A. La mise en cause de la justice humaine

Afin de préparer les esprits et les cœurs à accepter la nécessité du pari, Pascal commence par brosser un tableau extrêmement sombre de l'être humain, selon lui incapable de connaître le juste. Alors que chez Corneille, notamment, le moi peut, à travers les dilemmes tragiques dont il fait l'épreuve, s'élever jusqu'au sublime, trouver en lui-même « une nature plus grande que nature, ce type d'homme plus qu'homme, qui fut le modèle idéal de l'aristocratie tant qu'elle demeura fidèle à sa tradition97 », c'est-à-dire s'élever jusqu'à la compréhension de sa nature et du monde qui l'entoure, l'anthropologie pascalienne repose sur une vision radicalement pessimiste de la nature humaine. Pascal reprend ainsi l'un des fondements du jansénisme, mais aussi du courant précieux – le courant des salons comme celui de Mme de Sablé, caricaturé par Molière dans Les Précieuses ridicules. L'enjeu est de taille, qui porte sur « la condamnation d'une époque révolue98 ». La justice n'est plus, chez Pascal, ancrée dans un idéal aristocratique : l'homme, être de concupiscence, ne cherche qu'à l'emporter sur son prochain. Le constat implique que nos lois et nos hiérarchies sociales reposent sur des conventions arbitraires : là où le XVIIIe siècle s'efforcera de définir un « contrat social », Pascal ne voit qu'usurpation, règne de la force, des apparences, de l'imagination. Comment finalement définir ce qu'est la justice, dans la mesure où toutes les lois se contredisent ? Cette anthropologie débouche à première vue sur une remise en cause radicale des fondements traditionnels du droit positif.

INDEX DES PENSÉES SUR LA JUSTICE

Nous renvoyons, pour les Pensées, à la numérotation de l'édition Brunschvicg (Pensées sur la justice. Trois Discours sur la condition des Grands, GF-Flammarion, 2011).

Autorité : 294, 325, 425.

Conditions (sociales) : 116, 158, 305, 315, 318, 322, 324, 425.

Coutume : 82, 92, 93, 117, 294, 302, 308, 325.

Droit : 294, 313, 388  ; voir Force, Justice, Lois.

Force  : 73, 82, 156, 185, 295, 297, 298, 299, 302, 305, 307, 308, 311, 315, 316, 376, 332, 334, 388, 436 ; voir Justice.

Gouvernement : 294, 320, 366.

Guerre  : 82, 132, 156, 296, 313, 320, 425.

Habile : 82, 117, 320, 327, 332, 337.

Imagination  : 40, 72, 82, 85, 105, 294, 307, 311, 331.

Injustice, injuste : voir Justice.

Juges : 82, 307.

Justice, juste : 66, 82, 270, 273, 293, 294, 297, 298, 299, 309, 312, 317, 320, 325, 326, 332, 374, 375, 425, 436, 454, 455, 467, 492 ; voir Force.

Lois : 73, 82, 294, 299, 312, 320, 325, 326, 331, 380, 484.

Obéissance : 294, 299, 325, 326, 338.

Pensée de derrière : 336, 337.

Peuple  : 313, 316, 324, 327, 328, 335, 336, 337.

Politique : 294, 331.

Raison d'un effet : 294, 315, 324, 328, 329, 334, 335, 336, 337, 403.

Respect : 82, 308, 317, 322.

Roi, royaume, royauté : 82, 113, 141, 177, 207, 299, 307, 308, 324, 330, 331, 332, 366, 398, 409, 410.

Soumission : 268, 270, 273, 429.

Tyrannie : 298, 311, 325, 332, 380, 455.

Usurpation : 294, 295.

Vanité   : 110, 134, 161, 163, 174, 294, 316, 317, 328, 374.

Structure des Trois Discours sur la condition des Grands

PREMIER DISCOURS. Le texte s'ouvre sur la parabole d'un homme qui, jeté par une tempête sur une île inconnue, est reconnu comme roi par ses habitants, sur une simple ressemblance physique avec l'ancien roi. Cette parabole vise à dénoncer l'illusion dans laquelle vivent les Grands de ce monde : celle qui consiste à croire que les privilèges qui leur sont octroyés témoignent d'une supériorité naturelle et légitime sur les autres. Pascal rappelle au jeune duc que les titres et les biens relèvent du hasard, et que, les hommes étant en vérité égaux, tout détenteur du pouvoir est un usurpateur.

DEUXIÈME DISCOURS. Ce discours vise à enseigner au duc en quoi consiste l'injustice dans les rapports sociaux. Pour ce faire, Pascal distingue les grandeurs naturelles, qui tiennent aux qualités « réelles ou effectives de l'âme ou du corps » de l'individu (vertu, santé, force), et les grandeurs d'établissement, décernées de façon conventionnelle (titres, dignités). À chaque type de grandeur convient un respect approprié : les respects d'établissement (cérémonies extérieures) et les respects naturels (estime). L'injustice consiste à exiger l'estime d'autrui, au nom d'un titre que l'on possède, puisque l'estime n'est due qu'aux grandeurs naturelles.

TROISIÈME DISCOURS. Pascal entend ici dévoiler au duc sa « condition véritable ». De même que Dieu est le « roi de la charité », le grand seigneur est le « roi de la concupiscence ». En gardant à l'esprit que sa grandeur d'établissement n'est pas une grandeur naturelle, il doit éviter de se comporter de façon tyrannique : le pouvoir que confèrent rang et fortune doit être mis au service du bien du peuple, et non de son assujettissement. Mais le salut de son âme ne pourra reposer sur l'accomplissement de ces devoirs moraux, car, en vérité, tout ce dont il jouit ici-bas n'est que vanité.

1. La tyrannie du moi

a. Le moi haïssable

Les moralistes du second XVIIe siècle redéfinissent le moi à la lumière des bouleversements politiques de l'absolutisme louis-quatorzien et de la révolution copernicienne : Pascal, en héritier de la physique moderne, commence par placer l'homme au sein d'un univers qui lui est irréductiblement étranger : la « disproportion de l'homme » (72), tiraillé entre sa finitude et son désir d'infini, participe de son abaissement, explique-t-il, en reprenant l'intertexte sceptique : chez Montaigne, l'homme est en effet une créature présomptueuse99 (voir l'encadré « Montaigne et le pyrrhonisme », p. 91).

Ce divorce entre l'homme et le monde, fondement de la représentation physique moderne de l'univers, est repris et amplifié par Pascal, qui place le sujet hors du monde, en position d'observateur, pour mieux lui faire contempler son inanité : plus on s'éloigne des « objets bas qui nous environnent », plus la terre ne devient qu'un « point », dont le « vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent » (72). Plus encore, le monde sensible n'est « qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche », ce qui signifie que nous ne pouvons par nos sensations avoir la moindre idée de la « réalité des choses » (ibid.). Cette mise en cause de la présomption humaine à embrasser du regard et de la pensée le grand tout se double de l'incapacité à appréhender l'infiniment petit : « autre prodige aussi étonnant » que « l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome » (ibid.). Ainsi l'homme est-il à l'égard de la nature un « milieu entre rien et tout », perdu au sein de cette « double infinité » (ibid.). Cette disproportion fondamentale fonde l'anthropologie pascalienne.

Dès lors, pourquoi le moi s'imagine-t-il au centre de l'univers, si ce n'est par orgueil ? La célèbre analyse de l'amour-propre – « Le moi est haïssable » (455) – condamne la métaphysique héroïque du sujet, dans la mesure où elle induit le moi en erreur. Fonder la grandeur de l'homme sur sa capacité à s'élever par la raison jusqu'à la compréhension des rouages de la Création est folie et présomption, marque du désir insatiable de savoir, qui non seulement nous dissimule notre véritable nature, mais nous éloigne radicalement de la vérité et de la justice. Là encore, le divorce entre l'homme et Dieu, le sujet et le monde, est sans appel, dans la perspective janséniste : l'amor sui, littéralement « amour de soi », dont Rousseau fera avec la pitié pour son semblable l'une des caractéristiques de l'homme à l'état de nature, est ici pur solipsisme – « La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi » (100).

Or, ce narcissisme place l'homme en porte à faux avec lui-même : entre le je et le moi s'intercalent toutes les passions ou concupiscences, c'est-à-dire notre intérêt, qui nous porte à rechercher ce qui est bon pour nous et non ce qui est juste, et qui apparaît ainsi comme « un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement » (82). Car, dès que notre intérêt est en jeu, par quelque bout qu'on le prenne, nous ne parvenons pas à être justes :

Il n'est pas permis au plus équitable homme du monde d'être juge en sa cause ; j'en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais : le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents. La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai (82).

Incapable de connaître la justice et la vérité, l'homme se gonfle de vanité100 à mesure qu'il est mieux convaincu de son imperfection, tant se contempler dans sa radicale misère répugne à son orgueil. Plutôt que de se résoudre au constat de sa bassesse, il préfère le détournement que constitue le divertissement. Le lien entre vanité et divertissement réside dans une même « aversion pour la vérité » (100) ; il s'agit de la même disproportion, qui touche cette fois-ci le sujet lui-même, clivé entre désir d'être estimé, honoré, et le « mal que d'être plein de défauts » (ibid.).

b. De l'amour-propre à la concupiscence

Pascal nomme « concupiscences » les trois désirs fondamentaux auxquels saint Augustin ramenait le sujet : « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi » (458). Les concupiscences recoupent ainsi les péchés capitaux. Abaisser le sujet en proie à des passions aliénantes, notamment à l'aveuglement de l'amour-propre, permet au moraliste de dégager le trait commun à tous les hommes : la volonté de dominer autrui, de prouver sa supériorité, le désir de se montrer supérieur à ses semblables.

En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il les veut asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres (455).

La concupiscence, qui désigne tout à la fois la volonté du moi de s'ériger en centre de tout et celle d'asservir autrui, fait de « chaque moi », c'est-à-dire de tout autre moi, l'ennemi et le potentiel « tyran de tous les autres ». Et Pascal de déduire que ce qui gouverne le monde ne saurait être un ordre social harmonieux fondé sur la justice entendue comme proportion, mais bien cette dialectique de la haine d'autrui et de la volonté de domination ; reprenant la Première Épître de saint Jean et le livre X des Confessions de saint Augustin, il conclut : « Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu'ils n'arrosent ! » (458). La tonalité se fait ici nettement accusatrice, le constat hyperbolique est sans appel, et le recours à l'image des fleuves de feu est une marque de la séduction et de la perte des âmes.

Ainsi la concupiscence est-elle source d'une vie sociale mensongère et injustement réglée, chacun s'occupant non d'autrui mais de son intérêt, de sa gloire, y compris dans les actions en apparence les plus vertueuses. Derrière le masque de l'honnête homme se cache la tyrannie du moi et du paraître : « nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître » (147). Comment fonder une vie sociale juste sur une telle rivalité ? La comédie de l'honnêteté masque la vérité du désir narcissique tapi en tout un chacun : « Tous les hommes se haïssent naturellement » (451), jusqu'aux enfants : « l'admiration gâte tout dès l'enfance » (151), d'où la mise en garde aux Grands dans les Trois Discours : la véritable grandeur consiste à résister à la comédie du paraître, à refréner ce désir, en préférant aux « grandeurs d'établissement » – dignités, honneurs – les « grandeurs naturelles » – science, vertu, santé, etc. (Second D iscours, p. 251-252). Car le noble, plus que tout autre, semble prédisposé par nature à l'injustice qui consiste à vouloir l'emporter sur ses semblables, oubliant ainsi sa misère, et se satisfaisant de « la concupiscence des hommes101 » (Troisième Discours, p. 254).

c. À l'origine de la justice : l'usurpation

Ainsi trouve-t-on chez Pascal, pour tout fondement de la vie en société, non pas un « contrat social » quelconque, mais la libido dominandi : l'anthropologie se double ici d'une historicisation des rapports sociaux, dans la volonté de remonter aux sources du droit censé régir la vie politique et sociale. Tel est l'enjeu des Trois Discours sur la condition des Grands, qui constituent une mise en cause radicale de la légitimité de l'ordre social et du pouvoir tel qu'il est pensé au XVIIe siècle. Alors même que s'élabore, dans le sillage de Jean Bodin (1529-1596), contemporain de Montaigne, la théorie de l'absolutisme et des trois ordres (aristocratie, clergé et tiers-état), Pascal entend montrer à son jeune interlocuteur, le fils du duc de Luynes, que tout pouvoir dérive de l'usurpation, d'un coup de force illégal – théorie dont il faut encore aujourd'hui mesurer l'audace et le caractère subversif : l'apologue qui ouvre le Premier Discours vise d'emblée à illustrer le caractère purement factuel et contingent de la souveraineté. L'histoire de l'inconnu qui se « laissa traiter de roi » (p. 247) contredit frontalement la thèse de la légitimité de la monarchie héréditaire ou des hiérarchies nobiliaires, tandis que le locuteur prend soin de souligner que « ce royaume ne lui appartenait pas » (p. 248) : n'importe qui peut être pris pour un roi, même un étranger. C'est donc « le hasard » qui a mis l'inconnu, c'est-à-dire le roi, à la « place où il était » (p. 248). Et la suite de ce Premier Discours d'expliciter l'apologue ; la noblesse, qui estime tirer sa légitimité du prestige de son arbre généalogique, s'illusionne : que de hasards ont présidé à la naissance du jeune prince (mariages, lois arbitraires…) ! Si l'on tient l'institution pour légitime, c'est en somme par coutume : elle n'est pas juste en soi.

Les fragments 294 et 295 des Pensées vont plus loin encore en ce sens : si nul ne détient au départ plus de légitimité que quiconque pour imposer ses volontés, il existe néanmoins des hommes plus forts ou plus rusés, qui ont donc su s'imposer. Mais ce coup de force est alors une « usurpation », illégale tout autant qu'illégitime, dans la mesure où elle repose sur la confiscation au profit du plus fort de biens qui appartiennent à tous, ou plutôt n'appartiennent à personne, car ils sont à Dieu. Or, l'usurpation « a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement, si l'on ne veut qu'elle ne prenne bientôt fin » (294). Croire à la légitimité de la « puissance des rois » (330), c'est fonder leur puissance sur un mensonge et une « folie » : « La plus grande et importante chose du monde a pour fondement la faiblesse » du peuple, qui s'est laissé déposséder (ibid.). À mesure que l'on remonte vers l'origine des hiérarchies sociales et des conceptions politiques, on s'achemine vers la violence fondamentale inscrite au cœur des rapports sociaux :

Mien, tien. – « Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants. « C'est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre (295).

La simple observation du narcissisme des enfants se disputant la propriété d'un chien illustre « l'usurpation de toute la terre ». L'homme à l'état de nature, rendu à son instinct le plus primitif, ne vise rien tant que l'appropriation, l'accaparement et la possession. D'où le constat anthropologique pascalien : la justice humaine ne peut se prévaloir d'aucun fondement rationnel, à l'inverse de la justice divine. À l'idéal distributif aristotélicien se substitue le « conventionnalisme », c'est-à-dire l'impossibilité de remonter à une quelconque loi naturelle : la justice en soi n'est pas un concept dénué de sens, mais une réalité inaccessible à la raison humaine, tant le droit positif est un assemblage de coutumes, de normes toujours déjà existantes, bien plutôt que la manifestation d'une vérité : « Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu » (294).

Dans la lignée de Montaigne (voir l'encadré « Montaigne et le pyrrhonisme », p. 91), l'anthropologie pascalienne opère une réduction radicale du droit à la force, sous la forme de l'usurpation. Le fragment 304 est à cet égard éloquent, qui retrace la généalogie de cette usurpation :

Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres, en général, sont cordes de nécessité ; car il faut qu'il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.

Figurons-nous donc que nous les voyons commençant à se former. Il est sans doute qu'ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu'enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît.

Ainsi, selon Pascal, ce sont la force et la domination, associées à la coutume, qui fondent l'ordre social.

MACHIAVEL OU LA COMÉDIE DE LA JUSTICE

En présentant la politique comme un art du paraître, Pascal s'inscrit dans la droite lignée de Machiavel (1469-1527). Avant Machiavel, la philosophie politique a toujours pensé le gouvernement des affaires humaines sous l'angle de la morale. Platon, convaincu que le vrai, le beau et le bien ne pouvaient que coïncider, imaginait que le roi de sa République idéale serait philosophe, théorie que l'on retrouve au XVIIIe siècle dans le modèle du « despote éclairé ». Aristote, dans les Politiques, donnait pour finalité à la polis de rendre les hommes vertueux, et donc heureux. Même si Machiavel, dans Le Prince, retient du Stagirite, contre Platon, que la politique relève de la prudence et non de la science – car les affaires humaines sont faites d'une matière changeante, soumise aux circonstances –, il rompt avec ses prédécesseurs car il autonomise la sphère du politique.

L'action politique est définie du point de vue du Prince, c'est-à-dire d'un aventurier et non d'un héritier du trône, qui s'empare par les armes d'une principauté. Tel est pour le Florentin le cas paradigmatique du geste politique – un geste archaïque provoqué par la libido dominandi, un acte qui ne repose sur aucun droit mais qui fonde le droit par la force et traduit la violence naturelle de l'homme, être de passions bien plutôt que de raison. Si la violence du lion est nécessaire pour s'emparer du pouvoir, la ruse du renard convient mieux pour assurer sa pérennité. Alors que Cicéron citait ces deux animaux et leur attribut respectif pour inciter l'homme à s'en détourner (« On peut être injuste de deux manières : ou par violence, ou par ruse […] ; l'une et l'autre sont tout ce qu'il y a de plus étrangers à l'homme », Traité des devoirs), Machiavel y voit deux modèles d ' action politique à appliquer selon les circonstances. Pour demeurer, le prince n'a pas le choix de son alliance : il doit s'appuyer sur les Grands, les nobles et les citoyens puissants qui sont tentés de lui ravir le pouvoir. Le prince ne peut se prémunir de ce risque de conjuration qu'en s'attachant aussi le peuple. Comment ? En créant l'illusion d'être un bon prince – une leçon que retient Pascal quand il décrit dans le fragment 82 comment la puissance de l ' imagination contribue au respect de l ' ordre social.

Après avoir dressé la liste classique des qualités morales que conseille la tradition du genre des miroirs du prince, qu'il parodie, Machiavel précise : « Il n'est pas nécessaire pour un prince de les avoir, mais il est bien nécessaire de paraître les avoir. » Le prince doit donc savoir jouer la comédie pour se concilier la masse des hommes, qui ne juge que par les apparences. C'est en jouissant d'une bonne « réputation » qu'il pourra gouverner avec efficacité. Non seulement cette efficacité politique – la virtu – n'a rien à voir avec les vertus, mais elle en est même l'ennemi : ce qui est vice en morale est vertu en politique. Le peuple, prisonnier consentant de l'illusion, préférera toujours les apparences les plus séduisantes à la vertu la plus intègre. Selon Machiavel, lui-même auteur de comédies, le pouvoir doit faire l'objet d'une savante mise en scène, et le prince menteur être un acteur portant en fonction des circonstances le masque approprié. L'efficacité de l'illusion, irréductible à toute critique, témoigne de l'autonomie du politique et de l'inutilité de la justice.

2. La démolition des fondements traditionnels de l'autorité

a. Justice et force

L'autorité est traditionnellement liée à la justice : dans une société hiérarchisée, les dominants l'emportent soit par leur ascendance, ce qui est le cas des patriciens chez les Romains, soit par leur sagesse, tel le philosophe-roi dans La République de Platon. En théorie, donc, l'autorité n'est pas synonyme de tyrannie ou de domination illégitime, dans la mesure où « là où la force est employée, l'autorité proprement dite a échoué102 ». Si le pouvoir réside en effet dans l'application d'une force, l'autorité n'est que la force qui légitime l'application de la force. Ainsi l'autorité est-elle toujours seconde, c'est-à-dire transmise : force au second degré, elle n'est possible que dans un jeu à trois, impliquant la présence d'un détenteur de l'autorité, d'un agent à qui elle est transmise et d'un tiers qui autorise et légitime cette transmission. Or, Pascal s'attaque au fondement même de cette légitimité : seul le hasard (Premier Discours) a présidé à l'établissement des distinctions sociales – qui ne sont pas un titre de nature, mais un établissement humain. Et ce hasard lui-même s'enracine dans une vision noire de la nature humaine – la guerre des appétits de domination qui a conduit à l'instauration d'un ordre purement conventionnaliste. Ainsi la justice tire-t-elle son origine de la force, non de l'autorité :

Justice, force. – Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste (298).

Mais dans la mesure où la force s'impose plus facilement que la justice, il est plus évident de justifier la force que de fortifier la justice. En effet, celle-ci est « sujette à dispute », tandis que « la force est très reconnaissable et sans dispute » :

Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste (298).

Le lien entre justice et force dans ce fragment déconstruit la conception traditionnelle de l'autorité : s'il convient de réunir justice et force, c'est parce qu'il est impossible de s'appuyer sur la justice. Seule la force, la domination effective, est au fondement de l'ordre social en place.

Ainsi Pascal s'inscrit-il dans une tradition dont on trouve le fondement chez les sophistes : c'est la force qui a décidé du droit et de la justice, non une quelconque loi naturelle (voir l'Introduction, p. XLV). Plus encore, là où Calliclès, dans le Gorgias 103, soutenait contre Socrate que cette force naturelle – force physique ou ruse – fondait une légitimité à l'emporter sur les plus faibles, c'est-à-dire un véritable droit de nature, Pascal semble s'en tenir à un simple constat : pas de « droit du plus fort » au sens strict du terme, mais l'idée que le désir naturel de dominer autrui a amené les plus forts à l'emporter sur les plus faibles, et à maintenir en place cet état de fait par l'élaboration des lois : le Premier Discours et le fragment 304 soulignent en effet l'artifice conventionnaliste qui a permis d'entériner ce coup de force en l'inscrivant dans la durée :

Figurons-nous donc que nous les [les sociétés humaines] voyons commençant à se former. Il est sans doute qu'ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu'enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît ; les uns la remettent à l'élection des peuples, les autres à la succession de naissance, etc. (304).

Une telle conception, applicable à la personne du souverain, comme le suggère aussi l'apologue qui ouvre les Trois Discours, réduit de façon subversive l'autorité à la force et à la coutume, qui « est notre nature » (89) : « Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? » (92).

La justice devient alors règne des apparences, manifestation de la folie humaine : il n'y a d'autre fondement au respect dû aux Grands que la force. Le souverain possède avec lui cette force (299 et 308) ; et, à partir de cette critique de l'autorité royale, Pascal esquisse le tableau de l'ensemble des rapports sociaux. Du côté de la force se situent toutes les hiérarchies sociales : le roi incarne la force car il est accompagné « de gardes, de tambours, d'officiers, et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur » (308), de même que les aristocrates s'imposent par ceux qui les servent – on ne respecte pas un « homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais » pour ce qu'il est, mais par crainte de son escorte (315). En effet, c'est parce qu'il s'est accoutumé à voir associés à la personne du souverain des « trognes armées qui n'ont de main et de force que pour eux » (82) que l'homme ne dissocie plus la personne du roi de l'appareil qui l'entoure et constitue sa force. Le « respect » et la « terreur » (308) éprouvés par le sujet devant le roi reposent sur cette confusion : le sujet, par habitude, investit le roi d'une autorité, d'une « surpuissance » qu'il ne possède point en soi, ce que suggère aussi le Premier Discours – là où le roi tire son pouvoir du hasard et de la coutume, le peuple croit qu'il vient « d'une force naturelle » (308), d'où la mise en cause par Pascal de l'analogie entre le roi et Dieu : « “Le caractère de la Divinité est empreint sur son visage, etc.” » (ibid.). C'est l'ultime stade d'une démystification très hardie de la monarchie de droit divin.

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Pierre Mignard, Louis XIV devant Maastricht couronné par la Victoire (1673)

Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon

© RMN (Château de Versailles) / Daniel Arnaudet

 Après un long séjour en Italie où il s'imprègne de la manière de Carrache et des baroques italiens, et lors duquel ses talents de portraitiste lui attirent les faveurs du pape Urbain VIII, Pierre Mignard (1612-1695) est rappelé en France en 1657 par Louis XIV. Lié aux grands esprits de son temps – Molière, La Fontaine, Racine, Boileau, Bossuet –, il sait également s'attirer les attentions des femmes de la cour : Mme de Montespan, Mlle de La Vallière et Mme de Sévigné, entre autres, lui commandent des portraits. En juin 1687, le roi l'anoblit, et en 1690, à la mort de Le Brun, son grand rival, il est nommé premier peintre du roi.

 Louis XIV, dont il faisait le portrait pour la dixième fois, lui dit un jour : « Mignard, vous me trouvez vieilli ? – Sire il est vrai que je vois quelques victoires de plus sur le front de Votre Majesté. » C'est justement l'une de ces victoires que célèbre Mignard dans le tableau ici reproduit, celle de son armée sur la ville de Maastricht, conquise en treize jours en 1673. Sur cette huile sur toile, qui s'inscrit dans une tradition du portrait équestre illustrée par Titien, Rubens et Vélasquez, un ange s'apprête à déposer sur la tête de Louis XIV une couronne de laurier, symbole de la victoire dans la Rome antique. Mignard s'attache à mettre en scène la puissance guerrière du roi, costumé « à l'antique », avec cuirasse et sandales romaines, manteau flottant au vent de la victoire, sur son cheval vif qui se cabre légèrement.

 Ce costume offre un parallélisme visuel avec les éloges poétiques de Desmaret ou de Furetière comparant Louis XIV aux grands généraux de l'Antiquité, à Pompée ou à Alexandre le Grand. Mignard joue donc ici sur l'imagination du spectateur, même si, comme le dit Pascal, « nos rois n'ont pas l'habit seulement, ils ont la force » (82).

b. Puissances de l'imagination

L'imagination est une autre raison du maintien de cet ordre, ce qu'analyse en détail le célèbre fragment 82, qui tranche sur les autres par son ampleur ; plongeant le lecteur dans l'intériorité du sujet, Pascal transforme toutes les facultés cognitives en allégories : l'allégorie de l'Imagination, « maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours », fait d'elle une puissance qui humilie en nous la raison, la capacité de discerner le vrai du faux. Si la raison s'avoue d'emblée vaincue, ayant perdu tout repère axiologique, c'est que l'imagination est avant tout confusion, dérèglement de notre manière de percevoir le monde extérieur et les hiérarchies sociales : toute la société semble soumise au pouvoir de l'imagination : elle a établi en l'homme une « seconde nature » qui plonge le sujet dans un monde d'images, d'apparences, d'illusions. Pire encore, ce mensonge « remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison ». Car la raison nous confronte à notre vanité, alors que l'imagination permet au moi tyrannique de s'épanouir en fatuité ; ceux qui ont des « sciences imaginaires » occupent les plus hautes places dans l'échelle sociale, là où les êtres raisonnables demeurent dans l'ombre, incapables de l'emporter par les seules armes du logos. Le « respect » et la « vénération » pour ceux qui inspirent l'imagination, comme le magistrat, l'avocat, le juge, et les médecins cités dans la suite du fragment, illustrent le règne de cette puissance dans le champ de toutes les affaires humaines :

Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique (82).

Le cérémonial et l'apparat nécessaires aux juges sont les signes mêmes qu'ils sont incapables de vraie justice :

S'ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets carrés ; la majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même. Mais n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là, en effet, ils s'attirent le respect (82).

Nous ne respectons pas les hiérarchies sociales pour ce qu'elles sont, mais pour ce qu'elles paraissent. Cette tyrannie du paraître achève de ruiner le fondement rationnel de la justice : tous les ressorts politiques et sociaux, y compris les lois, sont soumis à la domination de ces magistrats qui impressionnent l'auditoire par toutes les ficelles de la rhétorique du paraître. Pour la même raison, les grandeurs d'établissement sont foncièrement artificielles : « Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? » (82).

3. La relativité de la justice

a. La multiplicité des lois

Ainsi, les notions de force et d'imagination permettent à Pascal d'instruire le procès de la justice : là où nous voyons d'ordinaire un ordre fondé sur un droit naturel, c'est l'arbitraire fondé sur la coutume que le moraliste dévoile. D'où l'extraordinaire variété des lois, analysée notamment dans les sections « Misère de l'homme sans Dieu » et dans « La justice et la raison des effets » (articles II et V de l'édition Brunschvicg).

Qui dit coutume dit en effet ignorance, règne de l'opinion et de l'arbitraire : en raisonnant par l'absurde dans le fragment 294, Pascal déconstruit l'illusion d'une justice universelle. La simple observation des mœurs et des différentes lois en vigueur dans chaque pays suffit à montrer qu'il n'existe pas de norme universelle, mais des « fantaisies » et des « caprices » propres à chaque peuple : à la « véritable équité », à la « justice constante », « plantée dans tous les États du monde et dans tous les méridiens », s'opposent « la maxime […] que chacun suive les mœurs de son pays », le constat que « trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence », que « les lois fondamentales changent » avec le temps, tant « le droit a ses époques104 ». Il s'agit donc d'une relativité à la fois spatiale et temporelle : en témoigne la rivière qui, tout comme la chaîne des Pyrénées entre la France et l'Espagne, sépare deux territoires soumis à des lois différentes (293 et 294), ou encore le passage d'une conception de la justice à l'autre, en fonction des époques historiques (294). « Plaisante justice qu'une rivière borne », conclut Pascal dans le fragment 294, après avoir opposé à son interlocuteur fictif, un esprit fort sans doute, partisan de la naturalité du droit, cette gigantesque cacophonie :

… Sur quoi la fondera-t-il, l'économie du monde qu'il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? il l'ignore. Certainement, s'il la connaissait, il n'aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays ; l'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu'on ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence ; un méridien décide de la vérité ; en peu d'années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques, l'entrée de Saturne au Lion nous marque l'origine d'un tel crime. Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà (294).

Finalement, c'est « la témérité du hasard qui a semé les lois humaines » (294) : en contemplant les différents systèmes législatifs, les différentes conceptions du pouvoir, Pascal prolonge le pyrrhonisme de Montaigne, qui met à bas la notion de norme constante et universelle : la force de la coutume, le hasard, les bouleversements dus à l'histoire de chaque pays renvoient en effet à la maxime pyrrhonienne selon laquelle « tout branle avec le temps » (ibid.). De nombreuses pensées illustrent cette variété ; les fragments 291 à 293 mettent en valeur la relativité des conceptions du juste et de l'injuste, l'incohérence des coutumes, des lois, des usages qu'on appelle justice : il en va ainsi du fragment 293, où l'on est assassin ou brave en fonction de la position géographique que l'on occupe.

MONTAIGNE ET LE PYRRHONISME 1105

Dans son « Apologie de Raymond Sebond » (Essais, II, 12), où il discute les thèses de Raymond Sebond, théologien et philosophe catalan (fin du XIVe siècle-1436), Montaigne veut ruiner les prétentions de la raison à atteindre la vérité. Le plus développé de tous les essais est ainsi un véritable manuel de scepticisme.

En effet, Montaigne y montre que, s'il est louable à un chrétien d'« accommoder au service de la foi les outils naturels et humains que Dieu [lui] a donnés », la foi reste irréductible à la raison. Son objectif est d'humilier la prétendue toute-puissance de la raison, grâce à laquelle, plaçant l'homme au centre du monde, les chrétiens aussi bien que les libertins croient atteindre la vérité – position que Pascal, de son côté, condamne sous le nom de « dogmatisme ». Par là, Montaigne en vient à faire un éloge du pyrrhonisme.

Convaincus de la faiblesse de la raison, les sceptiques, ou pyrrhoniens, du nom du philosophe grec Pyrrhon, ne croient pas en une vérité rationnelle, éternelle et universelle. Les coutumes, l'imagination, les sens sont trompeurs : nous avons tort de nous fier à la raison. Ainsi, le rôle que lui concède Montaigne consiste non pas à discerner la vérité, mais seulement à détruire les vérités prétendues afin de les réduire à ce qu'elles sont : de simples opinions. C'est donc un rôle purement critique, destructeur, menant au doute, celui-ci étant consubstantiel à la raison. Cette entreprise de démolition à laquelle se livre l'auteur de l'« Apologie de Raymond Sebond » le conduit à montrer que le monde extérieur n'est qu'apparences, et que l'être est soumis au temps, à la mobilité, à la relativité. En témoigne notamment la justice humaine : « La droiture et la justice, si l'homme en connaissait qui eût corps et véritable essence, il ne l'attacherait pas à la condition de cette contrée ou de celle-là : ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indes que la vertu prendrait sa forme. »

Même si l'homme a besoin de croire que sa justice est la justice, il faut qu'il assume une situation ambiguë : certes, il a en lui l'idée d'une justice universelle, mais celle-ci lui échappera toujours. Le droit positif et la vraie justice ne pouvant jamais coïncider, il faut prendre acte de cette inadéquation et désamorcer son caractère tragique. Pour ce faire, Montaigne distingue vie publique et vie privée, et tente de concilier l'utile et l'honnête. La tromperie est selon lui nécessaire à l'ordre politique. Il consent donc volontiers à l'ordre du paraître : « Je ne veux pas priver la tromperie de son rang ; je sais qu'elle a souvent servi profitablement. » Mais il ne renonce pas pour autant à « la justice en soi, naturelle et universelle » (distincte de la « justice nationale », adaptée aux besoins de nos sociétés), qui doit servir à normer les actes des individus dans leur vie privée.

En somme, on ne trouve pas de réforme politique du droit positif chez Montaigne, mais une séparation entre le libre jugement intellectuel et la soumission aux lois en place : « Le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse [la foule] et la tenir en liberté et puissance de juger librement les choses », même si « c'est la règle des règles, et générale loi des lois, que chacun observe celles du lieu où il est ». Toutefois cette séparation n'est pas absolue. Elle s'opère plutôt par essais, par ajustements, qui sont le fait de chaque individu. Si la vie publique arrache l'homme à lui-même, il ne doit pas non plus s'en détourner entièrement et se limiter à sa seule sphère intérieure. Il lui faut donc à la fois consentir et se refuser à la comédie de la justice et de la politique, en sachant qu'aucune règle générale n'est applicable, si ce n'est celle de la modération.

1. Nous reprenons ici les analyses de M. Conche, Montaigne et la philosophie, « Le pyrrhonisme dans la méthode », PUF, 2007, p. 27-42.

b. Grandeurs naturelles et grandeurs d'établissement

Derrière le tableau des coutumes et des lois, c'est bien la vanité du sujet que Pascal entend mettre en lumière, ainsi que les contradictions de l'homme : « Les Suisses s'offensent d'être dits gentilshommes, et prouvent leur roture de race pour être jugés dignes de grands emplois » (305), tandis que les usages, en France, sont inverses, ce qui montre la relativité et la variabilité des systèmes politiques. Ces incohérences touchent enfin au choix des dirigeants :

Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un État, le premier fils d'une reine ? L'on ne choisit pas pour gouverner un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu'ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi ; cela est net, il n'y a point de dispute (320).

Le pouvoir s'établit sur la coutume, car celle-ci, en dépit de son caractère arbitraire, constitue un fondement « incontestable ». Mais l'attitude des Grands à qui le pouvoir se voit ainsi confié renvoie à la disproportion inhérente au sujet : en témoignent leur prétention à vouloir se faire admirer pour ce qu'ils ne sont pas et le décalage qui existe entre la grandeur sociale et la bassesse morale. Dans le Second D iscours, Pascal souligne en effet cette absence de justesse : « l'injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d'établissement, ou à exiger les respects d'établissement pour les grandeurs naturelles » (p. 252). Il met ici en garde son interlocuteur contre une « injustice visible, et cependant […] fort commune à ceux de votre condition, parce qu'ils en ignorent la nature » (p. 251) : comme le suggère le fragment 320 des Pensées, la grandeur d'établissement ne reflète en rien la grandeur naturelle – les qualités morales ou intellectuelles, notamment la capacité à diriger. Lorsque Pascal évoque les « vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter » (Troisième Discours, p. 255), il vise les divertissements des Grands, qui se perdent, se damnent « par l'avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! » (ibid.). La problématique du divertissement, développée notamment dans les fragments 139 à 143, illustre cette perte dans l'extériorité et le tourbillon des affaires humaines : « tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre » (139). Les divertissements royaux apparaissent en ce sens comme l'emblème de l'injustice attachée aux grandeurs d'établissement, et plus généralement de la disproportion humaine : le roi est celui qui donne le plus à parler de lui et à imaginer, alors que, privé du divertissement, il est le plus malheureux des hommes (142).

Ainsi Pascal achève-t-il de déconstruire l'artifice des lois humaines, en montrant que derrière la prétendue harmonie et l'ordre sont tapis le règne féroce des appétits et la volonté de dominer l'autre : aucun autre fondement que l'usurpation et la force ne peut rendre compte de l'organisation de la polis. D'où le constat désabusé de la multiplicité des lois, qui se contredisent et s'annulent mutuellement, renvoyant en dernière instance aux disproportions de l'homme, sujet du « divertissement ». Cette vision noire de la justice humaine heurte donc frontalement la conception de la cité des hommes comme image de la cité de Dieu, et s'inscrit bien dans la continuité de la vision augustinienne : la vraie justice n'existe pas dans la cité des hommes, mais dans la Jérusalem céleste établie après que Dieu aura jugé les vivants et les morts.

97Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, op. cit., p. 128.

98 Ibid ., p. 129.

99Montaigne, Essais, II, 12  : « La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c'est l'homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et voit logée ici, parmi la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, la plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois ; et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel sous ses pieds » (orthographe modernisée).

100 Vanitas dérive de vanus, qui signifie « creux », « vain » : la vanité est la « vaine apparence », la « frivolité », la « fanfaronnade ».

101« Vous êtes […] environné d'un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c'est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence » (Troisième Discours, p. 254).

102Hannah Arendt, « Qu'est-ce que l'autorité ? », in La Crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 123.

103Voir notamment 482b-485a (Gorgias, GF-Flammarion, trad. M. Canto-Sperber, 2007, p. 211-214).

104Cette « théorie des climats » avant l'heure sera reprise par Montesquieu, dans De l ' esprit des lois (1748).

105Nous reprenons ici les analyses de M. Conche, Montaigne et la philosophie, « Le pyrrhonisme dans la méthode », PUF, 2007, p. 27-42.