CONCLUSION

PÈRE UBU : Je vais d'abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.

PLUSIEURS MAGISTRATS : Nous nous opposons à tout changement.

PÈRE UBU : Merdre. D'abord les magistrats ne seront plus payés.

MAGISTRATS : Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.

PÈRE UBU : Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.

UN MAGISTRAT : Horreur.

DEUXIÈME : Infamie. […]

TOUS : Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.

PÈRE UBU : À la trappe les magistrats ! […]

MÈRE UBU : Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?

PÈRE UBU : Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.

MÈRE UBU : Oui, ce sera du propre42.

Dans Ubu roi (1896), Alfred Jarry peint sur un mode comique tous les manquements possibles à la justice ; en creux, il ressaisit ainsi l'unité de l'idée. Figure de la bêtise, Ubu est inconstant, égoïste, impulsif : il est l'envers de toute vertu. Désireux de commander aux magistrats, il confisque leur indépendance. Tout en les soudoyant, il leur suggère de pratiquer des jugements arbitraires. Essuyant leur refus, il les démet de leurs fonctions et même les élimine. Sans compter qu'il corrompt le peuple, tue les nobles pour confisquer leurs biens, et accapare les recettes des impôts avec son « voiturin à phynances ». Les caprices d'Ubu dessinent négativement tous les différents aspects que l'idée de justice recouvre : l'intégrité de l'homme juste, l'impartialité des décisions des tribunaux, l'indépendance des magistrats, la séparation des pouvoirs, la protection des droits et de la propriété des citoyens, la fonction de la fiscalité pour l'intérêt public, la distribution équitable des biens enfin.

Or, en rassemblant l'éventail des injustices dans un seul personnage, Jarry donne à comprendre ce qui relie intimement entre elles les facettes du juste. Si l'avidité détruit la justice légale, c'est qu'à l'inverse la vertu de l'individu sauvegardera les normes politiques ; si l'égoïsme nous détourne du juste et du partage, à l'inverse la justice comme disposition intérieure nous guidera pour réaliser la justice dans l'ordre social.

Si la réflexion sur la justice peut se nourrir des analyses théoriques comme des fictions et des satires, c'est qu'il existe une circularité féconde entre la construction progressive de la justice réelle et les critiques de celle-ci au nom d'un idéal toujours au-delà de nos accomplissements particuliers. La justice est à comprendre dans cette tension entre l'action des hommes, les institutions et l'idéal. Le mot « justice » résonne ainsi comme un appel : celui d'un progrès sans cesse à poursuivre.

42Alfred Jarry, Ubu roi, acte III, scène 2.