B. Un fondement moral

Le fait même que nous soyons capables de porter un jugement critique vis-à-vis de lois défaillantes ne nous indique-t-il pas que nous possédons une idée morale de la justice ? Il semble bien que nous fassions l'expérience d'un « sens de la justice » antérieur ou supérieur aux normes positives. Nos pratiques et nos discours mêmes témoignent de l'existence d'une évaluation de la justice d'un point de vue extérieur au droit positif : nous sommes capables de juger les lois elles-mêmes, comme si notre idée de la justice leur préexistait. On distinguera par conséquent « légal » et « légitime » : c'est la raison pour laquelle une action peut enfreindre la loi (être illégale) tout en restant légitime. Surgit alors la question de savoir quels sont le statut et la nature du critère venant fonder en amont les normes positives.

Dès l'Antiquité gréco-latine apparaît l'idée que, indépendamment de l'écriture positive des lois, la justice trouve son origine dans un fondement immuable accessible à l'âme humaine. La figure d'Antigone dans la pièce de Sophocle n'incarne-t-elle pas majestueusement le devoir d'insoumission face aux lois de la cité lorsque celles-ci viennent à nier les « lois non écrites » du juste ? Face à son oncle Créon, qui veut appliquer la loi à la lettre, c'est-à-dire refuser la sépulture à Polynice parce qu'il a combattu contre Thèbes, Antigone rétorque :

Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu'ils permissent à un mortel de violer les […] lois non écrites […] mais intangibles. Ce n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est depuis l'origine qu'elles sont en vigueur, et personne ne les a vu naître11.

On peut lire ce beau dialogue entre Créon et Antigone comme l'opposition entre le légalisme strict (Créon, qui juge depuis les lois de la cité) et une justice plus authentique, évaluant le droit à l'aune des lois universelles de la conscience. L'homme juste est celui qui sait reconnaître quand le droit positif déroge à sa visée réelle, et qui se fie bien plus à l'obligation morale que lui dicte sa conscience (voir l'encadré « La figure du justicier », p. XXIX). Si cette obligation revêt encore un sens religieux chez Sophocle, on ne saurait plus la réduire à cela au regard de la richesse de la tragédie, qui a été l'objet de multiples interprétations. Ainsi, Hegel voit dans l'opposition entre Créon et Antigone l'incarnation de deux formes de légitimité, toutes deux imparfaites et qui doivent se compléter dans l'État moderne pour que la justice soit réelle et effective12.

Dans une perspective proche de celle de Sophocle, le stoïcisme, un des principaux courants de la pensée antique, pose que la justice est fondée à la fois dans l'ordre cosmique et dans la raison humaine. Cicéron (Ier siècle av. J.-C.), héritier du stoïcisme, découvre la justice dans la pensée rationnelle de l'homme : c'est la raison ou l'esprit du sage qui éclaire les principes de l'ordre juste, des obligations et des lois, et non le simple fait du droit positif, qui peut se révéler injuste et illégitime. La loi absolue se caractérise par le fait qu'elle précède et existe indépendamment de toute loi écrite. Elle est universelle et éternelle (on la retrouve en tout homme et à toutes les époques), elle est donnée à quiconque exerce sa connaissance rationnelle et elle ne souffre aucun compromis :

Il existe une loi vraie, c'est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres […] À cette loi nul amendement n'est permis, il n'est licite de l'abroger ni en totalité ni en partie. […] Qui n'obéit pas à cette loi s'ignore lui-même  13.

Le droit naturel moderne donnera un fondement métaphysique clair au principe d'une justice indépendante des lois. Le souci de fonder les lois positives sur la nature humaine plutôt que sur Dieu ou sur l'ordre de l'univers est constant à partir XVIIe siècle et marque la spécificité de la pensée moderne du droit. Certes, l'arrière-plan religieux ne disparaît pas entièrement (les références à Dieu resteront présentes jusqu'à Locke et Rousseau), mais pour une grande part ces théories se sont constituées historiquement comme courants antireligieux. Les théoriciens du droit naturel (Grotius et Pufendorf au XVIIe, Burlamaqui au XVIIIe) démontrent que l'individu possède en lui-même un certain nombre de droits inaliénables qui doivent jouer le rôle de fondement du droit positif. Parce que ces droits sont attachés à sa seule nature, il les possède avant même l'instauration des règles sociales et politiques. Les récits souvent fictifs décrivant un « état de nature » qui précéderait l'établissement des sociétés servent à révéler ces droits inhérents à tout homme quel qu'il soit : liberté, droit de conservation, droit de propriété, etc.

Certains de ces droits peuvent paraître plus fondamentaux que d'autres. Par exemple, selon Locke dans le Traité du gouvernement civil, c'est la liberté individuelle, en tant que droit originaire et définissant l'idée même de personne, qui fonde le droit de propriété et, par suite, les autres droits. C'est le premier droit, le droit sur soi-même et la propriété sur sa propre personne, qui entraîne comme par extension le droit sur les choses. Véritable révolution dans l'histoire de la pensée, les théories du droit naturel ont influencé profondément la pensée politique ; la Révolution française trouve là l'une de ses sources. En témoigne la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, dont l'article 2 présente l'ensemble de ces droits naturels comme le fondement de toute association politique : « Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. » Un des héritiers de cette tradition, le philosophe Leo Strauss (1899-1973), défend le caractère indépassable du droit naturel, selon lui aussi pertinent de nos jours qu'il l'a été pendant des siècles :

Il est évident qu'il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu'il y a un étalon du juste ou de l'injuste qui est indépendant du droit positif et qui lui est supérieur14.

La justice ne saurait donc correspondre simplement au fait d'être dans la légalité ou pas : elle relève d'un critère supérieur, à savoir celui du respect des droits naturels de l'homme. C'est pour cette raison que la violation des droits naturels par des lois injustes entraîne un devoir de résistance – on appelle « Justes » ceux qui ont caché les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, s'opposant alors aux lois en vigueur.

LA FIGURE DU JUSTICIER

La figure du justicier hante l'imaginaire collectif. On la retrouve dans les mythes (Thésée), la littérature (Robin des Bois, Raskolnikov), mais aussi les bandes dessinées (Batman, Superman), les films (Zorro, nombreux westerns) et les séries télévisées (Dexter, Jack Bauer). Elle se distingue de la figure biblique du Juste, avec qui elle partage pourtant certains traits : amour de la justice, dévotion au bien commun, refus de toute compromission, parfois jusqu'au sacrifice de soi. Le Juste agit toutefois selon la justice, et non par passion ; il se soumet à l'ordre établi, même injuste, parce qu'il respecte la loi, humaine ou divine : dans la Bible, Job, homme vertueux et croyant, est mis à l'épreuve par Dieu, qui lui ôte ses biens et le sépare de sa famille ; pourtant, il ne perd pas la foi.

Le justicier – souvent un personnage populaire, héros ou super-héros – se distingue par des actes spectaculaires. Ses capacités surhumaines (pouvoir de transformation de Spiderman), son habileté à manier les armes (Zorro) ou l'ingéniosité de ses gadgets (la Batmobile) font de lui un être hors du commun. Il met sa force au service de ceux qui sont victimes d'injustice : la cause qu'il embrasse dépasse son simple intérêt. Dans Les Mystères de Paris d'Eugène Sue (1842-1843), Rodolphe cache ses origines princières et se mêle au peuple pour « poursuivre d'une haine vigoureuse, d'une vengeance implacable, le vice, l'infamie, le crime, qu'ils rampent dans la boue ou qu'ils trônent sur la soie ». Mettant un point d'honneur à poursuivre tant les membres de la pègre que les notables véreux, il nous rappelle que la justice du justicier s'apparente parfois à une vengeance exercée au nom de tous.

Le justicier est une figure ambiguë, souvent en marge de la société – nombre d'entre eux mènent une double vie et dissimulent leur identité réelle sous un masque ou un costume. S'il peut être inquiétant, c'est parce qu'il remet en cause l'ordre social, en rendant justice à la place des autorités, corrompues ou impuissantes. Qu'il compense la loi ou la contourne, il est toujours lié aux représentants de celle-ci : Superman livre les criminels à la police, Batman collabore avec le maire de Gotham City, mais Zorro et Robin des Bois s'insurgent contre les institutions en place qui contribuent à asservir le peuple. Au début de Batman Begins (2005), de Christopher Nolan, Batman est recruté par une confrérie présentée comme une ligue de justiciers : la « Ligue des Ombres ». Lors du rite de passage qui consiste à exécuter un criminel, il refuse et dit à Ra's Al Ghul (sorte de figure inversée, fanatique, du justicier) : « Je ne suis pas un exécuteur, le criminel doit être jugé. » À l'opposé, Dexter travaille pour la brigade criminelle le jour et devient la nuit un tueur en série… de tueurs en série ayant échappé à la police.

Ainsi, la distance entre justicier et criminel apparaît parfois ténue. Dans Les Justes de Camus (1950), les membres d'un groupe terroriste révolutionnaire, à Moscou, préparent un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge ; si Stepan est prêt à tout pour renverser un pouvoir injuste, y compris à sacrifier des innocents (« Je n'aime pas la vie, mais la justice, qui est au-dessus de la vie », acte I), Kaliayev, lui, s'y refuse : « J'ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s'annoncer un despotisme qui, s'il s'installe jamais, fera de moi un assassin alors que j'essaie d'être un justicier » (acte II). Car, s'il est au-dessus des lois, le véritable justicier se refuse à accomplir l'injustice : « Pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je n'irai pas frapper le visage de mes frères. Je n'irai pas ajouter à l'injustice vivante pour une justice morte » (ibid.).

11Sophocle, Antigone, Premier épisode, scène 3, trad. R. Pignarre, GF-Flammarion, 1999, p. 61.

12Voir notamment Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 257, op. cit, p. 298.

13Cicéron, De la république, dans De la république . Des lois, livre III, § 22, trad. C. Appuhn, GF-Flammarion, 1988.

14Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Flammarion, « Champs », 1986, p. 14.