B. La tentation de la vengeance
À l'indignation ressentie face à l'injustice répond une tentation précédant ou excédant l'instauration des normes de justice : la vengeance. Elle procède de la justice et paraît revêtir son visage, mais elle en est une forme encore imparfaite.
Les sociétés antérieures à la création d'instances de pouvoir centralisées considèrent dans l'ensemble la vengeance comme un processus de justice. Car, en l'absence de tribunaux chargés de poursuivre les criminels, la vengeance se donne comme un acte légitime, parfois sacré, consistant à réparer une offense ou un tort subi. Ce statut de la vengeance est une constante des grands récits mythologiques. À la fin du VIIIe siècle av. J.-C., le poète grec Hésiode présente la vengeance comme une forme de justice divine. Dans la Théogonie, récit qui conte les origines de l'univers, le règne des dieux n'est instauré qu'au terme d'un cycle de vengeance. Cronos, le roi des Titans, par crainte de voir ses enfants lui dérober son trône, les dévore cruellement l'un après l'autre. Seul son dernier fils, Zeus, parvient à lui échapper avec l'aide de sa mère, Rhéa. Devenu adulte, Zeus libère ses frères et sœurs du ventre de son père, et entreprend avec l'aide de ceux-ci une vaste revanche, dont le terme est l'enfermement des Titans dans les ténèbres du Tartare. On retrouve cette même vision de la vengeance comme quête de justice chez Homère. La guerre de Troie éclate pour laver un affront : Pâris a enlevé la princesse grecque Hélène avec l'aide d'Aphrodite, et c'est en réponse à cette injure subie que Ménélas demande à son frère Agamemnon de lever son armée et de marcher sur Troie. Au livre I de l'Iliade, les Achéens voient Achille les abandonner, pris de rage parce qu'Agamemnon lui a dérobé sa jeune esclave Briséis : seule la vengeance semble pouvoir apaiser sa colère, qui apparaît alors justifiée. Chez Hésiode comme chez Homère, la vengeance suit ainsi le sentiment de l'honneur. La déesse de la vengeance se nomme d'ailleurs Némésis, du verbe « nemein », qui signifie étymologiquement « rendre ce qui est dû », et elle est l'exécutrice de la justice de Zeus. Les Érinyes chez Eschyle sont d'autres déesses de la vengeance chargées de pourchasser sans trêve les criminels. La mythologie antique présente donc la vengeance comme un droit, voire un devoir de l'offensé, du fait qu'elle provient de la conscience d'une injustice subie, et prétend rétablir l'équilibre brisé par le préjudice. Son but consiste à punir l'auteur du crime par un châtiment, en représailles à sa faute (voir l'encadré « La loi du talion », p. XXI). Cette proximité de l'acte de vengeance avec la justice continue d'ailleurs d'être visible aujourd'hui dans certaines expressions (il s'agit de « se faire justice soi-même », de ne pas laisser le criminel dans l'impunité totale, etc.) et dans la sympathie que nous éprouvons malgré nous pour certaines tentatives de vengeance. En effet, n'adhérons-nous pas à la cause d'Edmond Dantès, dans Le Comte de Monte-Cristo (Alexandre Dumas, 1845), qui va faire payer un à un les instigateurs du complot dont il a été victime ?
Contre cette sanctification mythique de la vengeance, les penseurs modernes de la justice ont insisté avec une continuité remarquable sur l'illégitimité des représailles par le sang : celles-ci ne sauraient revêtir le masque de la justice que par usurpation. Rousseau, comme théoricien du droit et des sociétés, fait remarquer, dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), que la vengeance émane toujours d'une volonté particulière, « chacun avant les lois étant seul juge et vengeur des offenses qu'il [a] reçues4 ». Or, l'individu qui a subi le tort directement (ou ses proches, les membres de sa famille, de son clan), lorsqu'il s'efforce de rendre justice lui-même, en dehors du cadre légal, ne peut prétendre à l'impartialité dans l'évaluation des fautes. Comme rétribution d'un crime, la vengeance peut paraître juste dans son contenu, mais, comme décision et acte de l'individu, elle est profondément injuste dans sa forme. En effet, les liens entre les passions comme la vanité et l'orgueil d'un côté, le désir impétueux de vengeance de l'autre, sont par là même trop étroits : « l'offensé [trouve] le mépris de sa personne souvent plus insupportable que le mal même5 ». Au XIXe siècle, le philosophe allemand Hegel souligne en outre que la vengeance consiste à répondre à l'injustice par des moyens tout aussi violents, et donc par une autre injustice. Elle engendre alors une escalade et un enchaînement sans fin de règlements de comptes :
La vengeance est une nouvelle transgression, du fait qu'elle existe en tant que l'action positive d'une volonté particulière ; en tant que contradiction, elle tombe dans la progression à l'infini, et lègue indéfiniment son héritage de générations en générations6.
Cet aspect découle du fait que la vengeance est une réaction passionnelle : l'individu pris dans le flot de ses émotions et aveuglé par le désir de revanche ne peut que surenchérir de manière non mesurée. Ainsi, la vengeance s'enlise dans des paradoxes : elle ne saurait finalement se donner le nom de justice, puisque ses moyens la situent en totale continuité avec le crime. Pour qu'il y ait justice, il faut renoncer à la vengeance, ce qui est d'autant plus difficile que celle-ci reste toujours une tentation.
LA LOI DU TALION
Le terme « talion » vient du latin talis, qui signifie « tel », « semblable », « égal ». La loi du talion désigne ainsi le principe de stricte égalité entre le dommage causé par le criminel et la peine qui lui est infligée en retour. On en trouve les premières traces dès 1750 av. J.-C., dans le code babylonien de Hammourabi ; elle est également présente dans le Coran et l'Ancien Testament (Lévitique 24, 17-22) : « Si un homme frappe à mort un être humain, quel qu'il soit, il sera mis à mort. […] Si un homme provoque une infirmité chez un compatriote, on lui fera ce qu'il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; on provoquera chez lui la même infirmité qu'il a provoquée chez l'autre. » Le talion prolonge-t-il la logique de la vengeance ? Ou doit-il être considéré, par l'égalité qu'il instaure entre le crime et le châtiment, comme la première étape d'une législation en rupture avec l'escalade des représailles ?
Le talion constitue bien une rupture avec la logique de la vengeance privée. En situant le châtiment dans le domaine de la loi, il aboutit au refus de laisser les individus se faire justice eux-mêmes, refus qui est la condition première de toute justice véritable. En outre, le principe d'égalité qu'il recommande repose sur le choix de ne pas faire de différence entre la victime et le coupable. Kant considère que « seule la loi du talion […] peut fournir avec précision la qualité et la quantité de la peine ; tous les autres principes sont chancelants » (Doctrine du droit, 1796, § 49). Loin d'entériner l'escalade propre à la vengeance, le talion déploie au contraire l'exigence de limiter la violence. « Œil pour œil », cela veut surtout dire : un œil et pas davantage. On n'infligera pas au criminel une peine supérieure à celle qu'il a lui-même infligée ; on ne punira pas une blessure en ôtant une vie, on ne lavera pas un affront verbal dans le sang. C'est à ce titre que Lévinas, au XXe siècle, loue la modernité du talion : « dent pour dent, œil pour œil – ce n'est pas le principe d'une méthode de terreur […]. La violence appelle la violence. Mais il faut arrêter cette réaction en chaîne. La justice est ainsi » (Difficile liberté).
Le talion conserve pourtant des traits propres à la vengeance qu'il entend dépasser, et constitue une forme de justice encore imparfaite. Avant tout, il repose sur l'idée que la justice doit être rendue sous la forme de souffrances infligées au criminel. Il dresse ainsi une image de la justice centrée sur l'expiation du malfaiteur plutôt que sur la réparation du tort fait à la victime. Nietzsche, dans Généalogie de la morale (1887), affirme que le talion introduit la structure de la dette, qui est le propre de la vengeance, dans le cadre même de l'État. Le criminel se trouve dépeint comme débiteur, et sa souffrance est la seule monnaie par laquelle il puisse s'acquitter de sa faute. Aujourd'hui, le talion paraît barbare en tant qu'il prescrit comme moyens, afin de rétablir la justice, les actes mêmes que le droit réprouve par ailleurs. Cesare Beccaria en Italie au XVIIIe siècle, puis Victor Hugo en France au XIXe siècle ont pris argument de ce point pour dénoncer la peine de mort. Enfin, le talion paraît inapplicable. D'une part, il est difficile d'évaluer strictement les dommages subis par la victime (l'évaluation des torts causés par une blessure doit aussi prendre en compte les conséquences professionnelles et financières, le dommage moral, etc.) ; d'autre part, certains crimes ne peuvent être punis par des actes identiques – comment définira-t-on selon ce principe la peine à infliger à un homme coupable de viol ? Reste que la loi du talion fait valoir un principe nécessaire dans le domaine pénal : celle de penser l'équilibre et la mesure des sanctions.