B. Le bras de la justice ou le châtiment divin
Cette situation d'injustice, dans tous ses aspects si inextricablement liés, justifie les multiples appels à la justice qui scandent les deux pièces : « Justice contre l'injustice », s'exclame Électre dans sa prière à Zeus, en réclamant le châtiment des coupables (Cho., v. 398).
1. La justice de Zeus
Le thème de la justice, en effet, est omniprésent, ainsi que le mot : les personnages, hommes et dieux, n'ont à la bouche que les termes « justice » (dikè), « juste » (dikaios), « ce qui est juste » (to dikaion, parfois traduit par « droit »). De la même manière, presque toutes les parties chorales évoquent la justice, soit qu'elles en fassent l'éloge – dans le kommos, le deuxième et le troisième stasimon des Choéphores, dans le premier et le deuxième stasimon, puis dans la deuxième partie de l'épirrhème des Euménides –, soit qu'elles déplorent son absence – dans la parodos, le deuxième stasimon et la première partie de l'épirrhème des Euménides.
a. La fille de Zeus
La justice provient des dieux, et au premier chef de Zeus, leur roi. Cette relation privilégiée s'exprime par le fait que la Justice personnifiée n'est autre que la fille de ce dernier : elle « est vraiment la fille de Zeus –/Justice, ainsi la nomment les mortels/ d'un nom qui lui convient » (Cho., v. 949-951), avec un jeu étymologique entre Dikè (« Justice ») et Dios kora (« fille de Zeus ») qui lie encore plus étroitement les deux. Le dieu suprême se trouve très souvent invoqué en lien avec la justice.
Zeus, en effet, est le garant de la justice, à laquelle il donne son pouvoir et sa puissance pour assurer l'exécution de ses sentences : « pourvu qu'à la Force et au Droit Zeus très puissant,/ lui troisième, daigne s'unir pour m'assister » (Cho., v. 244-245). Inversement, mais pour le même résultat, la justice représente le bras de Zeus (Cho., v. 393-399 et 948-949). Ainsi, outrager la justice, c'est outrager Zeus (Cho., v. 641-644), et l'un comme l'autre exigent le même « respect ». Plus précisément, le dieu est le protecteur des suppliants et du mariage (Eum., v. 92-93 et 213-218).
Eschyle s'inscrit ainsi dans la droite ligne d'Hésiode, qui avant lui a célébré la justice de Zeus (voir l'encadré « La justice en Grèce ancienne avant Eschyle », page ci-contre).
LA JUSTICE EN GRÈCE ANCIENNE AVANT ESCHYLE,ENTRE RELIGION, PHILOSOPHIE ET POLITIQUE
Eschyle s'inscrit dans une tradition de pensée sur la justice, qui se détache peu à peu de la religion pour aborder la notion en tant que telle, de manière plus rationnelle.
Chez Homère (IXe ou première moitié du VIIIe siècle av. J.-C.), la justice de Zeus apparaît déjà. C'est de lui que les rois tiennent les themistes, les lois grâce auxquelles ils gouvernent les hommes et, dans ce cadre-là, rendent la justice. Zeus assure sa protection aux suppliants (Iliade, XXIV, v. 570) et aux hôtes, ce qui explique qu'il déchaîne sa colère contre les Troyens (XIII, v. 620-627). Il est aussi le garant de la justice humaine, et déchaîne les éléments contre la cité où les juges pratiquent l'injustice (XVI, v. 384-393). Toutefois, en dehors de ces mentions marginales, la justice divine tient une faible place dans l'Iliade, dont la morale pessimiste montre que le sort des hommes, voués au malheur (XXIV, v. 518-551), ne dépend pas de leurs mérites. L'Odyssée, au contraire, développe une morale optimiste, où la justice divine tient une place importante : les dieux ne s'affrontent plus et ne se font plus justice eux-mêmes, mais vont la réclamer à Zeus (XII, v. 374-390 ; XIII, v. 125-157). Surtout, ils descendent sur terre pour éprouver la piété des hommes (XVII, v. 485-487) et punissent les impies par la mort, tels les prétendants tués par Ulysse (XXII, v. 413-416), qui n'ont cessé de se distinguer par leur hybris, leur démesure (I, v. 368 – l'Odyssée invente le concept).
La justice de Zeus est surtout célébrée par Hésiode (seconde moitié du VIIIe siècle) : la Théogonie raconte l'histoire des différentes générations divines, jusqu'au règne de Zeus qui, succédant aux forces du chaos, de la nuit et de la violence, fonde un ordre harmonieux et stable en répartissant équitablement les prérogatives entre tous les dieux, anciens et nouveaux. Il épouse Thémis, dont il a trois filles, Eunomia (Légalité), Dikè (Justice), Eirènè (Paix). Hésiode complète ce tableau dans Les Travaux et les J ours (v. 202-285), en présentant un long éloge de la justice garantie par Zeus chez les hommes, s'adressant tantôt aux « rois », c'est-à-dire aux gouvernants en général, tantôt à son frère Persès : la justice triomphe toujours de la démesure (hybris) ; les cités dont les juges ou les « rois » rendent des sentences droites se voient accorder les bénédictions de Zeus (paix, abondance des productions agricoles, fécondité des femmes), tandis qu'il déchaîne tous les fléaux sur celles qui pratiquent l'injustice ; les dieux se mêlent aux hommes pour surveiller leur justice, et « souvent même une ville entière se ressent de la faute d'un seul,/ qui s'égare et trame le crime » (v. 240-241).
Les poètes lyriques chantent par la suite cette justice hésiodique, jusqu'à Solon, en particulier. Cet homme politique athénien de la seconde moitié du VIIe siècle et du début du VIe, appartenant au parti aristocratique, écrivait des élégies où il exposait son programme politique d'eunomia, d'ordre juste. Il célèbre ainsi une certaine forme de justice sociale, ou plutôt politique, qu'il tente de mettre en œuvre dans ses réformes. Il s'agit de tempérer la démesure de certains aristocrates radicaux, que leur richesse excessive pousse à l'injustice à l'encontre du peuple. Solon se réfère ainsi notamment au problème de l'esclavage pour dettes, qui minait la société de son époque, et qu'il abolit. Il accorde par ailleurs des pouvoirs politiques au peuple. Son objectif est d'atteindre un juste équilibre entre les riches et les pauvres, seul capable d'éviter les dissensions civiles.
Par la suite, avec les présocratiques, la justice devient un principe abstrait qui régit l'ordre du monde. Pour Anaximandre de Milet (première moitié du VIe siècle), le principe de toutes choses est l'« infini », et l'équilibre entre les différents éléments du cosmos est conçu en termes de « justice ». Pour Héraclite d'Éphèse (fin du VIe-début du Ve siècle), de même, la « Justice », assurée par les Érinyes, représente l'abstraction de la loi, au sens quasi scientifique du terme, qui assure l'équilibre du cosmos (Fragments, 94).
b. Les Érinyes, alliées de Zeus
Les Érinyes, déesses infernales à l'aspect terrifiant, font également office d'auxiliaires et d'exécutantes de la justice, comme elles ne cessent de le clamer tout au long des Euménides : « Ô Justice,/ ô trône des Érinyes ! » (v. 511-512). De ce point de vue, excepté la relation filiale, elles entretiennent avec Zeus un rapport analogue à celui de Dikè : elles accomplissent les sentences de Zeus (Eum., v. 360-364), qui, avec tous les dieux, leur donne « force de loi » (Eum., v. 390-392). Le roi des dieux et les déesses se trouvent associés étroitement : Oreste invoque un Zeus infernal, quand il n'invoque pas expressément l'Olympien avec les Érinyes (Cho., v. 382-384 et 405-409) ; les choéphores les invoquent successivement en lien avec la justice, le parallélisme étant renforcé par la correspondance de structure entre strophe et antistrophe (Cho., v. 639-644 et 645-652) ; et les Érinyes elles-mêmes n'hésitent pas à contester à Apollon l'interprétation des oracles de Zeus en matière de justice (Eum., v. 622-624 et 640-644).
Le rôle précis des Érinyes est de « chass[er] de chez eux les assassins » (Eum., v. 421) en général, comme elles l'expliquent à Athéna. Elles se montrent garantes de surcroît du respect de trois lois fondamentales pour l'harmonie du monde et de la cité : le respect des dieux, le respect des parents et le respect des hôtes (Eum., v. 270-272 et 544-547). Mais là encore, c'est tout aussi bien le rôle de Zeus, Zeus infernal qui ne se distingue pas d'Hadès et qui est évoqué à la suite du premier passage où ces lois sont énoncées, ou encore Zeus protecteur des étrangers en ce qui concerne les hôtes, et ces lois complètent effectivement le Zeus protecteur des suppliants et du mariage : l'ensemble constitue comme la sanction religieuse des relations considérées comme les plus fondamentales pour une société.
c. Apollon, Athéna, Hermès : auxiliaires de Zeus
De la même manière, Apollon et Athéna font respecter la justice de Zeus, leur père. La seconde tient de Zeus sa sagesse et sa parole persuasive (Eum., v. 850 et 969-976), grâce auxquelles elle restaure in fine justice et harmonie. Le premier, lui, est invoqué en lien avec Justice, la fille de Zeus (Cho., v. 946-960), au même titre que Zeus, au sein d'une litanie des dieux ouverte par une adresse à ce dernier (Cho., v. 807-811). En outre, ce sont les volontés de Zeus qu'Apollon transmet aux hommes au travers de ses oracles, qui enseignent donc infailliblement les voies de la justice (Eum., v. 614-621) : l'oracle d'Apollon pousse Oreste à rentrer à Argos pour venger Agamemnon (Cho., v. 269-296 et 953-960), puis à gagner Athènes pour supplier Athéna (Eum., v. 78-84 et 241). Or Apollon, de ce point de vue, parce qu'il est l'interprète de Zeus, a partie liée avec les Érinyes dans les Choéphores : il menace Oreste de leur poursuite s'il n'obéit pas à son oracle (v. 283-284).
Un dernier dieu est enfin évoqué épisodiquement dans les Choéphores pour seconder l'entreprise de vengeance, et donc pour faire advenir la justice. Il s'agit d'Hermès, lui aussi fils de Zeus, invoqué tantôt comme dieu infernal chargé de transmettre aux Enfers les messages de son père, et en l'occurrence la prière d'Oreste (fr. 1 et v. 727), tantôt comme dieu de la ruse, « au nom du droit » (v. 812), pour qu'il favorise celle d'Oreste.
2. La loi du talion
De prime abord, par conséquent, l'ensemble des dieux se trouve au service d'une même justice, celle de Zeus, qui n'est autre, dans les Choéphores, que la loi du talion.
a. « Souffre selon ton acte » (Cho., v. 313)
Le talion constitue en effet l'expression privilégiée de la justice divine, à l'œuvre depuis l'Agamemnon : « Cette règle restera ferme autant que le trône de Zeus :/ souffre selon ton acte. Ainsi le veut la loi divine » (Ag., v. 1563-1564). Cette conception de la justice, très archaïque, « trois fois vieille », règne de manière exclusive durant les deux premières pièces de la trilogie.
Elle énonce un strict principe de réciprocité ou d'égalité arithmétique entre action et passion, exprimé par le fameux « œil pour œil, dent pour dent », dont le chœur des Choéphores donne la formulation suivante, au nom de Zeus : « Le mot de haine, qu'il soit payé/ d'un mot de haine – voilà ce que proclame/ la Justice, qui exige ce qu'on lui doit./ Qu'un coup mortel acquitte/ le coup mortel ; souffre selon ton acte –/ trois fois vieille est la sentence qui l'affirme » (Cho., v. 309-314).
La loi du talion est plusieurs fois réitérée, et ce, par tout le monde. Il faut « rendre mal pour mal » (Cho., v. 123, le coryphée), traiter « les meurtriers/ tout comme ils ont traité mon père, rendant meurtre pour meurtre » (Cho., v. 273-274, Oreste répétant l'oracle d'Apollon) ; « l'averse de sang qui imprègne le sol/ réclame un autre sang. Telle est la loi./ Le meurtre appelle l'Érinye/ afin qu'au nom des premiers morts/ elle ajoute à la ruine une autre ruine » (Cho., v. 400-404, le coryphée) ; enfin, a contrario, il ne faut plus faire payer « meurtre pour meurtre » (Eum., v. 982, le chœur des Érinyes). La règle d'égalité arithmétique se lit dans la structure même de ces formulations, bâties sur de stricts parallélismes. Ce fait se trouve renforcé en grec, parce que toutes, sauf l'avant-dernière citée, font intervenir la préposition ou le préverbe anti, exprimant une idée d'échange, et même d'égalité.
De la même manière, l'image du « prix » est récurrente, faisant intervenir un vocabulaire emprunté au domaine du commerce : il faut rendre au meurtrier la juste monnaie de sa pièce, rien de plus, rien de moins ; il en va comme d'une dette dont on doit s'acquitter et acquitter les autres63, sinon la souillure devient telle qu'elle est « sans rachat » (Cho., v. 276 et 520-521). À ce champ lexical répond, à l'inverse, du côté des victimes de l'injustice – mortes ou vivantes, humaines (tels Agamemnon, Électre, Oreste dans les Choéphores) ou divines (comme les Érinyes dans les Euménides) –, le vocabulaire du déshonneur et de la dépossession, autour de la racine timè, qui signifie à la fois « valeur, prix », et « honneur »64. Enfin, les parallèles inversés dans la situation dramatique d'une pièce à l'autre, notamment entre l'Agamemnon et les Choéphores, prennent tout leur sens dans cette perspective : la première s'achève en montrant sur l'eccyclème Clytemnestre triomphante, proclamant que justice a été rendue, entourée des corps d'Agamemnon et de Cassandre, sa concubine, tout comme la seconde fait voir la même situation – un justicier au-dessus des cadavres d'un homme et d'une femme entretenant une relation adultère –, si ce n'est qu'il s'agit cette fois respectivement d'Oreste, d'Égisthe et de Clytemnestre ; dans les deux cas, les victimes ont été égorgées.
Nous comprenons mieux, dès lors, toutes les implications de la notion de « prix du sang » (Cho., v. 520, et Eum., v. 320) : le « plateau de la Justice » (Cho., v. 61) – c'est-à-dire la célèbre image de la balance65 –, déséquilibré par le meurtre, doit être rendu à l'équilibre au moyen d'une exacte compensation ; le poids, sur chaque plateau, doit être parfaitement égal, pour rééquilibrer la balance et ainsi rétablir la justice.
b. Une justice violente
La loi du talion, qui s'apparente à la vendetta, constitue une pratique de la justice très violente ; c'est une justice qui fait systématiquement couler le sang : « l'averse de sang qui imprègne le sol/ réclame un autre sang. Telle est la loi » (Cho., v. 400-401). Le sang appelle le sang. La fonction d'une telle justice est de susciter un vengeur pour occire le meurtrier : « mon père, que paraisse ton vengeur,/ que sa justice mette à mort tes meurtriers » (Cho., v. 143-144). Justice signifie châtiment, châtiment signifie peine de mort. C'est « la justice au lourd châtiment » (Cho., v. 936).
En effet, les Érinyes, qui incarnent la justice draconienne du talion, sont là « pour châtier ceux qui voient ou ne voient plus le jour » (Eum., v. 322), pour apporter le « châtiment » inéluctable (Eum., v. 542-543), et entendent par là non seulement la mort du criminel, en vertu du principe « souffre selon ton acte », mais encore des tourments éternels aux Enfers, réservés aux grands criminels. Elles se caractérisent également par leur cruauté : avides de sang (« et l'Érinye sans souffrir de la faim/ boira le sang pur d'un troisième meurtre », Cho., v. 577-578), elles pratiquent sur le coupable des actions qui confinent au vampirisme ou au cannibalisme66, et leur justice est décrite par Apollon dans une vision qui produit une horreur d'autant plus forte qu'elle énumère des châtiments terribles pratiqués à l'époque d'Eschyle par les Barbares, et non par les Grecs, à l'exception de la lapidation : « Allez-vous-en où la justice décapite, crève les yeux,/ coupe les gorges et broie les germes/ de la fleur des enfants mutilés, tranche les membres/ et lapide les corps, là où hurlent sans fin/les malheureux à l'échine empalée » (Eum., v. 186-190). À cet égard, il faut mettre en relation les mutilations infligées par Clytemnestre au cadavre d'Agamemnon avec le fait qu'il s'agissait d'un « chef-d'œuvre de justice » (Ag., v. 1406) réalisé sous le patronage des Érinyes.
Enfin, cette violence extrême est aussi psychologique, car les filles de la Nuit, par leur affreuse apparence infernale, frappent leurs victimes de démence, de folie furieuse : à la fin des Choéphores, la terreur « entraîne dans sa danse » le cœur d'Oreste tandis que sa pensée s'emballe comme un cheval fou (Cho., v. 1022-1026), avant que les Érinyes entonnent leur « chant de la folie,/ la démence égarant l'esprit,/ l'hymne des Érinyes/qui sans lyre enchaîne les âmes/ et qui dessèche les mortels » (Eum., v. 329-333). Cet « horrible chant » est comme une chaîne qui lie les criminels par la folie dont il les frappe (Eum., v. 307-309). Les Érinyes, justicières de Zeus, sont aussi les bourreaux des Enfers. De ce point de vue, Apollon ne se distingue pas de ces dernières dans les Choéphores, menaçant Oreste de « tourments affreux et innombrables » (Cho., v. 277), à la fois sur terre et aux Enfers, sous l'action des Érinyes.
La violence de la justice se trouve de plus suggérée de manière fort expressive par certaines images. Les Choéphores développent ainsi des images guerrières : métaphore du combat sportif ou militaire, métaphore de l'épée67. Et Arès, le dieu de la guerre, est mis en parallèle avec la justice dans certaines formules (Cho., v. 461 et 938). La justice se trouve en outre exprimée par la métaphore filée de la chasse, entre un prédateur et sa proie : chasse de la « lionne » Clytemnestre contre le « noble lion » Agamemnon (Ag., v. 1258-1259), avec le fameux voile comparé à un filet, « piège à fauve » (Cho., v. 998-1000) ; chasse du « lion » Oreste contre sa mère (Cho., v. 938-939) ; chasse des Érinyes, chiennes ou lionnes (Eum., v. 193-194), contre Oreste, « jeune cerf » (Eum., v. 111-113, avec image du filet) ou « lièvre » (Eum., v. 326). Ce réseau est à mettre en rapport avec nos précédentes remarques sur le châtiment : le prédateur Érinye dévore sa proie. On relèvera enfin, dans le registre de ces images violentes, le corps de l'injuste fouaillé sous les coups du « fouet de bronze » des Érinyes (Cho., v. 290), ainsi que la métaphore de la gorge « sur le fil du rasoir » (Cho., v. 884), toute teintée d'ironie tragique dans la mesure où Clytemnestre s'apprête à périr égorgée (Eum., v. 592), selon le traitement qu'elle avait elle-même réservé à Agamemnon.
Le criminel, tôt ou tard, « heurte l'écueil de la justice », navire se fracassant et sombrant (Eum., 564 ; la métaphore est filée des vers 558 à 565), et la justice se déchaîne telle une terrible tempête (Cho., v. 1065-1066 ; Eum., v. 251 et 559). Enfin, la métaphore agricole est convoquée par Athéna : « les impies, arrache-les –/ car je suis comme un jardinier qui aime à voir/ pousser sans affliction la race des justes » (Eum., v. 910-912).
Par conséquent, d'après tous ces éléments, qui forment système, nous comprenons que la justice repose avant tout sur la crainte du châtiment, qui dissuade les mortels d'agir injustement ; mais qu'elle s'accompagne aussi de respect envers les dieux et leurs lois sacrées, ce qui distingue le règne juste de ceux-ci du règne tyrannique de Clytemnestre et d'Égisthe. De même, la violence étant sa forme, ses leçons ne peuvent passer que par la souffrance : Oreste est « l'élève du malheur » (Eum., v. 276). La justice constitue bien cette « grâce violente dispensée par les dieux » (Ag., v. 182).
3. Une justice problématique
Crainte, vendetta qui fait au fils un devoir sacré d'occire sa mère, cruauté, violence animale et sans retenue : Eschyle veut souligner les paradoxes de la justice divine fondée sur le talion – justice aveugle, qui engendre le crime, et paraît sans fin.
a. Une justice aveugle
La loi du talion présente un caractère automatique qui en fait une justice monolithique et aveugle : l'image de la balance suggère ce côté direct et automatique, presque mécanique.
Ainsi, les Érinyes se montrent implacables et inaccessibles à la pitié, aussi « inflexible[s] » que cette « déesse du destin », leur sœur (Eum., v. 334), « inexorable[s] » (Eum., v. 384) ; le crime une fois commis est « sans rachat », sans rémission possible. Ni pardon, ni repentir, ni prescription, ni circonstances atténuantes ne peuvent commuer la peine en quelque façon que ce soit : celle-ci n'est et ne peut être que la mort (Eum., v. 174-178), pour compenser celle de la victime. Pour tout jugement, il n'y a en réalité qu'un constat, le fait du meurtre commis (Eum., v. 603), et ce jugement vaut sentence immédiatement exécutoire : la loi du talion envisage une réalité une et simple, au sens métaphysique du terme, c'est-à-dire une réalité que l'on ne peut décomposer en plusieurs éléments. Nul besoin, donc, de débat contradictoire, puisque par définition ce dernier vise à faire advenir une réalité cachée, complexe ; rien de tel ici, où les choses sont extrêmement claires sous l'œil des dieux. Les Érinyes savent qu'elles ont leurs « ordres » (Eum., v. 208), assignés par le destin et donc garantis par Zeus, et elles savent une chose, la seule qui compte : « C'est qu'il a trouvé bon de tuer sa mère » (Eum., v. 425). L'évidence du fait brut rend inutile toute autre considération : les Érinyes savent bien qu'Oreste a agi sur l'ordre d'Apollon (Eum., v. 202), mais cela ne change rien à l'affaire, parce que la justice du talion impose de rétablir la balance, de compenser le meurtre par le meurtre. En fait d'argumentation, le talion se réduit à une logique binaire : y a-t-il eu meurtre ou non ? Et, conséquemment, une seule procédure s'applique, celle du serment solennel par les dieux, consistant à jurer qu'on n'a pas commis le crime, qui établit directement, immédiatement le droit (Eum., v. 429). Dans un tel contexte, la disjonction d'Électre n'a pas de sens : le juge se réduit au justicier.
Dès lors, la justice, aveugle de sa trop grande évidence, ressemble de plus en plus à l'injustice : elle ne fait pas de distinction entre les coupables et les innocents. Contrairement à tous les justiciers divins qui ont précédé – Agamemnon punissant les Troyens, Clytemnestre et Égisthe châtiant Agamemnon –, Oreste ne commet en effet aucune impiété. Sur Agamemnon pesaient le crime de son père Atrée, le sacrifice d'Iphigénie, ainsi que la démesure et l'impiété qu'il avait manifestées lors de la prise de Troie. Quant à Clytemnestre et à Égisthe, ils se sont rendus coupables d'impiété, nous l'avons vu, par leur adultère et par leur usurpation, à quoi il faut ajouter les sévices infligés au corps d'Agamemnon (Cho., v. 439-443), le rituel sciemment perverti de ses funérailles (Cho., v. 429-433), ainsi que les libations que Clytemnestre a adressées au mort nonobstant cet état d'extrême impureté (Cho., v. 84-99). Aussi Clytemnestre est-elle rangée par le chœur, au cours du deuxième stasimon des Choéphores, dans la liste des monstres féminins, des grandes criminelles.
Oreste, tout au contraire, agit par piété – pour obéir aux ordres exprès de Zeus, transmis par l'oracle d'Apollon, ainsi que pour apaiser le mort, pour rentrer en possession de son légitime héritage, et pour rétablir la justice politique (Cho., v. 300-305). Son innocence et sa piété sont fortement mises en évidence par Pylade, dont c'est l'unique fonction : au moment d'entraîner sa mère dans le palais pour la tuer, Oreste hésite (Cho., v. 899), et Pylade, prononçant son unique tirade de la pièce, lui rappelle à la fois l'oracle d'Apollon, le serment qu'il a prêté en attestant les dieux (Cho., v. 434-438), et la crainte qu'il faut éprouver à l'égard de ces derniers. En un mot, il lui rappelle la justice de son acte, qu'Oreste réaffirme à la fin, et ce, de manière significative, en se plaçant sous la caution de l'ordre divin, qui lui permet de souligner sa différence par rapport à l'impiété de sa mère : « oui, j'ai tué ma mère, non sans justice,/la souillure qui tua mon père, haïe des dieux,/ et j'en ai puisé l'audace auprès du grand Loxias,/ l'oracle de Pythô, qui m'assura/ que j'agirais sans être coupable de crime » (Cho., v. 1027-1031). Apollon, en effet, endosse par la suite la responsabilité du crime, précisant que c'était la volonté de Zeus (Eum., v. 84 et 614-621).
Ainsi, Dikè, expéditive, frappe les innocents aussi bien que les coupables : son combat contre une famille mène au chaos toute la cité d'Argos, comme auparavant la punition du rapt d'Hélène avait entraîné la mort de nombreux guerriers innocents dans les deux camps et avait abouti à la destruction de Troie. De même, les Érinyes menacent les Athéniens dans les Euménides, alors qu'ils sont étrangers à l'affaire : ils risquent de devenir les prochains dégâts collatéraux d'une justice qui n'épargne personne. En d'autres termes, le mécanisme de la loi du talion se révèle tellement efficace qu'il risque d'entraîner toute une cité dans la guerre civile, comme le reconnaissent elles-mêmes les Érinyes à la fin de la trilogie (Eum., v. 977-989), et comme le final de l'Ag amemnon en avait donné l'exemple. Dans ce contexte, le topos tragique du malheur de la condition mortelle se colore d'une nuance bien inquiétante : « Aucun mortel ne passera toute une vie/ à l'abri du malheur sans en payer sa part./ Hélas, hélas –/ tout de suite ou plus tard, la peine frappera » (Cho., v. 1017-1020).
b. Un cycle de crimes sans fin
La justice archaïque du talion, avec son devoir sacré de vengeance, engendre un cycle de violence sans fin.
L'innocent, en effet, se faisant justicier, bras armé de Zeus, se rend à son tour coupable de meurtre. Il n'a pas le choix, se trouvant prisonnier d'une logique implacable : Apollon menace Oreste des Érinyes de son père s'il ne le venge pas (Cho., v. 283-284), mais cette même vengeance le met à la merci des Érinyes de sa mère ! Se faisant meurtrier à son tour, le vengeur contracte la même souillure que le criminel qu'il avait charge d'éliminer afin de rétablir la justice rompue du cosmos, et se fait donc lui aussi criminel, tombant sous le coup d'un nouveau vengeur et des Érinyes, qui se retournent alors contre lui après l'avoir secondé. Et ainsi de suite : les Érinyes veulent estourbir Oreste pour venger Clytemnestre, qu'il a tuée pour venger Agamemnon, qu'elle a tué pour venger Iphigénie, qu'il a sacrifiée à la demande d'Artémis pour pouvoir aller à Troie punir Pâris. Par ailleurs, Agamemnon est frappé par la justice en punition du crime de son père Atrée envers Thyeste, dont Égisthe est le fils.
Nous voyons dès lors que la loi du talion crée un cycle de violence, à l'intérieur même de la famille, qui risque bien de se révéler sans fin, en enfermant la justice dans une sorte de cercle vicieux : la souillure du meurtre se transmet de génération en génération, potentiellement sans terme. Étant donné l'impératif catégorique en vertu duquel le sang « réclame un autre sang » (Cho., v. 401), nous imaginons mal, en effet, comment il serait possible de rompre le cercle. Le principe même de la justice du talion interdit le retour à cet équilibre strict de la balance qui le définit ; en d'autres termes, la justice demeure inatteignable, irréalisable dans l'univers ; la situation d'injustice initiale ne peut être résorbée. Et le coryphée de clore les Choéphores par cette interrogation angoissée : « Où donc va s'accomplir,/ où va cesser/ et s'endormir enfin la furie de la ruine ? » (Cho., v. 1073-1075).
Les jeux de parallèles et d'échos à travers les trois pièces, savamment distillés par Eschyle à la fois sur le plan formel et sur celui des images, prennent leur véritable sens dans cette perspective, en contribuant fortement à l'impression de répétition et d'enchaînement implacable, irrémissible.
Le coryphée se demande, avec un enjambement qui laisse l'auditeur sur l'idée de la perte : « Maintenant voici la troisième – pour nous sauver/ou pour nous perdre ? » (Cho., v. 1072-1073). Après avoir résumé le cycle de vengeance, il insiste en effet sur le compte des meurtres, en répétant que c'est alors le « troisième » (Cho., v. 1065 et 1072), comme déjà Oreste au seuil de son entreprise (Cho., v. 578), ce qui souligne l'enchaînement. Ce dernier se reflète directement dans la structure dramatique, au travers de parallèles inversés. Égisthe affirme sa clairvoyance, alors qu'il court à sa mort, victime du stratagème d'Oreste avec la complicité du coryphée (Cho., v. 838-854), de même que le coryphée, dans l'Agamemnon, se vantait de son discernement alors qu'il n'avait pas perçu le double sens des paroles de Clytemnestre, s'apprêtant à tuer son mari (Ag., v. 587-616). La scène où Clytemnestre accueille Oreste, feignant la douleur, répond à celle où elle accueillait Agamemnon, feignant la joie, à ceci près que la ruse se trouve désormais du côté d'Oreste. Celui-ci, se retrouvant de la sorte dans la situation qui était celle de Clytemnestre, qu'il veut tuer, a recours aux mêmes expédients qu'elle à l'époque où elle voulait tuer Agamemnon, la persuasion trompeuse (Cho., v. 726-727) et la ruse, l'analogie se trouvant pointée explicitement par le fils et par la mère (Cho., v. 556-557 et 888). La fin des Choéphores rejoue celle de l'Agamemnon.
La reprise des réseaux métaphoriques du lion et de la chasse renforcent ces effets. Celui du serpent, en particulier, illustre l'enchaînement de la violence et la contagion de la souillure, puisqu'il est appliqué à la fois à Clytemnestre, à Oreste et aux Érinyes : les justiciers ne se distinguent plus des criminels, bien plus, ils deviennent des criminels. Aussi Oreste peut-il constater tout le paradoxe : « ma victoire m'a souillé » (Cho., v. 1016).
63Voir respectivement : Cho., v. 48, 276, 312, 435 et 520-521 ; Eum. 320, 464 et 982 ; et Cho., v. 311, 327 et 385.
64 Cho., v. 96-97 (« ignoble »), 295, 443 (« indigne ») et 446 (« avilie ») ; Eum. v. 324, 385, 780, etc.
65Cette image apparaît déjà chez Homère, mais pour évoquer la pesée faite par Zeus entre les destins des deux armées, pour déterminer à qui ira la victoire (Iliade, VIII, v. 69-74 ; XII, v. 433-438 ; XVI, 658). Elle se trouve appliquée à la justice pour la première fois dans un hymne homérique, l'Hymne à Hermès (v. 324), composé sans doute à la fin du VIe siècle. Eschyle est le premier à la développer véritablement. Sur ce point, voir A. Moreau, Eschyle : la violence et le chaos, op. cit., p. 319-320.
66 Eum. v. 184, 193, 264-267, 302 et 304-305.
67 Cho., v. 498 et 866-868 (métaphore du combat sportif) ; Cho., v. 497, 885 et 946-952 (métaphore du combat militaire) ; Cho., v. 639-641 et 648 (métaphore de l'épée).