demi habituellement, mais ces derniers temps, c’est plutôt trente-neuf.

— Tenez, déclaré-je en retirant mes chaussures plates. Nous pouvons échanger. Enfin, si vous voulez. Elles ne sont pas aussi jolies que les vôtres, mais elles sont une taille plus grande et seront probablement plus confortables.

Elle observe mes sandales, puis relève les yeux vers moi en laissant échapper un petit rire.

— Je vous jure que les miennes sont des appareils de torture, Ivy.

— Elles m’en ont tout l’air. Mais cela ne me dérange pas. De toute façon, les miennes étaient un peu trop grandes pour moi.

— Êtes-vous certaine de vouloir me les donner ?

Je hoche la tête, même si une partie de moi se demande comment je vais réussir à marcher avec des talons aiguilles. Mais je sais que je vais m’en sortir malgré tout.

— Merci. Vraiment.

Elle me sourit si chaleureusement que j’en oublie presque que nous nous trouvons au sein même du complexe de la Société.

— Cela me fait plaisir.

— Au fait, j’ai votre voile, m’apprend-elle soudainement en me surprenant.

— Quoi ?

Je termine d’attacher ses sandales à talons à mes pieds. Elles sont un peu serrées, mais ça devrait aller.

Elle se tourne vers moi.

— Je suis venue ici ce soir-là, quand… quand a eu lieu la cérémonie de marquage.

Elle n’ose plus me regarder dans les yeux, comme si elle était gênée pour moi, et je me demande si elle nous a vus ici, si elle a été témoin de ce qu’il m’a fait. Non, ce n’est pas possible. Elle se tenait dans la cour, mais peut-être a-t-elle tout simplement deviné.

— Oh.

— J’ai réparé la déchirure, continue-t-elle avant de se racler la gorge comme si elle venait de réaliser à quel point cette conversation est embarrassante. Je peux vous l’apporter. Enfin, si vous le désirez.

— Vous l’avez réparé ?

— J’aime coudre, et c’était un si joli voile. Ça aurait été dommage de ne pas le faire.

— Merci.

Honnêtement, je ne suis pas certaine de vouloir le récupérer, mais je souhaite vraiment me faire une amie. Je pourrais en avoir besoin. D’autant plus qu’elle m’a l’air très gentille et semble être dans une situation similaire à la mienne.

— Vous ne devriez pas plutôt être chez vous, Colette ? Ce que je veux dire, c’est que… vous n’avez pas l’air très en forme.

Elle sourit et hausse les épaules.

— Jackson aime parader dans ces soirées. Ne vous inquiétez pas, ça va aller.

— Jackson est votre mari ?

— Oui. Jackson Van der Smit.

— Cela ne me dit rien. Je suis désolée.

— Ce n’est pas grave. Vous n’êtes pas… je veux dire, monsieur De La Rosa a choisi…

Elle s’interrompt.

— Je ne sais pas comment bien présenter les choses, soupire-t-elle.

— Ne vous inquiétez pas pour ça.

Certainement essaie-t-elle de me dire de façon aimable que je ne fais pas partie de l’une des familles de l’échelon supérieur. Elle est sans aucun doute au courant de mon ancienne position dans la hiérarchie de la Société.

— Je voulais simplement dire que vous ne pouviez pas savoir. Je ne voulais pas paraître arrogante. Je déteste vraiment ce système de classes.

— Tout va bien, la rassuré-je. Vous n’aviez pas du tout l’air arrogante.

Elle fait alors une chose à laquelle je ne m’attendais pas. Elle se tourne pour me faire face et prend mes mains dans les siennes.

— Est-ce que tout va bien pour vous, Ivy ?

Sa question me donne soudainement envie de pleurer et me fait regretter de ne pas avoir gardé mon masque. Je retire doucement mes mains et baisse la tête.

— Je sais que c’est difficile au début, poursuit-elle en voyant que je ne réponds pas. Mais avec le temps, vivre avec toutes leurs exigences et s’acclimater à la Société devient plus facile.

— Vraiment ? Je n’en suis pas si certaine.

Je m’empresse d’essuyer une larme qui s’est échappée de mon œil sans que je ne parvienne à l’en empêcher. Elle ne fait aucun commentaire et reprend ma main.

— Vous savez, je n’habite pas très loin de chez vous. La maison familiale de Jackson n’est qu’à quelques kilomètres. Mais je dois vous prévenir. Si vous venez nous rendre visite, vous devrez supporter sa grand-mère.

Elle fait une grimace, et encore une fois, je m’interroge sur son âge.

— C’est une vieille sorcière, je vous l’assure.

Un petit rire me secoue. Je me sens un peu plus légère.

— J’en parlerai à Jackson si vous le souhaitez. Il pourra alors en parler à votre mari, et vous pourrez peut-être venir nous rendre visite.

— Cela me ferait vraiment plaisir de vous revoir.

Encore une fois, je dois essuyer mes larmes. À quel point ma vie est-elle pathétique si la gentillesse d’une étrangère me fait pleurer ? Et qu’y a-t-il de plus pathétique que deux femmes qui, malgré leur majorité, ont besoin de demander la permission de leurs maris pour pouvoir se revoir ?

Soudain, un gong retentit et Colette sursaute avant de consulter la montre incrustée de diamants qui orne son délicat poignet.

— Mince ! C’est l’heure du dîner. Nous ferions mieux d’y aller, sinon ils vont s’apercevoir de notre disparition.

Elle ajuste son masque et se relève avec précipitation. J’en fais de même et plaque le mien sur mon visage pendant qu’elle le noue à l’arrière de ma tête. Puis, elle me prend la main et la serre avant de la relâcher une fois que nous arrivons à la porte.

— Vous verrez, tout ira mieux dans quelque temps. Je vous le promets.

Je lui souris et suis à nouveau contente d’avoir un masque pour dissimuler mes émotions.

— Colette, te voilà, s’exclame un homme.

Cette dernière me serre une dernière fois la main avant de se précipiter vers lui. À l’instant où elle disparaît de ma vue, j’entends le rire de Mercedes provenir de derrière moi. Je ne prends même pas la peine de me retourner pour m’assurer qu’il s’agit bel et bien d’elle. À la place, je me dépêche de trouver une salle de bain parce que je suis certaine que Santiago est lui aussi en train de me chercher à l’heure actuelle. J’ai besoin d’un nouvel endroit où me cacher pendant un petit moment.