II. LA JUSTICE DANS LES RAISINS DE LA COLÈRE
Les articles écrits par Steinbeck dans les années 1930 au sujet des migrants du Dust Bowl et de leurs conditions de vie en Californie soulignent le paradoxe qui caractérise la situation de ces familles jetées sur les routes par la misère et l'expropriation : elles se retrouvent dans un pays de cocagne, aux vallées verdoyantes, aux vergers en fleurs, dans lequel pourtant elles meurent de faim. Ce contraste est révélé par le titre d'un article de 1938, publié dans le Monterey Trader, « Famine sous les orangers » (« Starvation Under the Orange Trees »), dans lequel Steinbeck souligne cette injustice profonde, visible, manifestée par les campements insalubres dans lesquels les migrants s'agglutinent, à quelques mètres seulement d'une terre fertile dont les arbres ploient sous le poids des fruits.
L'image d'une Terre promise qui se révèle être une terre vaine, où les rêves de bonheur et de fortune se dessèchent comme les plants de maïs de l'Oklahoma, parcourt Les Raisins de la colère. L'injustice y est le moteur de l'intrigue ; elle oblige les Joad à se mettre en route dans l'espoir de trouver une vie meilleure, espoir bien vite déçu : toute la seconde partie du roman, qui se déroule en Californie, se présente comme une véritable cartographie de l'exploitation. Les Joad sont sans cesse obligés de déménager, de reprendre leur chemin, sans jamais parvenir à prendre racine malgré la beauté du pays qui les entoure (voir la carte « L'itinéraire de la famille Joad dans Les Raisins de la colère », p. 132).
Si la justice est traditionnellement associée à l'ordre et à l'harmonie, Steinbeck fait ici le portrait d'un ordre foncièrement injuste, qui se nourrit de la misère et de la pauvreté. La concentration des terres entre les mains des puissances d'argent (notamment les banques, allégoriquement présentées au chapitre V, p. 47), l'organisation du système capitaliste autour de l'exploitation de la main-d'œuvre et de la baisse des salaires sont contraires à ce qui apparaît, en creux, comme un idéal de justice : une nation de petits fermiers cultivant eux-mêmes leur terre pour leur propre subsistance et celle de leurs concitoyens.
Soumis à cet ordre injuste, qui apparaît au début du roman comme une fatalité aussi inévitable que la sécheresse qui s'abat sur les terres de l'Oklahoma, les migrants tentent, tout au long de l'œuvre, de recréer des modèles alternatifs de société, où règne la justice. La famille, le camp – en particulier celui du gouvernement de Weedpatch, présenté comme un idéal –, sont autant de lieux au sein desquels l'être humain retrouve sa dignité. La justice répressive est remplacée par une justice communautaire, qui rétablit l'égalité fondamentale des membres du groupe et leur permet de s'unir pour mieux se battre.
On assiste alors, dans Les Raisins de la colère, à un véritable retournement. Les représentants de l'ordre sont présentés comme inféodés aux intérêts des puissants, et sont vecteurs de l'injustice. A contrario, le hors-la-loi (incarné successivement par Casy et Tom) est une figure largement positive, car il est porteur des revendications des opprimés, et, par son statut marginal, parce qu'il a renoncé à suivre une loi qu'il considère comme inique, il peut guider la révolte des humbles. Le roman tout entier donne à voir la fermentation des raisins de la colère dans le cœur des hommes qui, de victimes, deviennent acteurs de leur propre destin. Ils ne peuvent s'en remettre à des puissances supérieures, qu'il s'agisse de la nature ou de la religion : la justice ne peut venir d'en haut, elle doit sourdre de la terre et de ceux qui la travaillent.
Le roman de Steinbeck est un véritable plaidoyer ; dans sa forme même, par l'alternance entre les chapitres consacrés à la famille Joad et les chapitres intercalaires, il présente une étude de cas, une cause qu'il demande au lecteur d'épouser, en éprouvant de la compassion pour les protagonistes, mais également de l'indignation à la vue du destin qui leur est réservé. Comme l'écrit Steinbeck lui-même : « Je n'ai pas voulu écrire une histoire satisfaisante. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour irriter le lecteur, non pour le satisfaire123. »
STRUCTURE DES RAISINS DE LA COLÈRE
Chapitres I-X . Tom Joad, tout juste sorti de prison, où il a passé quatre ans pour homicide, retourne à la ferme de ses parents. En route, il rencontre le pasteur Casy, qui lui explique comment il en est arrivé à renoncer à la religion pour se consacrer aux hommes (chapitre IV). Arrivés à la ferme des Joad, Tom et Casy contemplent un paysage désolé, ravagé par les tempêtes de poussière et la sécheresse. La ferme est à moitié détruite. Muley Graves, un voisin, leur explique que la banque a saisi les terres du père de Tom, et que la famille s'est réfugiée chez son oncle en attendant de pouvoir partir vers l'Ouest (chapitre VI). Casy et Tom décident de s'y rendre, et y trouvent effectivement tous les Joad (Grand-père, Grand-mère, Pa, Man, Noah, Rose de Saron, enceinte, et son mari Connie, Al et les deux enfants Ruthie et Winfield). La famille réunie fait ses bagages et, accompagnée de Casy, part en direction de la Californie, présentée comme une nouvelle Terre promise (chapitre X).
Chapitres XI-XVIII . Les Joad se lancent sur la route 66, dans un camion brinquebalant, après avoir vendu à vil prix tout ce qu'ils possédaient. Un soir, alors qu'ils cherchent un campement, ils rencontrent un couple, les Wilson. Grand-père est malade, et finit par mourir dans la tente des Wilson. Les Joad proposent aux Wilson, dont la voiture est en panne, de la réparer et de se remettre en route tous ensemble. Ces derniers acceptent. Grand-père est enterré, pour éviter d'avoir à payer des funérailles, et les deux familles reprennent la route (chapitre XIII). La voiture tombe en panne ; Tom suggère aux autres de rester avec le pasteur, et de les laisser continuer leur route avec le camion, mais Man s'insurge et décrète que la famille ne saurait être séparée, et qu'ils l'attendront un peu plus loin. Tom, Al et Casy parviennent à trouver une pièce de rechange et à résoudre le problème, et rejoignent ensuite les autres dans un campement où le propriétaire exige qu'ils paient cinquante cents pour être autorisés à passer la nuit. Tom refuse et passe pour un agitateur communiste. Au campement, un homme en guenilles qui revient de Californie leur annonce que tout ce qu'ils ont entendu dire (le besoin de main-d'œuvre dans les vergers, les salaires élevés) n'est que mensonge, et que les gens là-bas meurent de faim tout autant que dans l'Oklahoma (chapitre XVI).
Les Joad arrivent à Needles, en Californie, mais il leur faut encore traverser le désert de Mojave. Avant de se lancer, ils s'arrêtent au bord d'une rivière, en profitent pour prendre un bain, et rencontrent à nouveau un homme qui leur dit que la Californie est un beau pays qui a été confisqué par les gros propriétaires, et qu'il ne sert à rien d'espérer y gagner beaucoup d'argent. Noah dit à Tom qu'il ne poursuivra pas le voyage, mais veut rester au bord de la rivière. Sairy Wilson, très malade, leur annonce qu'elle ne peut pas continuer le voyage. Les Joad et les Wilson se séparent. Une fois le désert traversé, alors que la famille contemple les vertes vallées de Californie, Man révèle que Grand-mère est morte la veille, qu'elle n'a pas
voulu le dire de peur qu'ils ne puissent pas traverser. La vision de la Terre promise est ainsi associée à la mort et à la séparation : les vieux, les faibles et les malades n'ont pas réussi à atteindre la Californie (chapitre XVIII).
Chapitres XIX-XXVI . Arrivés en Californie, les Joad se retrouvent dans un camp de fortune (un Hooverville) où règne la misère. Lors d'une échauffourée avec la police, Tom fait un croc-en-jambe à un shérif adjoint ; Casy propose de se dénoncer à sa place, pour lui éviter d'être renvoyé dans l'Oklahoma. Casy est emmené par la police, et les Joad quittent le camp (chapitre XX). Connie, le mari de Rose de Saron, abandonne sa femme et son enfant à naître. La famille trouve refuge à Weedpatch, dans un camp du gouvernement, bien entretenu, où règnent le respect et la solidarité (chapitre XXII). Les Joad retrouvent leur dignité et participent aux activités du camp, mais le manque de travail les force à s'en aller. Ils sont embauchés dans un verger pour ramasser des pêches. Tom, alerté par la présence policière aux abords de la ferme, profite de l'obscurité pour en sortir. Il retrouve Casy, qui lui explique que les cueilleurs sont en grève, et que les Joad et d'autres familles ont été embauchés pour briser le mouvement. Le village de tentes mis en place par les grévistes est attaqué, Casy est tué, et Tom réplique en frappant son agresseur à coups de gourdin. Rentré auprès des siens, il leur annonce son intention de partir, ce que Man refuse. Une fois la grève brisée, les salaires baissent, et les Joad reprennent la route, en cachant Tom dans le camion (chapitre XXVI).
Chapitres XXVII-XXX . Les Joad trouvent de l'ouvrage comme ramasseurs de coton. Pendant quelques jours, ils mangent à leur faim. Tom se cache dans la campagne environnante, au bord d'une rivière. Un jour, Man apprend que, lors d'une bagarre avec une petite fille, Ruthie a parlé de son grand frère et du fait qu'il a tué un homme. Elle va voir Tom pour lui dire qu'il doit partir. Il lui fait un long discours dans lequel il lui annonce qu'il va désormais consacrer sa vie au combat pour les droits des travailleurs. De retour à la ferme, Man apprend qu'Al va épouser la fille de leurs voisins, les Wainwright. La récolte du coton est presque terminée, et la saison des pluies commence. Sous une pluie battante, Pa Joad et les autres hommes tentent de construire un barrage pour éviter que les baraques ne soient inondées. Pendant ce temps, Rose de Saron accouche. Le barrage ne tient pas, et l'enfant qu'elle met au monde est mort-né. La famille Joad quitte les baraques pour trouver refuge ailleurs. Ils entrent dans une grange abandonnée, dans laquelle se trouvent un homme en train de mourir de faim et son fils. Rose de Saron accepte de le nourrir de son lait, et le roman se termine sur l'image de la jeune femme donnant le sein au vieil homme.
131Lettre de Steinbeck à son éditeur, citée dans Marie-Christine Lemardeley-Cunci, Les Raisins de la colère, Gallimard, « Foliothèque », 1998, p. 39 ; nous traduisons.