Je passe les dix minutes suivantes assise sur le luxueux canapé en velours de la salle de bain, à écouter la musique, les bruits des conversations et les rires en provenance de l’autre côté de la porte. Je sais que je dois y retourner. Il doit clairement être en train de me chercher à l’heure qu’il est, et je suis surprise que personne n’ait encore enfoncé la porte.
À contrecœur, je me lève, observe mon reflet dans le miroir et me remets du rouge à lèvres. Le rouge est si profond que ma mère l’approuverait sûrement. Mercedes a veillé à ce que je prenne le tube avec moi afin que je puisse rafraîchir mon maquillage au cours de la soirée. Elle veut que je sois la plus présentable possible afin d’éviter que celui-ci ne devienne un sujet de commérages. Puisque je suis une De La Rosa désormais, il est important que je fasse attention à mon apparence. Toutefois, je décide finalement de l’effacer avec le dos de ma main. C’est ma petite rébellion du jour.
J’entends un autre gong et, avec un soupir résigné, me dirige vers la porte. Cependant, lorsque je l’atteins, le cri d’une femme retentit et je m’arrête net tandis qu’un frisson dévale ma colonne vertébrale.
S’agissait-il de Mercedes ?
Je retire le verrou et tourne la poignée avant de pousser la porte, mais elle est bloquée. Des voix fortes et un autre cri transpercent l’étrange silence qui semble être tombé juste derrière le battant.
— Santiago ? appelé-je.
La panique m’envahit alors que j’essaie à nouveau d’ouvrir la porte coincée.
— Est-ce que quelqu’un est là ? crié-je.
Je frappe à la porte, tente encore et encore de l’ouvrir, en vain. Quelque chose se brise au-dehors. Le bruit me laisse penser qu’un serveur vient de faire tomber un plateau sur lequel étaient posées des flûtes à champagne en cristal. Je détache mon masque et le jette par terre.
— Mercedes ? tenté-je.
J’enlève mon sac de mon épaule et le laisse tomber par terre afin de pouvoir marteler la porte de mes deux poings.
— Santiago !
Tout en continuant de hurler, je frappe sans relâche. Je me rappelle alors avoir choisi cette salle de bain justement parce que c’était la plus éloignée de la salle dans laquelle de longues tables ont été dressées pour le dîner, donc peut-être n’y a-t-il personne dans le coin pour m’entendre.
— Laissez-moi sortir !
Alors que je prononce ces mots, je tourne la poignée pour la centième fois et, cette fois-ci, la porte s’ouvre. Comme je ne m’y attendais pas, je trébuche vers l’avant, avant de repartir vers l’arrière et de me rétablir contre le mur.
Je me redresse, puis cours pour sortir et m’approcher d’un intrigant et inquiétant rassemblement de personnes. Quelqu’un aboie des ordres. Je sais que les sirènes que j’entends viennent dans notre direction, alors je tente de me frayer au plus vite un passage parmi la foule pour voir ce qui se passe.
Un très mauvais pressentiment me tord les boyaux. Et quand j’arrive enfin au premier rang, quand je vois ce que tous regardent, je ne parviens pas à comprendre les informations qu’envoient mes yeux à mon cerveau. Mercedes hurle. Elle est à genoux et devant elle se trouve un homme, allongé sur le sol. Je sais que c’est lui. Je n’ai même pas besoin de voir son visage ni son masque représentant un crâne, abandonné sur le côté. Son masque ressemblait à celui d’un mort. Il est identique aux lignes d’encre gravées sur la peau de son visage.
— Santiago ! m’exclamé-je.
Mes yeux se remplissent de larmes et je pose ma main sur l’épaule de quelqu’un pour le pousser hors de ma route. Il faut que je le voie.
J’aperçois alors sa peau pâle et ses yeux sombres avant que ses paupières ne se ferment.
— Santiago ?
Ma voix est à peine plus audible qu’un murmure. Il ne répond pas, mais Mercedes, elle, m’entend et relève la tête vers moi.
— Toi ! m’accuse-t-elle.
Je tourne mon regard vers elle, et le venin que je vois dans ses yeux me fait presque basculer en arrière.
— C’est toi qui as fait ça ! siffle-t-elle en me pointant du doigt.
Je secoue la tête et ouvre la bouche pour parler et expliquer… mais expliquer quoi, au juste ? L’équipe médicale se rue dans notre direction. Les convives suivent le regard accusateur de Mercedes et se tournent vers moi. Puis, un bruit sourd se fait entendre au loin et l’instant d’après, la pièce se retrouve plongée dans l’obscurité. Les soudaines ténèbres qui se sont abattues sur nous sont si insondables et épaisses que les femmes autour de moi se mettent à hurler, et je sens des mains me toucher, me serrer, me traîner dans le chaos qui éclate.
L’obscurité et les bruits environnants me donnent le vertige. Le regard que m’a adressé Mercedes avant que les lumières ne s’éteignent était terrifiant. Quant à celui de Santiago, il était… indescriptible.
Est-il mort ?
Non, il ne peut pas être mort. C’est impossible. Pas Santiago.
Un faisceau de lumière éclaire l’espace où repose son corps. J’essaie de jouer des coudes pour l’atteindre. J’ai besoin de le voir de mes propres yeux.
— Je ne perçois pas de pouls, annonce un homme d’une voix qui s’élève au-dessus de l’agitation de la foule.
Pas de pouls ? Ça ne peut pas être vrai.
— … Commencez les compressions…
J’ouvre la bouche. Je ne sais pas si c’est pour crier ou appeler son nom, ou seulement pour dire à tout le monde de sortir de mon chemin. Il ne peut pas être mort. C’est impossible. Mais trop de monde l’entoure. Et alors que je suis sur le point de les écarter de force, quelque chose s’enroule autour de ma taille. Je suis tirée en arrière par les mains d’un homme qui encerclent douloureusement mes côtes avant de me soulever de terre. Les lumières clignotent une fois, puis se rallument juste au moment où je suis emmenée dans une autre pièce, celle-ci étant déserte.
L’homme me repose sur mes pieds. Je trébuche avant de me stabiliser et me tourne vers lui. Il porte une cape sombre avec une large capuche qu’il tire en arrière. À l’instar de celui de toutes les autres personnes présentes au gala, son visage est dissimulé par un masque.
Brusquement, ma gorge s’assèche et le bruit qui provient de l’autre pièce m’apparaît soudainement plus étouffé, comme un bruit de fond, ou plutôt comme un bruit blanc.
Car je réalise brusquement que non, son masque n’est pas comme les autres que j’ai croisés au cours de la soirée. Le sien m’indique que son propriétaire représente une menace et un danger pour moi.
Je recule et me retourne en espérant trouver une porte de sortie dans mon dos. Mais le désespoir me gagne quand je remarque que la seule issue est celle qui se trouve derrière l’homme. Ce dernier s’approche de plus en plus de moi en m’acculant dans un coin.
— Que voulez-vous ? hurlé-je lorsque mon dos finit par heurter le mur.
Il ne me répond pas. À la place, il referme ses doigts sur ma mâchoire pour m’immobiliser d’une poigne de fer. Mes mains griffent son avant-bras, mais cela ne sert à rien. Il est trop fort. D’un simple mouvement du poignet, il pousse ma tête vers l’arrière et l’envoie s’écraser violemment contre le mur.
Il se recule et je trébuche vers l’avant.
Des étoiles dansent devant mes yeux et la pièce tangue.
Je tends une main devant moi pour tenter de me stabiliser, sans rien trouver à quoi me raccrocher. Seul un espace vide me fait face. Il dit alors quelque chose, mais je n’arrive pas à comprendre ses mots. Sans prévenir, mes genoux cèdent sous mon poids et je tombe par terre.
C’est alors que je sens ses mains se poser sur mon corps et ses bras puissants me soulever. La pièce s’assombrit de plus en plus autour de moi. Mes bras pendent mollement et inutilement sur le côté tandis qu’il me porte hors de l’enceinte du complexe de la Société. Puis, nous disparaissons dans la nuit.