B. Le genre de l'Orestie : la tragédie attique

L'effervescence intellectuelle d'Athènes entraîne aussi un renouveau littéraire. Au tournant des VIe et Ve siècles av. J.-C., les Athéniens inventent ainsi une forme théâtrale et littéraire nouvelle : la tragédie.

1. Un théâtre religieux et civique

Le théâtre à Athènes s'organise d'emblée comme une fête religieuse et civique.

Si obscures que soient ses origines, on s'accorde à penser que la tragédie dérive de danses rituelles, et peut-être d'une forme préthéâtrale inventée par Arion à Corinthe au début du VIe siècle, le dithyrambe : il s'agit de chants et de danses en l'honneur de Dionysos. La filiation de la tragédie elle-même avec le dieu demeure mystérieuse : il semble difficile de considérer que le mot « tragédie » (tragoidia) renvoie aux « chants » (aeido, chanter) d'interprètes déguisés en « boucs » (tragos). Quoique le bouc soit un animal traditionnellement associé à Dionysos, les Satyres, qui forment son cortège, ressemblent par bien des aspects à des chevaux, et non à des boucs. On a suggéré également qu'il pouvait s'agir là, à l'origine, d'un animal offert en sacrifice ou bien comme prix d'un concours. Le débat demeure sans fin, et l'on s'interrogeait déjà à ce sujet dans l'Antiquité. Plutarque demande ainsi, au tournant des Ier et IIe siècles après Jésus-Christ, rapportant des propos censés être contemporains de la création de la tragédie par Phrynicos et Eschyle : « Quel rapport avec Dionysos43 ? »

Toujours est-il, si l'on en croit les témoignages antiques, que Pisistrate institue le concours tragique au sein du grand festival qu'il fonde en 534 en l'honneur de Dionysos, les Grandes Dionysies, et que la tragédie comme genre littéraire naît à partir du moment où elle se détache de ses origines purement religieuses, en s'inspirant de la matière épique. La tragédie s'insère néanmoins dans un cadre nettement religieux : le premier jour de la fête a lieu une grande procession qui transporte la statue du dieu jusqu'à son temple, au pied de l'Acropole, auprès duquel se trouve le théâtre de Dionysos, où avaient lieu les représentations. Des tragédies sont aussi jouées lors des Dionysies rurales, qui se tiennent en divers bourgs de l'Attique, et dont les plus célèbres sont celles du Pirée. À partir de 432, on donne des tragédies lors des Lénéennes, fêtes en l'honneur de Dionysos Lénaios, jusque-là réservées aux comédies. Aucune représentation tragique ni, plus généralement, théâtrale, n'a donc lieu en dehors des fêtes religieuses consacrées à Dionysos.

Le théâtre constitue ensuite une fête civique : selon certains, il serait une création de la démocratie naissante. Dans tous les cas, il se trouve fortement encadré par la cité et se déroule dans un cadre officiel. L'archonte éponyme, en effet, a en charge l'organisation des concours dramatiques des Grandes Dionysies (voir l'encadré « La tragédie grecque : glossaire », p. 10) : il choisit les poètes, leurs chorèges respectifs, les acteurs ; il tire au sort, à raison d'un par tribu, les membres du jury qui sera chargé de désigner le vainqueur. De même, la chorégie représente une charge civique à part entière. L'État paye les musiciens, les poètes et les acteurs, et Périclès crée, vers le milieu du Ve siècle ou dans les années qui suivent, une caisse spéciale, le théorique, destinée à verser une indemnité aux plus pauvres, correspondant au prix d'entrée, pour leur permettre d'assister aux spectacles. Les concours sont ouverts par des libations des stratèges, et une assemblée spéciale se réunit à la fin du festival, dans le théâtre, pour soumettre à reddition de compte tous les magistrats qui ont pris une part à son organisation. Enfin, les premiers rangs sont réservés à certains prêtres et magistrats, ainsi qu'aux personnes que la cité désire honorer ; les bouleutes possèdent également des places réservées.

Toutefois, de la même manière que pour le rapport au rite religieux, le théâtre à Athènes tient sa spécificité de la distance qu'il prend, d'une certaine manière, avec ce cadre civique. Les représentations, en effet, ne sont pas ouvertes seulement aux citoyens, mais aussi aux métèques, aux étrangers, aux femmes, sans doute installées dans une zone qui leur était réservée, et peut-être même aux esclaves, si l'on en croit le témoignage de Platon44. À cet égard il faut remarquer que la tragédie donne souvent la parole à des voix qui normalement se trouvent exclues de la vie politique, en particulier aux femmes, même si les acteurs qui les incarnent restent des hommes45. Nombreux sont les chœurs féminins, et certains se doublent de la qualité d'esclaves, comme dans les Choéphores.

Le propos de la tragédie, de ce point de vue, se veut en partie universel : il interroge la condition humaine en général, est attentif à ses misères, considère son rapport au divin, aux lois de la communauté, et montre ses déchirements entre des devoirs contradictoires, entre les valeurs du passé et celles du présent. À ce titre, ce genre alors récent, qui s'est développé à la croisée d'un monde ancien et d'un monde nouveau porté par de nouvelles conceptions politiques et intellectuelles, peut se définir par une mise en question perpétuelle des valeurs démocratiques, qui sont confrontées sur scène aux anciennes valeurs héroïques. Même lorsque la fin paraît lumineuse, comme dans les Euménides, des tensions demeurent, et la tragédie pose des questions sans donner de réponses tranchées46. Or ce point de vue permet aussi, peut-être, d'éclairer le rapport à Dionysos, puisqu'il s'agit avant tout du dieu de la transgression, du dépassement des limites.

LA TRAGÉDIE GRECQUE : GLOSSAIRE

1. Conditions matérielles de la représentation

a. Organisation de l'espace

Orchestra   : espace en terre battue où évolue le chœur, situé au pied des gradins. Il était sans doute au Ve siècle de forme rectangulaire ou trapézoïdale. La présence d'un autel dédié à Dionysos en son centre est aujourd'hui discutée. On accède à l'orchestra par deux rampes latérales, la parodos et l'exodos. Chacune symbolise dans le drame une direction bien précise, par exemple celle de la cité et celle de l'étranger.

Skènè  : bâtiment en bois, de taille modeste, qui servait de coulisses, où les acteurs venaient se changer. Au début du Ve siècle, il était probablement construit un peu à l'écart : les trois premières tragédies d'Eschyle semblent ne pas y avoir eu recours. En revanche, l'Orestie exploite toutes ses possibilités pour la mise en scène, en particulier le mur de fond de scène représentant le palais des Atrides ou le temple d'Apollon à Delphes, avec une porte. Le bâtiment se situe alors derrière l'orchestra, face aux spectateurs. On dresse devant lui une estrade peu élevée, sur laquelle jouent les acteurs, pour que tout le monde les distingue bien, sans les séparer du chœur. À partir du IVe siècle, on commence à construire des scènes surélevées de plusieurs mètres, ce qui coupe tout lien avec le chœur, signe de son déclin.

Théatron   : gradins réservés aux spectateurs ; au Ve siècle ils sont en bois. Au théâtre de Dionysos, à Athènes, ils sont creusés dans le flanc sud de la colline de l'Acropole. Les spectateurs y accèdent par l'orchestra.

b. Machines et mise en scène

Eccyclème   : plate-forme montée sur roues, qui se situe à l'intérieur du bâtiment dont l'un des pans forme le mur de fond de scène. On la roule à l'extérieur pour faire voir ce qui se passe à l'intérieur du bâtiment, par exemple dans un palais.

Méchanè   : sorte de palan qui permet de mettre en scène les apparitions spectaculaires des dieux descendant du ciel : cette machine hisse les acteurs sur le théologeion. C'est de là que provient l'expression deus ex machina, « le dieu sorti de la machine », plus tard employée pour désigner les retournements surprenants qui résolvent l'action.

Théologeion   : terrasse située sur le toit du bâtiment de fond de scène où sont déposés les acteurs hissés par la méchanè. Ceux qui jouent des personnages humains y accèdent par des escaliers. C'est là qu'est installé le guetteur aposté par Clytemnestre, qui ouvre l'Agamemnon.

c. Les acteurs

Le protagoniste tient le premier rôle, le deutéragoniste joue les seconds rôles, et le tritagoniste les troisièmes rôles. Le professionnalisme se développe au IVe siècle.

2. Déroulement des concours dramatiques

Archonte éponyme  : ce magistrat civil, un des plus importants, tiré au sort pour un an sur une liste de volontaires – « éponyme » signifie qu'il donne son nom à l'année –, est en charge de l'organisation des Grandes Dionysies, et donc des concours dramatiques. Il choisit les poètes qui vont concourir, trois pour la tragédie, cinq pour la comédie, puis leur attribue des acteurs. Il tire aussi au sort les dix membres du jury du concours, un par tribu.

Chorège  : riche citoyen désigné par l'archonte éponyme pour recruter un chœur. Il finance toutes les dépenses qui concernent la mise en scène (masques, costumes, décors), le chœur et aussi les figurants. Chaque poète se voit attribuer un chorège. La chorégie constitue une charge officielle d'où l'on retire honneur et prestige : en cas de victoire, le chorège est couronné, comme le poète. Elle appartient à un ensemble de services publics dispendieux qu'il incombe aux plus riches d'acquitter, les liturgies. Elle peut être remplie par un métèque.

Choreutes  : les membres du chœur. Il suffit d'être citoyen athénien pour le devenir. Pour la tragédie, leur nombre passe de douze à quinze avec Sophocle. Ils sont divisés en deux demi-chœurs, et dirigés par le coryphée, qui joue dans le drame le rôle de porte-parole du chœur. Ce n'est qu'au IVe siècle que l'on recrute des chanteurs professionnels.

Didascalos  : instructeur qui dirige les répétitions. Le poète se charge lui-même de ce rôle, en même temps que de la mise en scène. À la fin du Ve siècle apparaissent des professionnels.

Grandes Dionysies  : un ou deux jours avant le début de la fête, a lieu le proagon   : chaque troupe, au complet (poète, chorège, chœur, acteurs, musiciens), présente ses pièces au public. Le premier jour se déroule la procession en l'honneur de Dionysos. Le deuxième et le troisième jour a lieu le concours de dithyrambe (chant choral en l'honneur de Dionysos exécuté par cinquante choreutes). Le concours tragique occupe les trois jours suivants : un jour par poète, selon un ordre tiré au sort au début du concours. Le septième et dernier jour se tient le concours de comédie : les cinq pièces sont jouées dans la même journée.

Tétralogie  : chacun des trois poètes tragiques présente quatre pièces : trois tragédies, suivies d'un drame satyrique (pièce farcesque, où les choreutes sont déguisés en satyres).

3. Structure de la tragédie grecque

Prologue  : ouverture de la tragédie par un personnage, secondaire (le guetteur de l'Agamemnon ; la Pythie des Euménides) ou principal (Oreste dans les Choéphores).

Parodos  : désigne par extension la procession d'entrée du chœur, qui se répartit dans l'orchestra tout en chantant et en dansant.

Stasimon  : littéralement, « chant sur place », c'est-à-dire que le chœur l'exécute en restant dans l'orchestra. Il s'agit du chant et de la danse du chœur qui fait la transition entre les différents épisodes de la tragédie. Par opposition aux stasima, les épisodes sont récités par les personnages en langage parlé. Toutefois, ce schéma admet des variations :

–  Épirrhème   : partie lyrique où les chants du chœur alternent avec des tirades non chantées des acteurs.

–  Kommos   : dialogue lyrique entre le chœur et un ou plusieurs personnages.

Exodos    : désigne par extension la procession de sortie du chœur, avec chants et danses.

2. Un art total

La tragédie repose sur une alternance entre parties parlées, dévolues aux acteurs, et parties chorales, interprétées par le chœur, qui exécute des mouvements de danse tout en chantant, même si le coryphée peut intervenir dans le dialogue entre les personnages, et même si, inversement, les personnages peuvent assurer des parties lyriques. Les chants du chœur ou des acteurs sont accompagnés par un joueur de flûte (aulos).

Les dialogues sont composés en trimètres iambiques, c'est-à-dire des vers composés de six iambes, avec des substitutions possibles, parce que les Grecs considèrent que l'iambe (une voyelle brève suivie d'une longue) représente le mètre le plus proche du langage parlé. Les parties lyriques, au contraire, font intervenir une multiplicité de mètres combinés de manière beaucoup plus diverse et complexe. La structure de ces parties se fonde sur la symétrie et la répétition de schémas métriques, selon un principe général de correspondance entre une strophe et une antistrophe qui possèdent le même nombre de vers et la même structure métrique ; la chorégraphie des danses exécutées suit la correspondance de ce couple strophe/antistrophe, et les variations d'un couple à l'autre : un même schéma métrique qui se répète donne lieu à la répétition des mêmes mouvements de danse, ce qui est donc le cas entre une strophe et l'antistrophe correspondante. Ce noyau admet bien sûr des variations : ajout d'une épode à la suite d'un couple strophe/antistrophe, ou d'une mésode intercalée entre ces deux derniers éléments, l'une comme l'autre faisant intervenir une structure rythmique différente, et par conséquent une chorégraphie différente.

Les acteurs comme les choreutes portent des costumes et des masques, ces derniers étant destinés à les rendre aisément identifiables : masques blancs pour les femmes, masques plus sombres et barbus pour les hommes, masque monstrueux pour les Érinyes dans les Euménides 47. À l'époque d'Eschyle, les costumes se présentent de manière assez hiératique ; ils servent surtout à styliser les personnages et à leur conférer de la majesté. Comme l'attestent les représentations conservées sur les vases, ce sont de larges étoles qui tombent jusqu'aux pieds, avec des manches longues, superbement décorées. Ils affichent aussi des couleurs vives, souvent symboliques, pour être visibles et facilement distingués les uns des autres jusqu'aux gradins les plus élevés : en témoigne les Euménides, où le chœur, avant d'être revêtu des robes pourpres des métèques pour la procession finale, porte des costumes noirs, comme dans les Choéphores, cette couleur symbolisant respectivement l'horreur, l'origine infernale des Érinyes, et le deuil, la douleur.

Le décor est réduit à sa plus simple expression : Eschyle est le premier à tirer parti des possibilités offertes par un fond de scène aménagé ; Sophocle passe quant à lui pour l'inventeur de la peinture de ce fond de scène (skènographia), par où il faut entendre sans doute simplement une peinture visant à représenter des éléments d'architecture. En dehors de cela et des accessoires que l'on pouvait placer sur scène, telles les statues de dieu dans les Euménides, ou même le tombeau d'Agamemnon dans les Choéphores, il est vraisemblable qu'on se contentait de panneaux de bois peints afin d'évoquer tel ou tel autre élément, en particulier les paysages. Les quatre pièces d'une tétralogie étant en effet jouées sans interruption dans la même journée, il fallait un décor assez général pour convenir aux quatre, éventuellement complété d'éléments escamotables sans peine et sans délai.

43Plutarque, Propos de table, I, I, 5 (Moralia, 615 A).

44Platon, Gorgias, 502d.

45Voir Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Gallimard, « NRF essais », 1999.

46Voir Jean-Pierre Vernant, « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque », dans Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I, La Découverte/Poche, 2001, p. 21-40.

47Pour plus de précisions sur le masque représentant les Érinyes, voir l'Orestie, trad. et éd. D. Loayza, GF-Flammarion, 2001, p. 346, note 13.