C. Les causes de l'injustice : la nature humaine ?
« Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre », écrit Pascal dans les Pensées (451) : l'injustice serait donc la condition même de l'existence humaine. Pourtant, il convient d'être prudent dans l'interprétation du terme « nature » tel que l'emploie Pascal. Car l'homme ne connaît plus sa vraie nature : « Vous n'êtes pas dans l'état de votre création », rappelle Pascal (430). La chute du Paradis terrestre, après le péché originel, a corrompu de façon irréversible la première nature de l'homme. Il vit désormais dans une « seconde nature » (430), qui garde encore, à l'état de traces, des caractéristiques qui étaient les siennes avant la chute, et qui ne sont pas à proprement parler la nature de l'homme, mais la condition qui succède à sa faute. Aussi tous ces « restes » de la première nature subsistant dans la seconde sont eux-mêmes détournés de leur fin originelle, l'amour de Dieu, et ainsi, corrompus ; les comportements humains s'expliquent alors par cette permanence imparfaite d'une première nature dans la seconde nature de l'homme, et par les rapports que ces deux natures entretiennent l'une avec l'autre. Si toute réflexion sur la justice passe nécessairement par une anthropologie, une tentative pour comprendre la nature de l'homme, l'anthropologie pascalienne est placée dans une perspective théologique, qui en fait l'originalité, mais aussi le pessimisme.
Dans sa première nature, l'homme n'aimait que Dieu ; et s'il s'aimait lui-même, c'était seulement à travers Dieu. Après la chute, l'homme, par orgueil, a substitué à l'amour de Dieu l'amour exclusif de soi-même. Mais il a gardé de son premier état la nostalgie d'un objet infini à son amour ; ayant perdu Dieu, cette place est restée vide, et comme le moi, seul objet désormais de son amour, est fini et limité, ce désir dans l'homme reste inassouvi. Pour être apaisé, l'homme devra faire que son moi devienne tout ; et, s'il ne peut faire que son moi devienne infini, du moins peut-il se convaincre de l'infinité de son moi grâce au reflet qu'il en voit dans le regard des autres : le désir d'estime, celui-là même qui nous fait construire de vastes maisons quand on n'a besoin que d'une masure pour vivre, celui qui nous fait porter de riches vêtements et mettre en avant les signes de notre noblesse, est une donnée infaillible de notre nature d'êtres tombés ; ainsi, « nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus » (148). Ce désir d'estime est doublement injuste : d'abord parce que l'individu prétend à une reconnaissance qui ne lui revient pas, puisque, même s'il veut passer pour parfait et infini, il n'est jamais qu'imparfait et limité ; ensuite, parce que cet orgueil « haïssable » du moi engendre nécessairement la haine et la rivalité :
En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il les veut asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres (455).
Dieu, du temps qu'il était le seul objet de notre amour, était un objet extérieur à nous. Là encore, par le même mécanisme, l'homme se souvient obscurément d'avoir aimé quelque chose d'extérieur à lui, et d'infini : il lui en reste l'envie. Ayant perdu Dieu, il lui faudra alors amasser les biens et les richesses, dans une frénésie de possession, toujours insatisfaite – car si elle croit égaler l'infini par l'accumulation, elle n'y parvient en réalité jamais :
Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, recherchant des choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c'est-à-dire que par Dieu même ? (425).
Cette avidité douloureuse d'amasser des biens, c'est le désir de concupiscence, qui, à côté du désir d'estime, constitue la seconde des deux données fondamentales de la nature humaine d'après la chute. Or, concupiscence et désir d'estime débouchent nécessairement sur l'injustice, qui définit, infailliblement, les rapports des hommes entre eux :
Injustice. – Ils n'ont pas trouvé d'autre moyen de satisfaire la concupiscence sans faire tort aux autres (454).
Pour Pascal, on ne peut pas remonter en amont de cet état injuste pour trouver en l'homme une hypothétique aptitude naturelle à la justice, qui pourrait servir de base à l'établissement d'un gouvernement. Dès lors que l'anthropologie s'inscrit dans une perspective théologique, l'homme apparaît comme irréversiblement corrompu.
Ainsi, même les enfants, que l'on pourrait considérer comme des êtres d'innocence, qui n'auraient pas encore été rendus injustes par la concupiscence et le désir d'estime, sont chez Pascal gouvernés par ces deux passions. L'amour des enfants pour leurs parents, par exemple, n'est que le résultat d'un calcul :
Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature, sujette à être effacée ? (93).
Si les enfants aiment moins leurs parents quand ils grandissent, c'est que cet amour n'a rien d'un instinct inconditionnel et naturel ; les enfants aiment leurs parents car c'est pour eux le plus sûr moyen d'avoir des biens et de la reconnaissance. Devenus adultes, l'amour des parents n'est plus la façon la plus satisfaisante de contenter estime et concupiscence. Impossible, donc, de trouver chez les enfants une hypothétique justice naturelle, qui pourrait servir de fondement ou de modèle à un droit positif. Dès la plus petite enfance, les hommes sont gouvernés par des passions mauvaises qui les rendent infailliblement injustes ; la concupiscence chez les enfants, qui débouche sur les petites querelles de propriété, offre une vue en miniature des iniquités et des usurpations dont les adultes se rendent coupables au nom du désir de possession :
Mien, tien. – « Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants. « C'est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre (295).
Et ces disputes enfantines ne sont pas sans rappeler les injustices dont sont tour à tour coupables et victimes Ruthie et Winfield dans Les Raisins de la colère : toute possession détenue par l'un des enfants suscite immédiatement la convoitise et l'agressivité d'un autre. Ruthie, à peine s'est-elle vu offrir un paquet de biscuits, se le fait voler par « une espèce de grande salope » qui l'a « tapée à coups de ceinture » (p. 583). À la fin du roman, le géranium sauvage, unique tache colorée au milieu des champs battus par la pluie, attire l'œil de Ruthie qui le cueille et s'en colle un pétale sur le nez, comme une parure précieuse qu'elle arbore fièrement. Aussitôt, Winfield le réclame, et la violence s'ensuit, irrémédiable :
– Donne-m'en une, implora-t-il.
– Jamais de la vie ! C'est à moi. Je l'ai trouvée.
Elle se colla un autre pétale sur le front, un petit cœur d'un rouge éclatant.
– Oh ! Donne m'en une, Ruthie ! Oh, dis, donne-m'en une.
Il voulut lui arracher la fleur des mains, mais la manqua et Ruthie lui assena sa main ouverte en pleine figure. Winfield resta une seconde médusé, ses lèvres commencèrent à trembler et ses yeux se remplirent de larmes (p. 635).
Au-delà du pittoresque attendrissant de la scène, l'exemple est intéressant, car, à l'inverse du paquet de biscuit dont on peut mettre le vol sur le compte de la faim, du besoin de se nourrir pour survivre, la fleur est ici parfaitement inutile. Le désir, irrépressible, que Winfield a d'une fleur dont il ne soupçonnait pas l'existence un instant plus tôt montre la souffrance que nous cause la simple vue de quelqu'un possédant un objet que nous ne possédons pas, quelle que soit sa nature. Le mécanisme de la concupiscence est ici admirablement révélé, tel que Pascal le décrit : l'homme veut une possession infinie des objets extérieurs, et la possession d'autrui lui révèle que sa propre possession n'est que finie, engendrant souffrance et frustration.
Cette même concupiscence dont parle Pascal peut être identifiée comme la source principale de l'injustice dans le roman de Steinbeck, sous la forme de la loi du profit. Le désir des plus riches de posséder toujours plus de richesses, sans considération du besoin qu'ils en ont, ni surtout du besoin qu'en ont ceux que l'on prive en agissant de la sorte, est en effet l'explication de la situation d'injustice économique dont Les Raisins de la colère est le reflet. L'homme au million d'arpents évoqué incidemment dans le roman a tout d'un personnage pascalien, animé d'un désir de concupiscence qui le pousse à agrandir des terres qu'il ne cultive pas, et hanté par le sentiment désespéré de sa finitude, par une insatisfaction qu'il ne parvient à combler. C'est l'analyse de Casy :
S'il a besoin d'un million d'arpents pour se sentir riche, à mon idée, c'est qu'il doit se sentir bougrement pauvre en dedans de lui, et s'il est si pauvre en dedans, c'est pas avec un million d'arpents qu'il se sentira plus riche, et c'est p'têt' pour ça qu'il est déçu, c'est parce qu'il a beau faire, il n'arrive pas à se sentir plus riche… (p. 289).
Le désir de posséder l'infini rend cet homme méchant, injuste, et lui fait voir tous ses semblables comme des menaces et des ennemis potentiels : c'est pourquoi il entoure ses terres de gardes, qui ont ordre de tuer celui qui touchera une de ses oranges.
À une plus grande échelle, la loi du bénéfice constitue l'unique règle d'action des banques et des grands propriétaires, au détriment de toute autre considération : la loi du profit est devenue la seule justice qui vaille, aucun autre droit ne peut plus lui être opposé – pas même le droit le plus élémentaire, celui de survivre. Le culte de l'argent a abouti à un scandale – le bénéfice tiré d'une orange a plus de prix que la vie d'un enfant affamé :
Arrivé dans le Sud, il [le migrant] voyait les oranges dorées accrochées aux branches, les petites oranges dorées suspendues au feuillage vert foncé ; il voyait aussi les gardes […] chargés d'empêcher un homme de cueillir une orange pour un enfant affamé, de ces oranges destinées à être jetées au premier signe d'une baisse des cours (p. 329).
C'est encore la même logique du profit qui fait que les exploitants brûlent ou arrosent d'essence les fruits invendus, pour éviter que des hommes affamés viennent les prendre ; car un fruit gratuit nuit aux ventes des fruits payants (« Pourquoi achèteraient-ils des oranges à vingt cents la douzaine, s'il leur suffit de prendre leur voiture et d'aller en ramasser pour rien ? », p. 492) ; ce qui perturbe la logique d'un monde où règne le culte de l'argent. Alors, « les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice » (p. 492). Et le narrateur conclut, d'un ton prophétique : « Il y a là un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement » (p. 492).
L'injustice serait donc une donnée, sinon naturelle, du moins infailliblement inscrite dans notre condition, et la définissant tout entière. Pourtant, elle fait scandale : elle blesse notre raison, nous paraît monstrueuse. Cet insupportable spectacle de l'injustice pousse les hommes à chercher « une assiette ferme » (Pensées, 72), une définition de la justice sur quoi fonder des lois et des droits susceptibles de protéger les hommes des torts qu'ils s'infligent mutuellement. Mais cette aspiration se heurte à un problème : s'il est facile de savoir avec certitude ce qui est injuste, n'est-il pas plus difficile de connaître le juste ? Car « nous connaissons bien le mal et le faux, reconnaît Pascal. Mais que dira-t-on qui soit bon ? » (385).