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Olivier quitte l’hôpital de La Rochelle au bout d’une semaine. Il aura le bras gauche immobilisé pendant longtemps. Toutefois, il peut reprendre le travail. Sa logeuse Françoise est aux petits oignons avec lui. Tous les Aixois ont compris que c’est Jeannot qui a fait le coup. Il est dans une clinique pour alcooliques, le Jeannot. Personne ne sait qu’Olivier paye. Même sans savoir cela, ils sont reconnaissants au Québécois de ne pas avoir porté plainte. C’est le fou de l’île, Jeannot. On a besoin de lui: quand on se compare, on se console.

Même les adversaires du père Bertrand sont touchés. Ils finissent par se raisonner : il est vieux, le Bertrand. Au fond, il n’en a plus pour si longtemps avant de bouffer son certificat de naissance. Et puis, ils se disent que cet imbécile d’étranger leur mâche le boulot. On va le laisser se démener et quand le Bertrand aura passé l’arme à gauche, on va le virer comme un malpropre.

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Le père Bertrand ne lâche pas Olivier d’une semelle. À cause du handicap de son fils adoptif, il le revêt lui-même de la combinaison de marin de son neveu et, en fin d’après-midi, ils sortent en mer aussi souvent que le permet la marée. Olivier rapporte toujours un beau bar ou quelques mulets à Françoise. La septuagénaire a d’abord cru perdre son locataire. Le Québécois dispose manifestement des ressources pour acheter une maison. Olivier ne veut rien changer à la situation.

— Je suis bien ici, Françoise. Entre la mer et vos yeux, c’est le paradis!

Sous une tignasse grise ébouriffée, deux rayons bleus lui sourient.

Il la voit, fière et solitaire. Active du matin au soir, Françoise travaille comme un homme solide. À la brunante, elle rentre un peu courbée.

— Ah! C’est le dos! Vous savez, Olivier, vieillir est une belle saloperie.

Mais lui sait bien que sa peine vient d’ailleurs. Elle craint pour ses petits-enfants. L’île change. Déjà, l’aîné de son fils a fait un séjour en clinique de désintoxication. Elle souffre en constatant que cette saleté ne les épargne pas, qu’ils veulent vivre à une vitesse folle en s’étonnant de virer fous.

À l’autre extrémité, elle regarde son Québécois et ne comprend pas davantage. Elle ne l’a jamais vu commettre un excès. En deux courtes années, il est devenu Aixois. Quand Olivier obtiendra la nationalité française, le père Bertrand organisera une fête à la mairie.

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L’idée qu’un homme en pleine force de l’âge vive sans femme dépasse Françoise. Elle connaît la vie. Si Olivier aimait les garçons, elle le saurait.

Françoise se lève en même temps que le soleil. Elle boit le café en regardant Olivier revenir seul de la plage aux Coquillages, dans le jour orangé.

— C’est pas la vie, ça!

Elle hoche lentement la tête en se répétant, chaque matin, les mêmes mots. Françoise voudrait tant le voir sortir du pavillon, à demi nu, s’étirant comme un chat satisfait après une chaude nuit d’amour. Elle projette sa propre solitude sur son voisin plus jeune. Pourtant, il ne semble pas malheureux, son étranger.

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Olivier a toujours fini par se retrouver seul.

Un peu après son cinquième anniversaire de naissance, le garçon a vu son papa adoptif, le petit Marcel Genest, mourir dans un accident de la route tout à fait banal. La bonne grosse Mireille a survécu mais s’est retrouvée paralysée, confinée au fauteuil roulant. Elle ne pouvait plus demeurer à Montréal, dans son logement du troisième étage, boulevard Saint-Joseph.

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Sous la pluie froide de novembre, ils quittaient la grande ville. Le curé de la paroisse Saint-Enfant-Jésus du Mile End avait offert de les conduire. L’abbé Eugène Brochu regardait parfois dans son rétroviseur. Olivier ne bougeait pas. Il répondait: «Oui, monsieur le curé; non, merci, monsieur le curé.» Ou: «Je sais pas, monsieur le curé.» Pas un mot de plus. Mireille, qu’on avait installée en avant, se lamentait faiblement: une sorte de litanie qui se poursuivrait pendant des années, une musique obsédante qui oppressait déjà Olivier. Cet ancien scout d’Eugène Brochu s’offrait toute une B. A.

Sans avertissement, un flot de bile jaillit de la bouche d’Olivier. Le gamin vomissait sur son parka.

— C’est pas grave, Olivier. Il y a une guenille en dessous de mon siège. Essuie-toi le mieux possible, pis jette la guenille par la vitre. Moi aussi, j’étais malade en machine, à ton âge.

Mireille s’apitoyait.

— Eh Seigneur! Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu! Dans le parc des Laurentides, la pluie se transforma en neige. Il fallait remonter la vitre. L’enfant se battit pendant plus de deux heures contre la nausée. Il ne fallait surtout pas pleurer.

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Marie-Marthe Gauthier demeurait dans la rue Smith, tout près des grands réservoirs d’essence du port de Chicoutimi. Mireille était sa fille unique. Marie-Marthe n’était pas surprise des déboires de sa grosse fille. Depuis l’adolescence, l’obèse appelait la malchance, comme le miel attirait les mouches. Veuve depuis des années déjà, Marie-Marthe ne voulait surtout plus d’un autre homme dans sa vie. Elle savait où trouver la compagnie qui faisait son affaire. Elle avait pris un petit voisin sous son aile. Elle traitait Ronald Bellavance comme un petit-fils. Il l’appelait Mamie Gauthier. Pas très intelligent, bon comme du bon pain, serviable comme pas un et pieux comme une dame de Sainte-Anne, il comblait la vieille femme.

Ronald récitait le chapelet du soir avec Mamie Gauthier quand, derrière le curé portant Mireille avec l’aide d’un voisin charitable, Olivier franchit le seuil du logement.

Le mot de bienvenue de Marie-Marthe fut court.

— Bon! Coudon.

À la seule vue de l’enfant, elle se hérissa. Depuis la toute première rencontre, elle ressentait une répulsion viscérale pour Olivier, cet enfant du péché. La vieille folle était le prototype de la bigote, ce qu’au Saguenay on appelait une langue sale.

Ronald Bellavance, son petit protégé, fit le signe de croix, remit son chapelet bleu pâle dans sa poche et embrassa Marie-Marthe.

— J’vas réciter la dernière dizaine tu seul, Mamie Gauthier.

— C’est beau, mon p’tit homme.

Après avoir donné un bec sur la joue de Mamie Gauthier, Ronald fila jusqu’à l’église. Il était amoureux de la statue de la Sainte Vierge.

Le curé dormit sur le divan et, dès quatre heures du matin, il se retira sur la pointe des pieds sans demander son reste. Marie-Marthe l’entendit bien se lever, mais elle fit semblant de dormir. Pas question de lui offrir à déjeuner. Elle n’aimait pas le monde de Montréal.

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Elle accueillait sa fille par charité chrétienne : qu’est-ce que les voisins auraient dit si elle avait refusé? Mireille reprit sa chambre de jeune fille. Olivier dormait dans la cave.

Le premier matin, en remontant, il vit Marie-Marthe sortir des toilettes avec un album de Tintin.

— Bonjour, Mamie Gauthier.

— Je m’appelle Memére. Pas autrement.

La frontière était tracée. Olivier ne la franchirait jamais.

— J’peux-tu regarder votre livre?

— Tu sais pas lire.

— J’ai appris mes lettres tout seul.

Menteux. Lis-moi le titre.

Tintin au Congo.

— Ça parle au gyâbe!

Bénéficiant de l’effet de surprise, Olivier put garder le livre et créer un précédent. Il disposait désormais d’un refuge.

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Pendant huit ans, pour Marie-Marthe, il y eut deux poids, deux mesures. Ronald qui l’appelait Mamie et Olivier qui disait Memére. On connaissait ses parents, à Ronald! Pensez-vous que c’était normal d’avoir appris à lire tout seul?

Elle garda Mireille au lit; c’était encore comme ça qu’elle embarrassait le moins.

Marie-Marthe gagnait son Ciel.

Elle avait le don de blesser l’enfant.

Le jour de ses huit ans, elle l’accueillit au retour de l’école avec une «bonne nouvelle».

— Y a un monsieur qui est d’accord pour te prendre. Il va même t’acheter un poney, comme ceux du cirque que t’aimais tant avec ton pére.

Olivier étouffait ses larmes.

Du fond de la chambre, Mireille geignait.

Meman, arrête de l’étriver.

Une autre fois, elle l’amena faire un tour de machine avec Ronald. Il était sur le siège arrière et se battait pour ne pas être malade. La vieille femme ne parlait qu’à Ronald.

Arrivée dans le rang Saint-Louis, elle montra du doigt une grande baraque en blocs de ciment gris.

— Ça, Ronald, c’est un orphelinat. C’est pour les enfants qui ont pas de parents. On va aller acheter du miel.

Le frère Bruno conduisit le trio jusqu’à la réserve, près des ruches.

— Vous en prenez encore des p’tits gars, frère?

— Tous ceux que le bon Dieu nous envoie, ma bonne dame.

Elle souriait à Ronald.

— Ça risque pas de t’arriver, mon p’tit homme.

Olivier se remettait du mal de cœur. Il ne fallait tout de même pas trop en demander. Déjà, quand il montrait son bulletin de premier de classe, sa maman Mireille le recevait avec un si beau sourire, un peu triste, c’était vrai, mais un sourire quand même. Ça lui semblait une si belle récompense: il pouvait bien endurer le reste. C’était pas de la faute de sa mère si elle ne pouvait plus quitter le lit. Il valait mieux être raisonnable et savoir se contenter de ce petit pain… qui était tout de même du pain.

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La torture psychologique dura huit ans. Puis, la bonne femme passa par le cancer pour déménager en enfer.

Au Salon funéraire Blackburn, Ronald se répandait. Il avait obtenu une permission tout à fait exceptionnelle des frères maristes du Juvénat de Desbiens pour assister à l’enterrement de cette si bonne madame Gauthier: une sainte femme qui avait ruiné sa santé au nom du devoir. Son calvaire était fini.

Olivier, qui avait aussi treize ans, ne pouvait pas sentir Ronald. Il en était tellement jaloux que, maintenant, les larmes du garçon faisaient déborder le vase d’Olivier.

— Viens, Ronald, on va aller prendre l’air.

Tenant toujours son chapelet dans la main droite, le juvéniste suivit la voix en lyrant. Rendu dans le stationnement, Olivier s’arrêta en face de Ronald.

— J’te dois quelque chose, Ronald.

Il lui fendit la lèvre inférieure d’une seule taloche.

— Si t’en veux une autre, ouvre ta gueule.

Le choc coupa le flot de larmes.

— C’est pas juste. C’est pas de ma faute si Mamie Gauthier m’aimait mieux.

— Ça non plus c’était pas juste. On est quittes.

Ronald Bellavance voulait sincèrement devenir un saint. Après s’être épongé la bouche, il crut avoir le dernier mot.

— C’est vrai que c’était pas juste. Faut prier pour elle, Olivier. Au fond, elle était bonne.

— Au fond, elle était folle, Ronald. Pas pires amis?

— Pas pires amis!

Toute sa vie, Olivier serait reconnaissant à Ronald de sa sincérité si naïve. Deux mois plus tard, aux vacances de Noël, Ronald Bellavance fut fauché par la Chevrolet d’un ivrogne qui prit la fuite.

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Mireille ne pouvait pas s’occuper d’Olivier.

Le soir de l’enterrement de la vieille, un visiteur inattendu se présenta. Il s’appelait Bernard Croteau: tout petit derrière ses petites lunettes, il mordillait sa moustache en regardant les pieds du gamin. Cet ancien employé de bureau avait quitté le service comptable de la Laiterie Diamant pour la sécurité de la fonction publique. Ses principales compétences se résumaient à savoir lire, écrire et compter.

L’employé du Service social avait trouvé un asile pour Mireille chez les sœurs du Bon Pasteur, et un foyer nourricier pour Olivier. Le garçon avait tellement peur de se retrouver à l’orphelinat Saint-François Régis dont l’avait menacé sa grand-mère qu’il accueillit la nouvelle avec soulagement.

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Le lendemain, en ce début de novembre où la noirceur salit déjà l’hiver au milieu de l’après-midi, Olivier suivait Bernard Croteau dans une montée enneigée. L’adolescent, qui souffrait de vertige, se contenait pour ne pas céder à la panique. L’escalier n’avait pas de rampe et Olivier ne pouvait s’agripper à rien. La maison, accrochée à une pente, ajoutait encore à l’impression de vide.

La porte s’ouvrit sur un énorme bull-terrier et sur une petite rouquine de quarante ans. Les deux bêtes terrorisèrent l’orphelin.

L’ampoule nue, au milieu du plafond, crachait ses cent cinquante watts de lumière crue jusque sous la table de la cuisine. Rex flairait Olivier, que la peur des chiens paralysait.

Jeanne d’Arc Girouard ne regardait pas le garçon. Penchée sur les papiers que lisait Bernard Croteau, elle s’assurait qu’on ne la roulerait pas et que le montant du chèque mensuel serait bien ce qu’on lui avait promis au téléphone.

Après le départ du fonctionnaire, Jeanne d’Arc conduisit Olivier dans une chambre où trônait un grand lit. Dans le coin de la pièce, collé au mur, il découvrit un lit pliant. C’était là qu’il dormirait, à l’ombre du fils de la maison. Elle ouvrit le dernier tiroir de la grande commode et invita Olivier à se pencher pour y remiser ses affaires. Il n’avait pas grand-chose.

À l’heure du souper, il se retrouva assis en face du fils Girouard. Richard l’avait toisé en arrivant de l’école; le paquet de muscles de douze ans méprisa sur-le-champ le feluette qui parlait trop bien.

Rentré du travail, le père avait déposé sa boîte à lunch sur la table avant de se diriger vers une caisse de bière. Sans dire un mot, il s’était assis dans une chaise berçante, devant la fenêtre, pour boire une grosse bouteille de Dow. Il avait salué l’adolescent d’un court signe de tête avant de se réfugier dans le houblon.

Le seul être qui s’intéressait à Olivier dans cette maison, c’était Rex. Il ne le lâchait pas. De grandes coulisses de bave s’étiraient de sa gueule pendant qu’il restait concentré sur les spaghettis au jus de tomate qu’avalait mal le nouveau venu. À la peur d’Olivier s’ajoutait une petite nausée qui lui coupait l’appétit.

— T’aimes pas ça!

Jeanne d’Arc l’accusait plus qu’elle ne posait une question.

— Non, non. C’est bon, mais j’ai pas beaucoup faim.

— Icitte, on vide son assiette. Faim, pas faim, tu manges ton spaghatti si tu veux du dessert.

— Est-ce que je peux aller aux toilettes?

— Tu iras quand tu auras fini de manger.

Assis au bout de la table, sans lever les yeux de son assiette, l’énorme Denis Girouard, qui devait peser deux cent cinquante livres, lança un seul mot.

— Crisse!

Jeanne d’Arc frissonna et plongea dans le jus de tomate.

— T’as pu faim? Donne ton assiette au chien pis vas-y. Olivier prit l’assiette que Rex ne lâchait pas des yeux. Avant qu’elle ne touche le prélart, Rex avait la gueule pleine. Une grande coulisse de bave mouillait la manche de chemise et la main d’Olivier quand il se redressa. Au bord du vomissement, il s’enferma dans les toilettes et mit le crochet sur la porte.

 

C’était comme Alice, passée par le trou du lapin pour découvrir le Pays des Merveilles.

Dans cette minuscule pièce sans fenêtre, sorte d’isoloir au milieu du logement, une surprise attendait Olivier. Sur le couvercle d’une manne à linge sale en osier blanc, une pile de magazines et de journaux jaunes faisaient le trottoir. Le bas de gamme de la pornographie s’étalait là. Allô Police se vautrait dans les crimes sordides. Le sexe sale, fruit des bas instincts, révélait son vrai visage de violence et de mépris. Un trouble gluant collait Olivier aux pages du magazine. L’orphelin entrait dans l’adolescence et se tordait sur le siège de la toilette en se masturbant. Il n’y avait plus de famille Girouard, plus de Mireille Genest, même plus de Rex. Il tenait son seul allié dans sa main et l’agitait à s’en meurtrir le gland.

Il vomit sa première éjaculation en lisant le récit d’un viol collectif, saoul de désespoir.

À huit ans, sa première expérience sexuelle lui avait révélé la vérité. Finette, la chienne de son voisin, se faisait embrocher par le gros Fido, le bâtard du boucher.

Les enfants avaient beau frapper le chien pour lui faire lâcher prise, il s’accrochait, s’agitait et grognait. Fido avait gagné et Finette n’avait pas protesté. L’image remontait pendant qu’Olivier lisait Allô Police. C’était donc vrai que les femmes aimaient qu’on les viole… comme Finette Bellavance, la chienne de son voisin Ronald. D’ailleurs, pour bien prouver qu’elles n’étaient que ça, on appelait les femmes des plotes. En prononçant le mot, Olivier sentait inconsciemment qu’il se salissait. Cependant, au garçon qui n’avait jamais droit aux émotions, ce malaise, ce trouble malsain donnait le sentiment d’être un peu vivant. Même si c’était une vie sale.

Heureusement qu’il y avait la Sainte Vierge. Non! Jamais l’enfant Jésus ne serait sorti d’une grosse bite. Jamais saint Joseph n’aurait cédé aux bas instincts, car l’amour véritable était pur.

Olivier croyait en Dieu, aimait le petit Jésus et aussi le grand Jésus de six pieds, deux cents livres, barbu avec des cheveux châtains, toujours propres, qui tombaient sur sa robe blanche et sur son beau manteau rouge tissés d’une seule pièce par la Vierge Marie, pour son entrée dans la vie publique.

Petit garçon, Olivier rivalisait de piété avec son voisin Ronald Bellavance. Il perdit le combat le jour où Ronald, ayant déposé un bouquet de fleurs de plastique devant la statue de la Sainte Vierge, vit son exploit signalé en chaire par le vicaire Simard. Vaincu, Olivier douta de sa propre sainteté.

Maintenant, les toilettes des Girouard lui révélaient la vérité sur sa nature corrompue par le péché originel. Tout ça était de la faute d’une femme qui avait fait succomber le premier homme. Pourquoi étaient-elles si belles avec leurs boules? Pourquoi cachaient-elles, entre leurs cuisses, ce mystère fascinant et répugnant d’où s’écoulait ce liquide brun qu’il avait vu sur un Kotex? D’ailleurs, elles avaient honte en allant chercher leurs Kotex. Elles les dissimulaient dans des sacs de papier brun. Les hommes faisaient la même chose avec leurs bouteilles de bière quand ils venaient pêcher le teteux dans la rivière Langevin. Ils s’y racontaient des histoires cochonnes, sans se regarder. Les oreilles rouges, ils se mouchaient en se pinçant une narine après l’autre pour expulser la morve. Puis, ils se raclaient la gorge et crachaient dans l’eau avant de se rincer le dalot dans un bruit de papier brun froissé.

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L’initiation sexuelle d’Olivier allait bon train.

À l’école, le frère Miville leur expliquait que la masturbation ouvrait la porte à la dégénérescence et à l’appauvrissement du sang. Olivier comprenait le religieux et approuvait. Il savait que ce n’était pas bien. Il ne pouvait pas imaginer Jésus, adolescent, revenir du Temple pour faire ça dans les toilettes.

Malgré tous ses efforts et en dépit de toute sa bonne volonté, Olivier se retrouvait le pantalon en accordéon sur les chevilles, cherchant les photos de femmes en soutien-gorge qui révélaient un tout petit bout de mamelon brun.

Il sortait de là rouge et confus pour se réfugier dans la chambre, prétextant des lectures scolaires imaginaires. Il fuyait le regard sec de Jeanne d’Arc Girouard qui ne comprenait rien à cet enfant si sage et si poli.

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Olivier compta ainsi les années jusqu’à dix-huit. Il n’avait pas un seul confident. Même à la confesse, il mentait. Pouvait-il avouer trois fois par jour depuis la dernière fois? Non! Il ajoutait une confession sacrilège et, pour s’enfoncer définitivement dans la géhenne, couronnait le tout du pire des péchés: une communion sacrilège!

Or, Olivier avait peur de l’enfer et de son terrible pendule toujours-jamais.

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Sur l’île d’Aix, en ce beau matin d’automne un peu frais, Françoise marche vers le pavillon de son Québécois handicapé. La porte est ouverte.

— Olivier!

Du fond de la chambre, il crie.

— Entrez, Françoise.

Elle porte une assiette couverte.

— J’ai fait de la brioche. Vous en voulez?

Olivier en a le motton.

— Vous êtes une vraie mère pour moi.

Françoise voit passer l’émotion et se demande si elle ne commence pas à comprendre.