C. Un fondement politique

Pourtant, l'idée que la justice puisse être conçue ou établie indépendamment de tout système positif de règles est loin d'être évidente. Un courant majeur de la pensée politique, qui s'est développé depuis le XIXe siècle et que l'on appelle le positivisme juridique, soutient que la notion d'une justice anté-juridique, précédant la définition précise des droits dans les textes de loi, est une illusion. Il ne saurait y avoir d'autre fondement aux droits des individus que le droit institué avec toutes ses garanties. Ainsi, s'opposant vigoureusement aux présupposés du droit naturel, le juriste et philosophe austro-américain Hans Kelsen (1881-1973)15 refuse d'envisager des normes de justice transcendantes sur lesquelles le droit pourrait se fonder et revendique la nécessité d'une étanchéité totale entre la morale et le droit.

Cette théorie a plusieurs conséquences de taille. D'une part, cette perspective considère que toute loi produite selon les procédures prévues par la Constitution en vigueur est juste, par définition. Dès lors, les décisions ou les actions se voient déterminées comme justes ou injustes uniquement en fonction de leur conformité à la loi. La critique d'une loi ne peut plus se faire que pour des raisons formelles lorsqu'elle contredit d'autres règles plus fondamentales dans le système de lois en vigueur. D'autre part, il sera plus pertinent de réserver les qualificatifs de « juste » et d'« injuste » pour les actions – selon leur adéquation ou non à la loi –, tandis que les lois, elles, seront simplement dites valables ou non valables. Plus précisément, Kelsen distingue le mot « norme », terme générique désignant toute prescription ou règle figurant dans un texte juridique (les articles de la Constitution), du mot « loi », qui désigne les règles particulières votées ou édictées selon les principes de la Constitution. Pour Kelsen, les normes s'organisent en une hiérarchie précise, selon une structure pyramidale : les normes inférieures sont déduites à partir de normes supérieures et, si l'on remonte la chaîne, on doit parvenir à une norme fondamentale (Grundnorm) sur laquelle repose tout le système. Or l'originalité du positivisme consiste à montrer que ce fondement ultime n'est absolument pas déduit d'un fait premier ou de droits naturels. Il est simplement institué, choisi par un acte de volonté politique : « La justice est ainsi, en dernière analyse, la propriété d'une norme suprême qu'on ne peut déduire à son tour, c'est-à-dire qu'on ne peut légitimer par rien d'autre et dont on présuppose qu'elle est valable objectivement16. » Il n'y aurait donc pas d'idée absolue du juste en soi, la justice se réduisant toujours aux coordonnées d'un système juridique donné. Les droits humains individuels sont dans cette mesure seconds par rapport aux procédures de production des lois ; ils n'ont d'existence que par et dans un système juridique précis. Mais alors, le concept de justice ne semble-t-il pas s'évanouir ? Kelsen le suggère, puisqu'il opère finalement une distinction entre le concept de droit et le concept de justice tel qu'il est utilisé traditionnellement (« la validité du droit positif est indépendante de son rapport avec une norme de justice17  »). De plus, ne devient-il pas impossible de trouver un critère de démarcation entre des lois justes et des lois injustes ? Cette critique a été adressée au positivisme juridique lors de la Seconde Guerre mondiale : les lois hitlériennes, pour être légales, n'en étaient pas moins illégitimes.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, l'enjeu a été de réaffirmer un fondement uniquement politique de la justice, tout en dégageant un critère de détermination du juste et de l'injuste que tout homme pourrait accepter. John Rawls, philosophe américain et principal théoricien du libéralisme politique contemporain, élabore une solution puissante et rigoureuse dans un ouvrage qui a fait date, Théorie de la justice (1971)18. Rawls part d'un constat simple : il n'y a pas d'accord de fait entre les membres d'une société sur ce qu'est le bien. Les individus en ont tous des conceptions différentes (des conceptions morales opposées ou des représentations contradictoires de ce qu'est une vie digne d'être vécue) et sont motivés par des finalités diverses (leurs modes de vie sont orientés selon des objectifs extrêmement variés). Si l'on veut donc asseoir des principes justes pour régler la coexistence des libertés, cela n'est possible qu'en excluant tout recours à une quelconque doctrine complète, exhaustive du bien, et en séparant radicalement le bien et la morale, d'une part, le juste et les théories politiques, d'autre part. La justice consiste alors précisément à ne pas promouvoir de projets précis, à ne pas mettre en avant une conception particulière de la vie bonne, mais à arbitrer de manière équitable entre les différentes conceptions, c'est-à-dire à poser un cadre pour que chacun puisse choisir et poursuivre ses fins propres dans la limite du même droit attribué à tous.

Pour déterminer les principes de justice que l'on peut dégager dans cette perspective, Rawls nous propose un exercice de pensée. Plaçons les individus dans ce qu'il appelle la « position originelle », imaginons que nous faisons descendre un « voile d'ignorance » qui cacherait aux partenaires, le temps d'une négociation, un certain nombre de renseignements, au sujet d'eux-mêmes et au sujet des autres. Ce voile rendrait invisible à chacun tous les éléments qui pourraient nuire à l'impartialité de son jugement : ses goûts et ses préférences, son origine ethnique et sa situation familiale, sa place dans la société, ses talents ou dons naturels. Rawls souligne ainsi que « nous devons, d'une façon ou d'une autre, invalider les effets des contingences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres et leur inspirent les tentations d'utiliser les circonstances sociales et naturelles à leur avantage personnel. C'est pourquoi je pose que les partenaires sont situés derrière un voile d'ignorance19 ».

Derrière le voile, deux principes seraient alors dégagés. Le premier est le « principe des libertés égales », qui postule que « chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous compatible avec la possession d'un même système par tous les autres20 ». Cela signifie que chacun aura la plus grande liberté possible et pourra poursuivre les fins qu'il aura choisies, dans la mesure où cela n'entrave pas ce même droit chez les autres. Pas ce biais sont affirmés les droits politiques tels que le droit de propriété, la liberté d'expression, d'association, etc. Cependant, ces droits n'empêchent pas l'installation d'inégalités sociales, résultats des différences de talents entre les individus. C'est pourquoi le second principe, nommé « principe de différence », détermine comment ces inégalités doivent être régulées : derrière le voile, les individus s'accorderaient pour dire que les inégalités économiques et sociales ne sont légitimes que si elles profitent à tous, y compris aux plus désavantagés, et si elles sont attachées à des fonctions ouvertes à tous (égalité des chances). La justice consiste en ce sens à accepter les inégalités, à une condition : qu'elles soient telles qu'on puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles avantagent tous les membres de la société. Ainsi, on pourra dire que l'accord politique des citoyens est le seul fondement de la justice, et en même temps que certaines lois sont injustes si elles ne garantissent pas la plus grande liberté pour tous et la meilleure situation possible pour les plus désavantagés.

15Voir Théorie pure du droit, trad. C. Eisenmann, Dalloz, 1962.

16« Justice et droit naturel », in Le D roit naturel, ouvrage collectif, trad. E. Mazingue, PUF, 1959, p. 12.

17 Ibid., p. 5.

18Rawls, Théorie de la justice [1971], trad. C. Audard, Seuil, 1997.

19 I bid., § 24, p. 168.

20 Ibid., § 11, p. 91.