B. Garantir la sécurité, protéger la propriété

Le constat que la justice politique n'a pas pour fin première la vertu des hommes marque le point de rupture majeur entre la pensée antique et la pensée moderne. Dès le XVIIe siècle apparaît chez les théoriciens du droit naturel l'idée selon laquelle les institutions n'ont pas à se prononcer en faveur d'une conception du bien, mais doivent au contraire assurer la coexistence de tous les citoyens en tolérant les différences de leurs modes de vie et de leurs préférences morales. Quelles sont les fins de la justice, si celle-ci n'a pas d'abord une ambition morale ?

Dans un contexte de guerre civile en Angleterre, en 1651, Hobbes offre une réponse simple et puissante : son ouvrage principal, le Léviathan, situe la fin première du droit dans la protection de la vie de chacun et dans la garantie de la sécurité collective. La pensée de Hobbes est souvent interprétée uniquement comme une défense de l'absolutisme, mais en réalité elle n'y est pas réductible. Sa démarche est la suivante : imaginons une société dans laquelle il n'y aurait aucune loi ou aucun moyen de faire respecter les principes de la justice. Les désirs farouches de tous entreraient perpétuellement en conflit, et les individus, poursuivant chacun leur intérêt personnel, seraient dans un état de guerre permanent. Tous les hommes, en effet, sont naturellement mus par des désirs égoïstes et préfèrent subvenir à leurs propres besoins plutôt que partager leurs biens avec autrui. Parce que ces tendances sont présentes chez tous, et parce que les ressources matérielles ne sont pas infinies, les hommes ne peuvent que se heurter et s'affronter ; la conséquence en est un État où l'insécurité et la peur règnent en maîtres. En dehors du droit, le lot commun des hommes est donc le risque continu d'être agressé ou de perdre la vie. La seule solution rationnelle pour sortir de cet état est d'établir un contrat, par lequel chacun, aliénant sa liberté naturelle, confie en retour le soin de sa protection au pouvoir souverain, afin que ce dernier « puisse employer les forces et les facultés individuelles à la paix et à la défense communes25 ». L'image du Léviathan, puissant monstre marin de la tradition biblique, signifie la concentration de la force suprême au niveau du pouvoir politique. L'État et l'instauration des normes de justice sont les conditions d'un état de paix et ont pour fin première la sécurité des citoyens. En revanche, si le souverain contrevient à cette finalité, si la sécurité n'est plus assurée, Hobbes concède un droit de révolte.

Considéré comme un des fondateurs du libéralisme politique, Locke prolonge cette réflexion sur les fins de la justice à partir d'une analyse de l'état de nature, tout en s'opposant à l'absolutisme de Hobbes. La sécurité est bien l'une des fins de la justice, mais elle ne saurait être la seule : corrélativement à la garantie de l'intégrité physique des individus, la justice a pour visée la protection de la propriété privée. Par nature, l'homme est propriétaire de sa personne, mais par extension il l'est aussi de toute chose faisant l'objet d'un travail de sa part. Pour cette raison, l'entrée en société et l'instauration de la justice ont pour but d'assurer, outre la protection du corps, la possession des biens extérieurs (terre, argent, meubles, etc.), ce que Locke rassemble sous le concept de « biens civils » ou « propriétés » au sens large. C'est pour « conserver leurs propriétés26 » que les hommes décident de se soumettre à un gouvernement placé sous des lois positives. Le film d'Akira Kurosawa Les Sept S amouraïs (1954) est une remarquable mise en image de cette idée. L'histoire se déroule dans le Japon médiéval en proie aux guerres civiles, à une époque où les paysans sont fréquemment rançonnés par des troupes de bandits qui leur prennent les fruits de leurs récoltes ; les paysans se résolvent alors à faire appel à des samouraïs pour leur rendre justice et protéger leurs biens. Au début de l'histoire, les samouraïs hésitent à accepter cette tâche, car leurs clients n'ont pas les moyens de les rétribuer. Mais, devant l'injustice flagrante dont les villageois misérables sont victimes, ils décident finalement de les protéger sans rétribution, au prix même de leur vie. Le sentiment d'illégitimité que suscite le vol témoigne du caractère primordial de la propriété. Est juste, en ce sens, ce qui garantit à chacun la protection de ses biens en même temps que celle de sa personne.

GUERRE ET JUSTICE

« Tous les animaux sont perpétuellement en guerre. Chaque espèce est née pour en dévorer une autre. » La sentence de Voltaire, inscrite en 1769 en marge de sa nouvelle édition du Dictionnaire philosophique, pourrait laisser penser que la guerre, phénomène naturel, échappe par principe à toute réflexion en termes de justice. Meurtres, pillages, viols : les pratiques guerrières ne marquent-elles pas en effet une négation pure et simple de la justice, une forme de retour au droit du plus fort  ? Ne s'inscrivent-elles pas en faux contre les idées les plus élémentaires, les plus communément partagées de la justice – l'interdiction de tuer, la protection des personnes et des propriétés ?

Depuis l'Antiquité, les penseurs se sont toutefois attachés à définir les conditions nécessaires pour qu'une guerre soit juste. On distingue traditionnellement le jus a d bellum, qui porte sur la légitimité de l'entrée en guerre, et le jus in bello qui envisage les règles à respecter pendant la guerre elle-même. Parce que la question de la guerre juste transcende par principe les droits particuliers de chaque État, elle met en jeu les fondements mêmes que l'on donne à la justice, et pose avec acuité le problème du droit international.

Cicéron (Ier siècle av. J.-C.) considère par exemple qu'une guerre peut être juste si elle a des motifs justifiés (réponse à une invasion ou réparation d'un tort subi, par exemple), si elle est conduite de manière à « observer rigoureusement les lois de la guerre » (De Officiis, I, 11), et si elle est menée en vue de la paix. Les listes de critères de la guerre juste proposées par Cicéron, et, plus tard, par Thomas d'Aquin, Grotius ou encore Pufendorf, n'empêchaient en rien le déclenchement de conflits pour des causes multiples et drapées le plus souvent d'une légitimité divine – pendant des siècles, chacun des belligérants affirmait avoir de son côté Dieu, source de toute justice. D'où le mot de Voltaire : « Le merveilleux de cette entreprise infernale, c'est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d'aller exterminer son prochain » (Dictionnaire philosophique, « Guerre »).

Si la problématique philosophique de la guerre juste a été remise à l'honneur ces dernières décennies, notamment par Michael Walzer (Guerres justes et guerres injustes, 1977), c'est que l'encadrement juridique de la guerre connaît une efflorescence réelle depuis la Seconde Guerre mondiale, avec, pour ce qui est du jus in bello, la signature et la ratification mondiale des conventions de Genève, et, en ce qui concerne le jus ad bellum, la création des Nations Unies, censée réglementer les conflits internationaux. Pour la première fois, ces institutions paraissent installer un fondement commun à une justice mondialeles droits de l'homme –, au point de justifier et de caractériser comme justes des guerres conduites au nom de la protection des individus. Il n'en demeure pas moins que la relativité de l'application des règles définies par les chartes internationales, leur violation par les pays qui entendent ailleurs les défendre, ou encore le refus de certaines grandes nations de se soumettre au tribunal pénal international, font que le droit international, dans sa mise en œuvre concrète, demeure incertain.

25Hobbes, Du citoyen, Deuxième partie, chapitre V, trad. P. Crignon, GF-Flammarion, 2010, p. 163.

26Locke, Traité du gouvernement civil, chapitre IX, trad. D. Mazel, GF-Flammarion, 1992, p. 236.