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Quand Thomas revient d’une séance de thérapie, Claire le sent. Son père est plus poreux, plus fragile et plus accessible.

Il s’installe dans la salle de séjour et la transforme en salle de concert.

Thomas aime l’opéra. Il est un fan, entre autres, de Wagner. Claire entre dans ce monde par l’ouverture de Tannhäuser. Quelle fougue! Quelle puissance! Quelle tempête!

La musique la rapproche de Thomas. Il ne revient jamais sur son enfance et ne révèle rien de sa thérapie. Cependant, il lui raconte tout ce qu’il découvre à Terre des Hommes: les malheurs de l’humanité, bien sûr; mais aussi la bonté si grande de tant de gens. Tous ces médecins qui donnent leur science et leur temps, la présence de plus en plus importante des femmes…

Claire s’assoit avec lui et entre dans la musique.

La jeune fille voit les sons. Elle les transforme en lumière et joue avec les couleurs.

Pendant que Wagner tonitrue, Claire se retire dans une sorte de sanctuaire, au cœur d’elle-même.

Et, curieusement, plus elle accède à ce lieu si secret, plus elle a l’impression de se rapprocher des autres. Il faut partir de là pour aller vers eux, en vérité; c’est-à-dire entièrement, sans calcul, dans l’innocence.

Thomas peut enfin lui donner quelque chose. Il se met à lui parler de plus en plus souvent de musique. Après Wagner, il lui présente Jean-Sébastien Bach. Quelle immensité!

Certains week-ends, pendant qu’Ouriel se trouve avec Madeleine et Raoul, le père et la fille s’organisent des concerts du samedi.

La première audition de la Passion selon saint Jean la chavire.

Thomas et Claire ont passé le samedi après-midi, face au lac, baignés dans la musique sacrée.

Puis, ils se sont attablés: viande séchée des Grisons et fondue; un peu de Dole du Valais et une bonne bouteille de blanc de la coopérative de Villeneuve, dans cet ordre parce que «blanc sur rouge, rien ne bouge; rouge sur blanc, tout fout l’ cam p».

Les petits bonheurs de la Suisse romande facilitent les confidences. C’est là que Claire annonce à Thomas qu’elle fera médecine. Il n’est pas surpris. Sa fille est du même bois que ces femmes qu’il croise dans les bureaux de Terre des Hommes.

Le géant des chemins de fer découvre peu à peu les parfums de la paix.

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Non, Thomas ne haïssait pas les homosexuels et il ne les confondait pas avec les pédophiles. Mais le père de Claire Thiercy n’était ni l’un ni l’autre. Jamais il n’avait été attiré par un homme pour l’aimer. Il voulait le dominer, le salir, le crever. Il attendait que l’autre l’écrase et mêle le sang au sperme dans les odeurs d’urine et de défécation. Chez Thomas Thiercy, la pulsion sexuelle se confondait avec un élan de rage, une énorme colère qui chosifiait l’autre… et qui le brisait lui-même.

Maintenant, Thomas avait vaincu tous les Alfred du monde.

Il vivait enfin au grand jour et n’aurait jamais cru qu’on pouvait être chaste et heureux.

Cependant, il n’avait pas baissé la garde.

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Thomas savait que la vie pouvait changer vite et mal. C’était le bien qui se faisait lentement.

Il veillait sur Ouriel et passait tous les mercredis après-midi avec lui.

Le jeune garçon s’extasiait devant les cerfs-volants et les bateaux. Ils avaient adopté Lutry. Dès le printemps, ils venaient manger des glaces au bout de la petite place et partaient sur le voilier de Thomas.

Ouriel aimait aller à Villeneuve. Un ami de Thomas, un vieux peintre de plus de septante ans, les y attendait. L’homme des Diablerets était un des derniers à savoir faire la salée ormonanche. Cette pâte feuilletée, couverte de cassonade, cannelle, crème fraîche, beurre, sucre et farine, n’avait rien d’indigeste. Ce manifeste bourre chrétien se révélait fin, subtil et délicieux.

Le père Émile n’avait pas de petit-fils. Il s’était volontiers laissé adopter par Ouriel.

Thomas l’admirait depuis toujours. Le colosse vibrait d’un amour si profond pour la Suisse. Il avait fréquenté Gilles et Charles Apothéloz. C’était lui qui créait les décors du théâtreux vaudois aux Faux Nez, rue de Bourg. Sur ses murs, des photos dédicacées de Barbara, Brel, Léo Ferré, Brassens et Félix Leclerc veillaient respectueusement sur les bouteilles de pomme, poire, chartreuse, Suze, Cynar, kirsch et calva.

Le père d’Émile, qui s’appelait Gilbert, avait fréquenté Gandhi, le dalaï lama, Chaplin et Simenon. Quand il montait à Paris, il rendait visite à Cocteau et à sa bande. Le peintre avait raconté à Ouriel l’histoire de Jean Bourgoin. Cet amant de Cocteau et sa sœur lui avaient inspiré Les Enfants terribles. Plus tard, Jean Bourgoin s’était converti et retiré dans un monastère, près de Dijon. Devenu frère Pascal, il irait mourir au milieu des lépreux.

L’histoire impressionnait le petit bout d’homme.

— C’était où?

— En Afrique.

— Non, près de Dijon?

— Oh! Juste à côté: il y a des moines depuis plus de neuf cents ans là-bas. C’est l’abbaye de Cîteaux.

En élève studieux, Ouriel avait tout de suite repéré le lieu sur la carte. C’était tout près. Un peu plus de deux courtes heures de TGV le plongeraient vivant dans les histoires du père Émile.

— Tu connais, papa?

Thomas souriait à son fils en hochant la tête de gauche à droite. Il se disait en rigolant que, dans une autre vie, des hommes en robe, ça aurait pu le brancher dur, dur.

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Pendant toute la petite enfance d’Ouriel, une impression s’impose à Claire: celle d’être en contact avec une autre dimension. Ouriel n’est pas comme les autres, c’est évident.

À quatre ans, il se met à parler de Dieu… comme ça, sans raison. Il veut tout savoir. Et comme Claire n’y connaît pas grand-chose, elle se met à lire la Bible.

Ouriel veut qu’elle lui raconte. Quand elle lui parle de Joseph vendu par ses frères, de Joseph capable de lire les rêves, de Joseph devenu très puissant et utilisant ce pouvoir, non pas pour se venger mais pour aider ses frères eux-mêmes, elle le voit sourire… comme s’il comprenait des choses qui échappent à sa grande sœur qui se prend pour sa maman. Claire s’en rend compte.

C’est Ouriel qui demande qu’on l’amène à l’église.

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Ouriel se tenait devant l’église du Valentin, au cœur de Lausanne. Après avoir gravi un escalier très raide, la bonne Josette, sa gardienne, reprenait son souffle avant de pousser la grande porte. Elle connaissait bien le lieu: elle y faisait du bénévolat. Elle donnait des consignes à l’enfant.

— C’est la maison du bon Dieu, Ouriel, on doit garder le silence.

— Je sais bien, Tati Josette, le bon Dieu, il se tait quand on parle.

Surprise, elle sourit à l’enfant.

— Pourquoi il se tait quand on parle, le bon Dieu?

— Bien, pour nous écouter, quoi!

Là, Josette n’en revenait pas. Une telle évidence… et elle n’y avait jamais pensé : pour prier, il ne s’agissait pas toujours de parler. Et les premiers mots, peut-être les plus importants, ceux qui introduisaient le commandement de l’amour de Dieu dans l’Ancien Testament, prenaient un sens nouveau: «Écoute, Israël…»

— Viens, Tati Josette, on va aller écouter le bon Dieu.

Il était tout petit, tout sérieux, tout content.

Ils avancèrent dans l’église, contournèrent le maître-autel et s’assirent devant le tabernacle, dans l’oratoire.

Le gamin avait fermé les yeux.

Josette, impressionnée, le regardait. Après deux minutes de silence, elle ne pouvait plus se retenir. Elle se pencha et murmura dans l’oreille d’Ouriel.

— Est-ce que tu l’entends?

Il la regarda.

— Mais non, c’est toi qui parles!

Il lui sourit.

Elle se sentit un peu bête. Elle n’était pas mystique, la Josette. Les deux pieds bien sur terre, elle sentait maintenant un petit creux dans l’estomac.

— Tu veux un gâteau?

— Ah oui, je veux bien.

Ils sortirent par la porte de côté pour se retrouver dans une grande cour, attenante à l’église.

— Qu’est-ce qu’il y a ici, Tati Josette?

— Euh… une école, Ouriel.

— Tout à côté de l’église, comme ça?

— Mais oui, tu vois bien?

— Moi, c’est ici que je vais venir à l’école.

 

Et c’est ce qui arriva.

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Il a maintenant six ans. Claire lui raconte l’histoire du jeune Samuel qu’une voix réveillait la nuit dans le temple.

Samuel, Samuel!

L’enfant se leva et courut vers son protecteur, le prophète Élie.

— Me voici, puisque tu m’as appelé.

Élie le renvoya se coucher deux fois: il ne l’avait pas appelé.

La troisième fois, il comprit que c’était Yahvé qui parlait à l’enfant.

Quand Yahvé prononça son nom pour la troisième fois, Samuel savait à qui il répondait.

— Parle, car ton serviteur écoute.

Et Dieu parla.

C’est ainsi que le grand prophète Samuel connut sa vocation.

 

Ouriel écoute avec tellement d’attention ce qu’elle lit dans la Bible pour enfants que Claire s’interrompt et le regarde. Une telle lumière émane de son bébé! Cet enfant sait des choses…