C. Justice humaine et justice divine :
de l'ordre de la concupiscence à l'ordre de la charité
1. La double nature de l'homme
L'homme est habité par les contraires. On l'a vu, il est misérable : vanité, bassesse morale, concupiscence le poussant à être sans foi ni loi, incapacité à connaître par la raison le bien et la justice caractérisent la première face de son être dual. « L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant […]. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever » (347). La pensée qui le grandit n'étant pas ici source de savoir mais prise de conscience de la misère (416), effroi même et humiliation de l'illusion de l'amour-propre. En disant à la fois sa misère et sa grandeur, Pascal brosse un portrait de l'homme fort paradoxal. Deux natures contraires coexistent en lui sans s'exclure, « quelle chimère est-ce donc que l'homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ? » (434), et Pascal de multiplier dans les Pensées, notamment dans les sections « Misère de l'homme sans Dieu » et « La morale et la doctrine » de l'édition Brunschvicg, des renversements sans fin, afin de pousser le lecteur dans ses derniers retranchements : « S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu'à ce que qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible » (420). Si par le cœur et l'instinct qui le grandissent, l'homme s'élève jusqu'aux anges, et donc jusqu'à Dieu, sa concupiscence le cloue au sol et le rapproche de la bête : « Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre » (418).
Pascal creuse l'analyse dans le fragment 425 : ce qui fait souffrir l'homme est même la preuve de sa grandeur. Si le divertissement ne le mène à aucune satisfaction durable, si sa quête ne peut s'achever et finit par le perdre, c'est qu'il garde la trace d'un souverain bien sans toutefois connaître le chemin pour l'atteindre. S'il l'ignorait, il vivrait dans une innocence bienheureuse, « Car qui se trouve malheureux de n'être pas roi, sinon un roi dépossédé ? » (409). Ses vagues souvenirs, sous forme d'une « image de la vérité » et d'une « idée du bonheur » (434), font naître en lui un désir désespéré, un constat douloureux d'impuissance et le sentiment d'une perte irrémédiable : « Voilà un étrange monstre, et un égarement bien visible. Le voilà tombé de sa place, il la cherche avec inquiétude » (406). Il est incapable d'être dans une totale ignorance de la justice, mais tout aussi impuissant à la connaître par la raison.
Cette contrariété se lit dans la coexistence en l'homme de la raison, du cœur et de l'instinct. L'homme n'est pas qu'un être doué de raison (logos) et la raison elle-même élabore ses connaissances sur des premiers principes qui lui sont donnés par le cœur et l'instinct. Tandis que la discursivité de la raison est laborieuse et sujette à l'erreur, l'intuition est immédiate et absolument certaine. « Plût à Dieu que nous […] connussions toutes choses par instinct et par sentiment ! Mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a, au contraire, donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement » (282). Certes, les hommes ont conservé l'instinct de la justice réelle, mais il est si confus qu'il ne leur est d'aucune aide pour y accéder et ne fait même qu'accroître leur misère. Leur nature première originelle dont témoigne cet instinct est si bien recouverte par la coutume, une deuxième nature (430), que la première semble définitivement perdue. Les hommes sont-ils donc condamnés à vivre dans l'injustice en ayant le désir de la justice divine, seule véritable ? Sont-ils destinés à ne jamais comprendre pourquoi Dieu les a abandonnés à un tel sort ?
2. Justice humaine et justice divine :
l'enjeu théologique du péché originel
L'anthropologie pascalienne de la justice et de la condition humaine trouve en effet sa justification dans la théologie du Deus absconditus (« dieu caché », 194) : le passage de l'une à l'autre permet de rendre compte des contradictions humaines et vise à persuader les esprits forts de la nécessité de parier sur Dieu pour passer de l'ordre de la concupiscence à l'ordre de la charité. Seule cette exégèse du péché originel permet de rendre compte de l'obéissance paradoxale due aux lois humaines.
En effet, le caractère tragique de l'existence humaine tire sa source de la lecture augustinienne du péché originel : dans la Genèse, Adam et Ève, après avoir écouté les conseils séditieux du serpent, décidèrent de manger du fruit de l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal, alors que Dieu le leur avait expressément défendu. Comme le rappelle Paul Ricœur111, le dialogue initial entre Dieu et sa créature repose sur une limite : la tâche de cultiver et de garder le jardin d'Éden vise à rendre l'homme responsable, tandis que l'interdit structure l'ordre créé : la Loi est certes une limite, mais cette limite est constitutive de l'homme, distinct de l'illimité divin. Si l'homme est à l'image de Dieu, il s'en distingue en effet nettement, en tant qu'il est créé dans un temps donné, par un créateur, pour une mission – régner sur la Création, sous l'autorité de Dieu et de sa Loi. Donc, l'interdit ne porte pas tant sur le fait de manger tel ou tel fruit, mais sur l'autorité de Dieu, auteur du commandement, qui le situe dans l'inaccessible. Et la transgression de cet interdit amène, à l'issue d'une scène judiciaire – Dieu juge de la culpabilité des trois acteurs –, à une punition bien ambiguë : ce qui est donné à l'homme et à la femme, c'est la nudité, le travail, la souffrance et la mort. Mais ce qui est acquis, c'est la connaissance du bien et du mal, c'est-à-dire la capacité d'exercer la justice dans le champ des affaires humaines112.
Pourtant, ce n'est pas cette conception « optimiste » de la Genèse – « l'heureuse faute » chère aux philosophes des Lumières – qui est mise en avant par saint Augustin puis par Pascal : tous deux distinguent nettement entre état prélapsaire (antérieur à la chute) et état postlapsaire (postérieur à la chute). À l'origine, Dieu veut sauver tous les hommes qui observent sa loi, d'où la création d'Adam comme être juste et libre de faire le bien et le mal. Le péché originel marque une rupture radicale : dans la mesure où l'homme était libre de ne pas le commettre, il en est seul responsable, et se détourne volontairement du dialogue avec Dieu. Si sa liberté subsiste, elle est altérée par la concupiscence qui l'a poussé à se préférer lui-même. S'il n'écoutait donc que sa propre loi, Dieu aurait pu damner l'espèce humaine – l'interdit portait en effet sur la mort113 – mais il ne détruit pas pour autant sa Création. C'est sur ce point que Pascal insiste dans le fragment 434, qui fournit l'explication théologique de l'anthropologie :
si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance ; et si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. Mais, malheureux que nous sommes, et plus que s'il n'y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur, et ne pouvons y arriver […] tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus (434).
Le paradoxe que constitue l'homme pour lui-même vient de cette double nature : une première nature tournée vers l'innocence, la vérité et la félicité, car l'homme a été créé à l'image de Dieu ; et une seconde nature proprement contradictoire, prise entre « grandeur passée » et « faiblesse présente » (435). D'où la critique conjointe adressée aux calvinistes et aux jésuites qui, comme les sceptiques et les dogmatiques, ne considèrent qu'une moitié de la véritable condition humaine, ce que Pascal développe dans le fragment 435 : « Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états, avec une voix si puissante qu'il est impossible de résister ? »
Plus encore, notre raison impuissante – corrompue qu'elle est par le péché originel – ne nous permet pas de comprendre par nous-mêmes ce principe, « que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu » (441), mais conserve néanmoins trace de sa grandeur passée : l'homme répugne en effet à considérer comme juste la loi divine, celle qui fait de la transmission du péché du premier homme jusqu'à nous la vérité de notre condition contradictoire : « l'homme passe infiniment l'homme » (434). Pascal insiste notamment dans le fragment 233 sur ces deux conceptions différentes du juste et de l'injuste, pour mieux faire ressortir l'inanité de la justice humaine :
Il n'y a pas si grande disproportion entre notre justice et celle de Dieu, qu'entre l'unité et l'infini. Il faut que la justice de Dieu soit énorme comme sa miséricorde (233).
Nous avons tendance à considérer que la transmission du péché est non seulement « impossible » mais aussi « injuste » :
Car il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste ; car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté, pour un péché où il paraît avoir si peu de part, qu'il est commis six mille ans avant qu'il fût en être (434).
Ainsi la justice divine nous dépasse-t-elle de toutes parts, renversant les critères traditionnels du juste et de l'injuste : nous sommes inconnaissables à nous-mêmes sans la révélation de cette transmission du péché, « de sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à l'homme » (ibid.).
3. Une possible « réparation » ? Des lois humaines à la loi divine
C'est pourquoi Pascal entreprend d'humilier la raison en l'homme pour mieux le relever : la raison est incapable de rendre compte de la définition contradictoire de l'homme comme de certaines notions (les notions géométriques, par exemple), alors que l'intuition et le cœur permettent de les appréhender, ce que montre le début de la première section de l'édition Brunschvicg, « Pensées sur l'esprit et sur le style », ainsi que le fragment 282. Il faut donc appuyer tous nos discours, toutes nos connaissances sur les intuitions du cœur. Dès lors, chercher Dieu passe par la soumission de la raison aux vérités intuitives, dans la mesure où « le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point » (277) : « C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison » (278). Donc, toujours dans une optique augustinienne, le moi ne peut trouver Dieu qu'en lui-même, non dans la nature ou le monde extérieur, ni dans les ouvrages des philosophes : c'est en nous que réside le Royaume de Dieu, ce que souligne le fragment 485. De cette manière, certains hommes bénéficient déjà grâce à Dieu d'une connaissance intuitive du Royaume des Cieux : « Et c'est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés » (282).
Finalement, le remède à nos contrariétés semble résider dans l'humiliation de notre nature, même si nul ne peut jamais être persuadé de son salut : c'est là toute l'ambiguïté des Pensées. Si certains fragments insistent sur cette nécessaire humiliation pour trouver Dieu, d'autres montrent que cette ascèse spirituelle est déjà donnée par Dieu – l'homme ne peut en lui-même contribuer à son salut. Certes, l'athée doit parier sur l'existence de Dieu, nous l'avons vu, mais il y a loin de la connaissance de Dieu à l'amour, d'où les fragments 189 et 190 sur la nécessité de plaindre les « incrédules » et les « athées qui cherchent ». L'appel pascalien à chercher Dieu est donc insuffisant :
Avant que d'entrer dans les preuves de la religion chrétienne, je trouve nécessaire de représenter l'injustice des hommes qui vivent dans l'indifférence de chercher la vérité d'une chose qui leur est si importante, et qui les touche de si près » (195).
Car il faut non seulement chercher Dieu, mettre la religion « dans l'esprit par les raisons », mais aussi l'aimer, mettre la religion « dans le cœur par la grâce », ce qui est la marque de la vraie justice, à l'inverse de la terreur dont usent certains : terrorem potius quam religionem (« la terreur plutôt que la religion », 185). L'amor Dei est en ce sens haine de soi, « il faut n'aimer que Dieu et ne haïr que soi » (476).
Il semble bien exister un remède au péché originel, à considérer certains fragments : si l'on pousse jusqu'au bout l'augustinisme de Pascal, la grâce est certes « efficace », et ne touche que certains hommes indépendamment de leurs mérites, mais la religion chrétienne, aimable, est qualifiée à maintes reprises de « remède » par Pascal : le fragment 450 insiste ainsi sur « la vérité d'une religion qui […] promet des remèdes si souhaitables », tout comme le fragment 493 : les remèdes sont ici « humilité, mortification », donc haine de soi susceptible de contrer en nous l'orgueil comme la « paresse » de ne pas chercher Dieu, alors qu'il nous a « découvert en lui deux qualités pour les guérir : sa miséricorde et sa justice » (497). Ainsi, la justice divine, Loi qui élit les bienheureux, doit nous pousser à la vertu et à l'ascèse, à la « mortification », afin de nous efforcer, autant que faire se peut, de nous déprendre de notre seconde nature. Ce remède est préfiguré par le corps spirituel que constitue l'Église : les « chrétiens parfaits » ne peuvent être certains du salut mais peuvent éviter de se damner, selon la conclusion du Troisième Discours :
Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité (p. 255).
Un tel royaume est bien entendu utopique sur terre, sauf au sein de l'Église, qui permet de passer de l'ordre de la concupiscence à l'ordre de la charité.
La voie qui mène donc à l'espérance du salut repose sur la loi divine, contenue tout entière dans les Écritures : si Dieu demeure caché, Jésus-Christ, par le mystère de l'Incarnation, est en effet devenu à la fois Dieu et homme, ce que souligne le fragment 546. Jésus est le médiateur du lien brisé entre Dieu et l'homme, et « l'Écriture, qui n'a que Jésus-Christ pour objet » (548), permet au chrétien de connaître Dieu par son fils, tout en connaissant en même temps sa misère, car « ce Dieu-là n'est autre que le réparateur de notre misère » (547). Dès lors, méditation sur les Écritures, prière, exercice de la vertu n'ont qu'un but : entrevoir la véritable justice, celle qui est exempte de toute violence, respecter la loi divine fondée sur un ordre nécessaire, et non sur la concupiscence humaine : par Jésus-Christ, nous pouvons accéder à la connaissance de la volonté divine, lui qui a adopté « nos péchés », et « nous a admis à son alliance » (668). Il faut pour cela définitivement s'éloigner des lois humaines, et prendre pour « règle » non notre volonté mais « la volonté de Dieu » : « tout ce qu'il veut pour nous est bon et juste, tout ce qu'il ne veut pas, mauvais » (ibid.).
111André LaCoque et Paul Ricœur, Penser la Bible, « Penser la Création », Seuil, 1998.
112« Et que dire de la connaissance du bien et du mal ? N'est-elle pas le résumé de toutes les ambiguïtés de la condition humaine ? C'est certes par une faute qu'elle a été obtenue, mais elle désigne une dimension à jamais irrévocable de l'humain », ibid., p. 74.
113« Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez » (Genèse, 3).