A. L'injustice de la nature ?

Les trois œuvres de fiction que comprend notre programme, les Choéphores et les Euménides d'un côté, Les Raisins de la colère de l'autre, frappent par leur représentation d'un univers extrêmement sombre, où la nature semble une force menaçante qui, par le biais des catastrophes qu'elle inflige à l'homme ou des signes étranges et inquiétants qu'elle manifeste, lui envoie un avertissement, la promesse d'un malheur. Dans Les Raisins de la colère, la nature peut se faire resplendissante et presque édénique : les vertes collines de Californie forment un nouveau pays de Canaan où les fruits abondent. Mais ce visage riant n'est là que pour souligner, presque ironiquement, le contraste avec cette nature qui est le plus souvent terrible. La sécheresse, la poussière et enfin le déluge scandent les étapes du roman. La nature se montre alors incontrôlable, toute-puissante, forçant les hommes à partir, détruisant tout ; tout se passe comme si, douée de volonté, voire de méchanceté, elle s'acharnait contre les hommes qu'elle accable de malheurs, à loisir.

L'ouverture du roman, qui décrit le nuage de poussière, montre, d'entrée de jeu, une nature étrange et effrayante. Cette poussière qui recouvre les maïs, symbole de mort – poussière à laquelle la liturgie catholique dit que nous retournerons –, a remplacé la terre fertile ; elle s'insinue partout, sans qu'il soit possible de l'endiguer : sous les portes, dans les vêtements, dans les yeux, dans le nez. Elle transforme le paysage, le rendant méconnaissable ; les sons s'assourdissent, le vent lui-même se tait, soudainement :

L'air saturé de poussière assourdit les sons plus complètement encore que la brume. Les gens couchés dans leur lit entendirent le vent s'arrêter. Ils s'éveillèrent lorsque le vent hurleur se tut (p. 9).

C'est le silence, brutal, inhabituel, qui tire les paysans de leur sommeil, comme le ferait un bruit assourdissant : première étrangeté d'une nature qui s'inverse et va contre ses propres lois. Le jour lui-même n'est plus le jour, aube et crépuscule se confondent :

L'aube se leva, mais non le jour. Dans le ciel gris, un soleil rouge apparut, un disque rouge et flou qui donnait une lueur faible de crépuscule ; et à mesure que le jour avançait, le crépuscule redevenait ténèbres et le vent hurlait et gémissait sur le maïs couché (p. 9).

Le soleil, plaie saignante, « rouge comme du sang frais caillé » (p. 10), est un astre de mort, lourd de menaces ; la nature est apocalyptique, et dresse un paysage de fin du monde. Or, ce dérèglement cosmique, s'il nous rappelle, à dessein, l'Apocalypse de la Bible, n'est pas sans points communs avec le monde inversé dépeint par Eschyle dans les Choéphores. Chez Eschyle aussi règne une nuit permanente, contre-nature, car le soleil est détourné de sa voie par la présence du palais royal, qui ne peut être éclairé d'aucune lumière, pas même naturelle :

Ô foyer de pure affliction,

effondrement de ce palais.

Repoussant le soleil, odieuse aux mortels,

l'ombre recouvre de son voile

les maisons dont le maître est mort. (v. 49-53)

La nature sort donc de l'ordre qui lui est assigné, supposé immuable. Est-ce là injustice de la part de la nature, et cette injustice est-elle motivée par une volonté, injustifiable, gratuite, de persécuter des hommes ? Chez Eschyle, l'ordre perturbé du cosmos semble bien refléter une perturbation dans l'ordre social et proprement humain : si le soleil ne touche plus le palais, c'est que le maître de ce palais est mort ; un état de fait antinaturel – une maison sans maître de maison – est reflété par un bouleversement contre-nature du cosmos. La nature ne semble donc pas injuste, puisque précisément son comportement est justifiable : il reproduit celui des hommes. Chez Steinbeck, la référence à l'Apocalypse semble bien faire de la nature et de ses plaies une juste vengeance envoyée d'en haut pour punir les hommes de leurs crimes : dans la Bible, l'Apocalypse intervient à la fin des fins, pour punir les mauvais par des maux éternels. Mais à cette lecture surnaturelle se superpose une lecture rationnelle – et c'est là peut-être ce qui fait la force de ce passage. Le phénomène naturel – la transformation des terres en poussière – est la conséquence logique d'une surexploitation des terres ; et si la description en est effrayante et de tonalité biblique, elle est, dans le même temps, extrêmement précise, d'une minutie presque scientifique. Or, les hommes ont surexploité ces terres, maltraité et ignoré leurs lois, préférant au respect de la nature l'obéissance à la loi du profit. Ils sont les seuls responsables du dérèglement de la nature qui cause finalement leur malheur. Ainsi, punition divine ou conséquence logique, si la nature se déchaîne, il ne faut en accuser que l'injustice des hommes.