CONCLUSION
La justice semble absente du monde des Raisins de la colère. Le système auquel les migrants sont soumis est un système fondamentalement injuste qui fait d'eux des victimes, les privant de leurs droits fondamentaux à la vie, à l'égalité et à la dignité. Face à l'exploitation et à la misère, ils tentent de construire des modèles de société alternatifs, dans lesquels ces droits seront à nouveau reconnus. L'épopée des Joad est ainsi présentée par Steinbeck comme l'étude d'un cas représentatif du destin de tout un peuple, qui ne peut survivre qu'à travers la révolte. La force imaginative du roman réside précisément dans cette association entre des personnages parfois allégoriques (Man Joad, par exemple) et un contexte plus général, qui transforme leur sort en symbole.
Si Steinbeck parvient, dans son roman, à échapper au dogmatisme, c'est grâce à cette double dimension, associée à des contrastes stylistiques importants entre le verbe coloré des migrants et la tonalité parfois prophétique de la voix narrative. La revendication politique se fond dans un discours plus général sur la justice naturelle, sur les exigences fondamentales qui créent la différence entre l'être humain et la machine, entre l'homme et la bête. Il ne suffit pas de fonder les bases d'une lutte commune sur des revendications strictement politiques, il est nécessaire de retrouver le rapport à la terre, le lien organique qui unit l'homme et son environnement, pour faire renaître la justice.
À travers cette œuvre, Steinbeck montre que la Grande Dépression fut bien plus qu'une crise économique. L'exode des personnages de migrants, leur misère, les discriminations dont ils sont victimes et l'absence de perspectives qui à chaque chapitre se trouve confirmée constituent une remise en question radicale des principes fondateurs de la nation américaine. La réussite individuelle, le rêve américain, l'esprit d'initiative sont mis à mal, et semblent ne plus pouvoir donner aux États-Unis l'impulsion nécessaire pour sortir de la crise. Dès lors, il faut trouver ailleurs les fondements du renouveau. La justice individuelle est remplacée par la justice collective ; Tom se fond dans la masse pour défendre les droits des migrants, Man Joad accepte le délitement de la famille au profit d'une solidarité communautaire, les équilibres traditionnels, tels que la hiérarchie entre hommes et femmes, sont bouleversés. Sur le plan de l'écriture également, ces changements apparaissent : Steinbeck retravaille le modèle du roman réaliste et naturaliste, en plaçant au cœur de son œuvre non plus un protagoniste unique mais toute une famille.
En refusant de donner à son roman une résolution narrative, en le concluant sur une icône, il affirme sa dimension universelle et symbolique. La justice ne peut advenir que par la prise de conscience d'une commune humanité. Face à un système égoïste fondé sur le profit, la seule solution proposée est celle du don de soi, de l'ouverture à l'autre. Les Raisins de la colère sont un roman sur la survie, plutôt que sur la victoire – la survie de ce peuple qui, pendant la Grande Dépression, prend enfin sa place dans la représentation de la réalité américaine. À défaut de justice sociale, Les Raisins de la colère offre ainsi aux migrants une justice artistique, une reconnaissance de l'imaginaire.