B. Les Pensées sur la justice
et les Trois Discours sur la condition des Grands
dans l'œuvre de Pascal
1. De l'ordre de l'esprit à l'ordre de la sainteté
Chateaubriand, relevant avec fascination la diversité des domaines dans lesquels excella « cet effrayant génie », soulignait le caractère multiforme de l'œuvre de Pascal. On peut néanmoins discerner chez lui deux figures dominantes : celle du savant et celle du théologien. Dans une première période, qui commence en 1635, Pascal se livre à des activités scientifiques relevant de l'ordre de l'esprit, pour reprendre la typologie des Pensées : dans le fragment 793, il distingue parmi les hommes ceux qui sont concentrés sur la matière ou la société (ordre de la chair), sur l'intelligible (ordre de l'esprit), sur la foi et l'amour de Dieu (ordre de la sainteté). Chercher à comprendre la nature, découvrir, inventer, raisonner, telles sont les activités intellectuelles auxquelles il se livre, avec le plus grand succès. Il contribue en effet aux progrès foudroyants des mathématiques et de la physique engendrés par la révolution galiléenne. À dix-sept ans, il présente une méthode inédite d'analyse universelle des coniques, émet l'idée audacieuse que l'espace est divisible à l'infini, invente la machine arithmétique et le raisonnement par récurrence. En physique, contre la tradition aristotélicienne, mais aussi contre Descartes, Pascal démontre l'existence du vide et fonde en 1654 l'hydrostatique. Dans le fragment qu'il nous reste de son œuvre De l'esprit géométrique, il défend l'idée que la géométrie, par sa clarté et sa rigueur, doit constituer le modèle de toutes les sciences. Les vertus de la raison offrent alors aux hommes l'espoir d'un progrès sans fin.
Si Pascal a grandi dans une famille catholique, qui se convertit d'ailleurs à une religiosité plus fervente en 1646 à la suite d'une rencontre avec un disciple de l'abbé Saint-Cyran, fondateur du monastère janséniste de Port-Royal, sa vie parisienne l'amène, à la fin des années 1640, à s'éloigner quelque peu de la religion ; il fréquente les savants et la bonne société des « honnêtes gens », comme le chevalier de Méré et Damien Miton, esprits brillants et cultivés, connus pour leurs essais sur l'idéal de l'honnête homme. Il lit les philosophes, Épictète et Montaigne. C'est sa période mondaine. Mais la nuit du 23 novembre 1654, nuit d'expérience mystique, change définitivement sa relation à Dieu. Il consigne sur un morceau de papier, qu'on a retrouvé cousu dans la doublure de son manteau – c'est le Mémorial –, ce moment d'intense émotion religieuse : le Dieu dont il se sent soudain très proche est un Dieu sensible au cœur, « le Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants ».
Après cette « nuit de feu », Pascal consacre presque toute son activité à la défense de la vérité chrétienne. Il compose en 1656 des É crits sur la grâce, dans lesquels il développe la thèse augustinienne sur la grâce, en accord avec sa propre expérience : au cours de la crise dont le Mémorial marque le dénouement, il a pris conscience du fait que sa bonne volonté n'avait pas suffi à accorder sa vie à sa foi. C'est par la grâce de Dieu qu'il a pu le connaître et l'aimer. C'est pourquoi il se fait l'habile défenseur de Port-Royal lors de la querelle entre jansénistes et jésuites au sujet de la part de libre arbitre dans l'obtention du salut (voir l'encadré « Jésuites et jansénistes : religion et politique au XVIIe siècle », p. 64). Pour défendre Antoine Arnauld contre la condamnation de la Sorbonne, il publie entre 1656 et 1657 Les Provinciales. À partir de 1654, donc, Pascal privilégie l'ordre de la sainteté, qui est pour lui supérieur à l'ordre de l'esprit : « Je trouve bon, dit-il, qu'on n'approfondisse pas l'opinion de Copernic », car la cosmologie n'est pas essentielle au salut ; mais « il importe à toute la vie de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle » (218). Les sciences elles-mêmes semblent finalement relever du divertissement.
C'est dans cet état d'esprit que naît, à partir de 1655 sans doute, le « grand dessein » de Pascal d'écrire une apologie de la religion chrétienne. Dans l'Entretien (publié seulement en 1728) qu'il a en effet cette année-là avec Isaac Le Maistre de Sacy (1613-1684) au sujet d'Épictète et de Montaigne, il s'efforce de démontrer que leurs morales engendrent des contradictions que seule dépasse la révélation chrétienne. Sa volonté de convertir les esprits forts se trouve affermie par la guérison miraculeuse de sa nièce en 1656. En 1658, il donne au monastère de Port-Royal une conférence sur l'architecture de cette apologie qu'il projette. Mais le temps lui manque. Il meurt le 17 août 1662, laissant son projet sous forme de notes – un millier de fragments environ, qui constituent précisément les Pensées.
2. L'œuvre en miroir dans les Pensées
a. Les papiers d'un mort
Selon la formule de Michel Le Guern, les Pensées sont les « papiers d'un mort89 », autrement dit elles ne sont pas un texte achevé, mais les fragments d'une œuvre à venir, le laboratoire d'un texte que les héritiers de Pascal ont tenté jusqu'à nous de classer : des fragments laissés par Pascal, certains étaient déjà ordonnés en « liasses » (telles les vingt liasses que comportent certaines éditions actuelles), d'autres étaient en attente de classement, et la tentation est alors grande de s'efforcer de leur trouver un « ordre », quitte à fournir une lecture partiale de l'œuvre inachevée. Une édition telle quelle des fragments est impossible, tant les ratures et les sutures sont nombreuses sur les manuscrits. Mais reconstituer, c'est ordonner, s'efforcer de trouver dans ce désordre apparent un principe de classement qui n'était peut-être pas celui envisagé par Pascal, lui qui écrivait dans le fragment 19 : « La dernière chose qu'on trouve en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu'il faut mettre la première. »
Il ne reste en effet du gigantesque projet pascalien – et les premiers lecteurs de ces notes posthumes ne purent cacher leur déception90 – que trois versions : le Recueil original, la Première Copie et la Seconde Copie. La Première Copie, due au neveu de Pascal, Étienne Perrier, servit de fondement à la toute première édition, dite de Port-Royal, publiée en 1670 : si la première partie des liasses obéit à un classement évident en vingt-sept liasses, chacune portant un titre, la deuxième partie ne suit aucun ordre, si bien qu'on l'a souvent appelée « papiers » ou « liasses non classé(e)s ». Une dernière partie comprend trois groupes de textes appelés « Miracles ». La Seconde Copie est en réalité un double de la première, que la sœur de Pascal, Gilberte, avait fait faire pour son usage personnel ; elle présente des variantes par rapport à la première. Le Recueil original a quant à lui été publié pour la première fois en 1731 et se fonde sur un texte autographe de la plupart des fragments. Mais ces fragments ne suivent pas l'ordre adopté par Pascal, car Louis Périer, en 1710, a collé les brouillons de Pascal sur des feuilles de papier, modifiant l'ordre des fragments, si bien qu'on ne saurait pas ce qu'était l'ordre initial sans les deux Copies. Du reste, ce texte autographe est parfois si annoté et raturé qu'il en est illisible, et qu'il faut en tout état de cause choisir une « version » du texte, quitte à reporter les variantes en note.
Ainsi peut-on distinguer, dans l'histoire des Pensées, deux types d'éditions, obéissant à des principes différents : les éditions qui réordonnent tous les fragments, afin de construire une cohérence à l'origine inexistante – c'est le cas de l'édition de Port-Royal, mais aussi de celle de Léon Brunschvicg (1897) qui, thématique, a le grand mérite de lier entre eux les fragments les plus laconiques aux fragments les plus développés, et ainsi d'éclairer le texte par le texte lui-même91 –, et les éditions qui suivent le classement tel qu'il nous a été transmis par les héritiers de Pascal, comme celle de Louis Lafuma (1951), celle de Michel Le Guern (1977), qui s'appuie sur la Première Copie, parfois légèrement modifiée, ou celle de Philippe Sellier (1976), qui s'appuie sur la Seconde Copie. Cette diversité infinie des combinaisons possibles explique en grande partie la multiplicité des lectures de Pascal, tour à tour antijanséniste, janséniste plus radical encore que ses confrères de Port-Royal, sceptique, rationaliste, « misanthrope sublime » (Voltaire), etc.
b. Le projet d'apologie
Dans l'esprit de Pascal, l'apologie doit présenter aux athées le problème religieux comme un prolongement de la question anthropologique des moralistes : l'homme peut-il atteindre le bonheur par lui-même, par les seules forces d'une sagesse raisonnable ? L'homme peut-il encore rêver d'être un héros de Corneille ? Ou a-t-il raison de viser le nouvel idéal de l'honnête homme ?
Pascal dessine dans ses Pensées « une situation telle que tous les chemins sont fermés sauf celui de la foi92 ». Pour tendre ce piège, il a recours à son expérience de vie et de lecteur, si bien que les Pensées, alors même qu'elles n'existent qu'à l'état fragmentaire, sont comme l'écho de toutes ses œuvres. C'est ainsi qu'il nous fait entendre les propos qu'il a lus ou entendus, venant des sources les plus variées : jésuites et augustiniens, mondains comme le chevalier de Méré, mais aussi Épictète, Descartes, Fermat, ou encore Montaigne. Mais rien de cacophonique à qui sait reconnaître qui en est l'auteur et ne le confond pas avec Pascal ! Dans quel but reprendre ainsi les positions des uns et des autres ? Elles sont analysées comme autant d'expériences signifiantes de la condition humaine. Pascal rapproche, oppose, fait se répondre – parfois de façon très allusive, il est vrai – ces différents types de discours, pour créer un sentiment d'instabilité permanente ; aucune position ne se révèle tenable, c'est-à-dire logique ; sitôt une position formulée, le lecteur bascule dans celle, opposée, que lui propose Pascal, mais qui elle-même s'effondre quand l'auteur en dévoile les pseudo-fondements… La lecture des Pensées provoque le vertige. Mais ce n'est pas seulement le monde du lecteur du XVIIe siècle qui vacille, c'est aussi celui de Pascal : ce sont les expériences du savant qui croit en la raison, du théologien défenseur zélé des jansénistes, celles du lecteur s'entretenant de philosophie avec Monsieur de Sacy ou d'esprit de géométrie avec le chevalier de Méré qui, passées au crible de l'esprit critique, n'apparaissent plus que comme des points de vue provisoires et relatifs sous le regard de Dieu – le seul qui vaille. Car cette réélaboration des discours a un seul but : amener le libertin à reconnaître qu'il n'y a qu'une issue pour résoudre toutes ces contradictions – la Révélation –, qu'un seul point fixe où s'ancrer – la religion chrétienne –, qu'un seul discours à écouter : la parole de Dieu.
3. Trois Discours sur la condition des Grands :
un complément aux pensées politiques de Pascal
Qui s'intéresse aux Pensées de Pascal sur la justice ne peut manquer de prêter attention à un autre texte au statut singulier, les Trois Discours sur la condition des Grands. Ce traité de quelques pages consiste en trois leçons que Pascal aurait données en 1660 au jeune fils du duc de Luynes, et qui, après sa mort, furent retranscrites de mémoire par un des ses proches, Nicole, membre éminent de l'abbaye de Port-Royal. C'est du moins en ces termes que le texte est présenté lorsqu'il paraît, en 1670 – l'année même de la première publication des Pensées –, dans un petit recueil de traités de Nicole réunis par lui sous le titre De l'éducation du prince :
Une des choses sur laquelle feu M. Pascal avait le plus de vues était l'instruction d'un prince que l'on tâcherait d'élever de la manière la plus proportionnée à l'état où Dieu l'appelle, et la plus propre pour le rendre capable d'en remplir tous les devoirs et d'en éviter tous les dangers. On lui a souvent ouï dire qu'il n'y avait rien à quoi il désirât plus de contribuer, s'il y était engagé ; et qu'il sacrifierait volontiers sa vie pour une chose si importante. Et comme il avait accoutumé d'écrire les pensées qui lui venaient sur les sujets dont il avait l'esprit occupé, ceux qui l'ont connu se sont étonnés de n'avoir rien trouvé dans celles qui sont restées de lui qui regardât expressément cette matière, quoique l'on puisse dire en un sens qu'elles la regardent toutes, n'y ayant guère de livres qui puissent plus servir à former l'esprit d'un prince que le recueil que l'on en a fait. Il faut donc, ou que ce qu'il a écrit de cette matière ait été perdu, ou qu'ayant ces pensées extrêmement présentes il ait négligé de les écrire
(Trois Discours sur la condition des Grands, Préface, p. 245).
Même si nous n'avons pas de certitude quant au fait que cette conférence a bien été prononcée, il demeure aujourd'hui difficile de mettre en cause ce que Nicole allègue dans cette courte Préface : il s'agirait là de la transcription de discours adressés oralement par Pascal à un « enfant de grande condition », et fixés par écrit à « sept ou huit ans » d'intervalle, discours fidèle tant l'impression produite sur le scripteur fut forte (p. 245-246). Pourtant, le statut de ces discours est trouble. On peut se demander si Nicole n'a pas récupéré ici certains fragments écartés de l'édition des Pensées parue la même année sous les auspices de Port-Royal, et à laquelle il a collaboré. Marc Escola, dans son édition des Trois Discours sur la condition des Grands, émet ainsi l'hypothèse que Nicole a peut-être jugé bon de publier séparément, en les mettant en forme, ces pensées politiques, susceptibles, si on les laissait à l'état de fragment, d'interprétations dangereuses : « Car, que fait Nicole sinon régler leur signification […], d'abord en les cousant en Trois Discours continus ; puis en leur donnant le statut, non d'une réflexion de philosophie générale sur l'absence de fondement de tout pouvoir, mais d'une parole circonstancielle destinée à la seule réforme morale du prince ; et enfin en les joignant à plusieurs essais de sa main qui en réduisent l'audace par une série de nuances93 ? » À la lecture du traité De l 'é ducation du prince, en effet, on constate que Nicole ne partage pas entièrement la vision pascalienne de la justice et des grandeurs d'établissement telles qu'elles se présentent dans les Trois Discours. Si Pascal pense que ces grandeurs sont purement conventionnelles, et donc formelles, Nicole estime quant à lui qu'elles sont bel et bien fondées, dans la mesure où la grandeur dont jouissent les nobles et le roi participe de la grandeur divine, et où l'ordre social en place possède donc à la fois une forme de légalité et de légitimité.
Toujours est-il que le texte, qui s'ouvre sur une parabole (celle d'un homme jeté par le hasard d'une tempête sur une île inconnue, et qui, parce qu'il présente une ressemblance physique avec l'ancien roi, est reconnu comme roi par les habitants) et présente le détenteur du pouvoir comme un usurpateur légitime, fait écho à différents fragments politiques des Pensées. Ces Trois D iscours sur la condition des Grands, par leur finalité, témoignent en outre de l'intérêt de Pascal pour l'éducation, également manifeste dans les Pensées, même si les circonstances de la vie ne lui ont pas permis de le mettre beaucoup en pratique. L'auteur des Trois Discours se propose ici d'éduquer non le peuple, mais les hommes de haute condition, car ces derniers, étant appelés à régner ou à dominer, doivent apprendre à se comporter de façon juste et à ne pas céder à la tentation d'abuser de leur pouvoir. Dans l'ensemble de son œuvre, ces discours sont le lieu par excellence où se trouve précisée sa pensée politique sur les origines du pouvoir, la question de la légitimité à obéir aux plus puissants que soi et le danger de la tyrannie. Et, ici comme dans les Pensées, la lumière de sa seconde conversion et de ses profondes convictions chrétiennes éclairent sa vision de la justice et de la politique.
89Pascal, Pensées, éd. M. Le Guern, Gallimard, « Folio », 2004, p. 7.
90Ainsi, Étienne Périer confesse dans la Préface de la première édition des Pensées : « l'on eut très soin, après sa mort, de recueillir tous les écrits qu'il avait faits sur [la religion]. On les trouva tous ensemble enfilés en diverses liasses, mais sans aucun ordre et sans aucune suite ».
91C'est à la numérotation de l'édition Brunschvicg que nous renvoyons dans cette contribution, qui se réfère au volume Pensées sur la justice (éd. Brunschvicg, articles I à VII). Trois Discours sur la condition des Grands, présentation par Marc Escola, GF-Flammarion, 2011 (cette édition comporte un substantiel dossier sur le thème de la justice chez Pascal).
92Henri Gouhier, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, « Bibliothèque d'histoire de la philosophie », 1986.
93Marc Escola, dans Pensées sur la justice. Trois Discours sur la condition des Grands, Dossier (« Les moralistes et la justice »), op. cit., p. 324. Pour plus de détails sur ce point, voir aussi la « Notice » qui précède les Trois Discours, ibid., p. 241.