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Rue Gourgaud, l’appartement de fonction du médecin n’a pas connu autant de vie depuis fort longtemps. Claire a tout le temps voulu pour recevoir sa famille. Et — ma foi! — ça lui fait davantage plaisir qu’elle ne l’aurait cru.

Entré dans la soixantaine, Thomas Thiercy ne s’habitue toujours pas à sa chance. Plus le sable du temps s’amoncelle, moins il lui pèse. En fait, Thomas est prêt à mourir. Il est libre. Non, il n’a plus de vie sexuelle. Oui, ça lui convient. Il n’en veut plus depuis longtemps à ce pauvre cuisinier, qui est mort d’une surdose de médicaments, le vieil ivrogne. Il lui faut même parfois quelques secondes pour se souvenir de son prénom : Alfred.

Depuis sa plongée dans Terre des Hommes, il rencontre tellement pire. Dans certains pays, les meurtres d’enfants violentés n’attirent même pas l’attention. Le viol est un moindre mal. Cependant, après l’avoir laissée allaiter l’enfant pendant quelques semaines, on enterre la victime, bien vivante, jusqu’au cou… et tout le village se réunit pour lapider la salope.

Thomas a refusé la révolte impuissante. Il agit. Non, il n’a pas vendu tous ses biens pour en donner l’argent aux pauvres. Au contraire, il fait fructifier son capital au maximum, cherche et trouve toutes les tactiques légales pour éviter tout ce qu’il peut d’impôt. Il emploie le fric à développer l’œuvre d’Edmond Kaiser. Le petit Thomas de quatre ans vient l’encourager dans son sommeil. On veut obliger le jeune garçon à caresser le gros pénis. Il ouvre la bouche et mord à pleines dents. Il recrache le bout de viande en répétant: «Poué! Poué!» Puis, il s’essuie la bouche et conclut en bon Vaudois bien élevé: «C’est sale, le zizi.»

Thomas Thiercy n’est pas malheureux. Il ressent la tristesse habituelle, mais il jouit surtout du bonheur de vivre. C’est lui qui a proposé à Madeleine et à Raoul de rendre visite à Claire. Elle ne les a jamais invités. Le deuil de Claire finira-t-il un jour? Il ne sait même pas sur quelle mort sa fille s’attarde. Tout ce qu’il peut imaginer ne réussit qu’à le culpabiliser. Thomas n’a jamais connu à sa fille un amoureux, pas même un soupirant assidu et tenace. Elle donne l’impression de passer au-dessus de sa propre vie en parapente, le Nikon vissé dans l’œil. La plaque de cuivre installée à l’entrée du bureau médical la retient enfin sur terre.

Madeleine ne ressent pas trop d’inquiétude. Elle n’est pas venue sur l’île d’Aix pour se rassurer; elle rend visite à sa fille pour le plaisir, uniquement pour le plaisir: joie partagée, joie redoublée. Cette femme, investie dans un couple, le sait, le désire, le savoure et l’écrit. Son succès n’est que la conséquence de son audace. L’amour qu’elle reçoit est le juste retour des choses. Qui est l’œuf? Qui est la poule? Madeleine s’en fout. Elle a choisi le coq.

Raoul va bien. Il aime être monsieur Thatcher. Ce ne sont pas les mieux membrés qui sont les plus machos. La phallocratie est la surcompensation de la petite bite : grosse Corvette, tite quéquette, quoi! Enfant, Raoul a appris à la piscine l’injustice fondamentale. Mais même si, dans un élan altruiste dont il n’est pas question, il s’en coupait un bout, il ne pourrait pas le coller sur Mussolini. Et lui sait qu’il est beaucoup plus que ça. Il connaît maintenant l’enfance de Thomas; la douleur du mariage raté de Madeleine; l’adolescence trop adulte de Claire; l’enfance d’Ouriel, passée à l’ombre des soutanes. Dans tout ce monde privilégié, au cœur de la ploutocratie genevoise qui fait la cour au succès de Madeleine, il a compris. Le plus riche, c’est lui. Raoul a passé sa jeunesse dans l’amour. Son père, sa mère, le personnel à table pour partager les meilleurs plats, le sommeil sur l’épaule de l’un, la tête sur le ventre d’une autre, la première serveuse qui sent bon l’ail et la sueur, les premiers ongles rouges lui grattant les couilles, la première fournée de pain réussie, la plage ondulante de Barcelone et le cœur chaud de Madeleine : Raoul fait un bien beau voyage sur terre. Il constate que ça ne va pas se gâter sur l’île d’Aix. Lui non plus ne craint pas pour Claire. Sa force l’impressionne, mais ne lui fait pas peur. Il a accusé le choc de l’exposition et simplement conclu qu’elle était bien la fille de ses parents.

Raoul est arrivé avec deux énormes sacs de provisions. Avant même de défaire sa valise, il a investi la cuisine. Il met tout de suite les choses au point : c’est lui qui invite Claire.

En voyant sa mère s’approcher de Raoul pour l’embrasser dans le cou pendant qu’il émince des oignons, elle pense à un autre couple encore davantage marqué par la différence d’âge. Claire qui aime tant voir le bonheur n’en ressent pas en évoquant Olivier et Maude. Une toute petite pensée mesquine vient lui ouvrir les yeux.

— Elle pourrait être sa fille!

Claire n’est pas contente de le découvrir, mais elle ne recule jamais devant la vérité.

— Bon! D’accord! Il m’intéresse, ce mec.

C’est fou! En l’admettant, elle s’en libère.