B. Le justicier, une alternative au juge ? La vengeance en question
1. La justice du talion
Le terme « talion » provient de la forme neutre du mot latin talis, qui signifie « tel » ; la loi du talion autorise ainsi que la victime rende au coupable l'offense telle qu'il l'a précédemment reçue. Cette loi est au cœur de la réflexion d'Eschyle sur la justice ; et elle est présentée explicitement dans les Choéphores, où Oreste entend traiter les meurtriers comme ils ont traité son père (v. 273-274). Le talion instaure une forme de justice fondée sur l'égalité : ce qui a été reçu est rendu à l'identique, et la victime n'est pas lésée dans cet échange de violence qui s'apparente au remboursement exact d'une dette que le coupable aurait contractée envers la victime au moment du crime (voir l'encadré « La loi du talion », p. XXI). Du moins la souffrance de la victime n'est-elle pas ignorée ou bafouée : dans cette forme de règlement du conflit, la justice semble moins sujette aux équivoques et aux volte-face que lorsqu'elle sert de prétexte abstrait et illusoire aux justices instituées qui la détournent de son but. Toutefois, il convient d'examiner si cette stricte équivalence des violences suffit à faire de la vengeance une forme de justice convaincante.
Dans les Choéphores, toute l'action dramatique se déroule autour du tombeau d'un père mort : « rempart du bien et du mal » (v. 154), ce mausolée d'où l'esprit d'Agamemnon réclame vengeance semble bien être, dans la pièce d'Eschyle, l'axe grâce auquel l'ordre des valeurs du juste et de l'injuste, bouleversé par le crime, peut être enfin restauré. La vengeance a en effet partie liée avec la notion d'ordre : la monstruosité du crime de Clytemnestre a brisé une harmonie, et au chaos semé dans l'oïkos, la maison, répond, conformément à la représentation grecque de l'univers, le dérangement du cosmos, qui n'en est que l'image élargie. Or, la vengeance rétablit cet ordre. Loin de représenter un supplément de désordre et de sauvagerie, un acte anarchique qui irait contre la stabilité de la société, elle joue un rôle social ; ainsi, elle est une démarche largement codifiée. Dans les Choéphores, la décision de la vengeance intervient au terme d'une longue délibération collective, à laquelle prennent part, en plus des deux victimes Oreste et Électre, la voix du coryphée. À ce débat argumenté fait bientôt place une scène d'invocation, qui a l'allure d'un rite sacré : chaque personnage parle tour à tour, en une succession régulière et normée, pour implorer le mort et réclamer son aide dans l'acte de vengeance, en lui présentant le bien-fondé de celui-ci. L'invocation culmine dans la prière, alternée là encore, des deux orphelins à leur père mort :
ORESTE : Je t'appelle, mon père, à notre aide.
É LECTRE : Et je t'appelle aussi, toute en pleurs. (v. 458-459)
Pendant ce temps, les femmes qui composent le chœur se battent la poitrine et le front, reproduisant des gestes eux aussi extrêmement normés et prévus d'avance comme partie intégrante du rite :
Je me frappai selon le rite des Aries,
comme une pleureuse kissienne (v. 424-425).
Ainsi, non seulement l'acte de vengeance est canalisé par la sphère sociale et collective, mais encore, c'est bien plutôt l'absence de vengeance qui créerait le désordre et le dérèglement des cadres sociaux ; Eschyle montre en effet l'exclusion de la cité à laquelle Oreste s'exposerait s'il refusait de venger son père par un nouveau meurtre :
Un tel homme ne peut plus boire au cratère commun,
il n'a plus part aux douces libations ;
écarté des autels par la colère invisible d'un père,
il n'est reçu ni accompagné de personne ;
sans honneur, sans aucun ami, et traînant sa longue agonie,
il se dessèche jusqu'à sa fin qui le ravage tout entier. (v. 291-296)
Le fils qui refuse de venger son père est exclu des pratiques sociales qui fondent son rapport à la cité : l'accent porte sur sa mise à l'écart des rites religieux – les libations et les autels lui sont interdits – et de la communauté des citoyens : l'hospitalité lui est refusée, aucun ami ne lui reste dévoué. Celui qui ne répond pas à l'appel de la vengeance est un paria, il n'a plus sa place dans la société. La vengeance participe donc pleinement à l'équilibre de la société, en ce qu'elle permet de rétribuer les victimes. Loin d'être un simple règlement de comptes dont le caractère personnel serait indépassable, la dimension particulière de la vengeance prend place dans un système général ; il est d'ailleurs essentiel de noter qu'Oreste n'obéit pas à sa seule soif, individuelle, de violence, mais que sa colère est mise à distance, et médiatisée : l'ordre de la vengeance lui est donné par un dieu, Apollon. Une autorité supérieure – collective, dans le cas de l'approbation de la vengeance par la Cité, et divine, pour ce qui est de l'intervention d'Apollon en faveur de l'application du talion – transforme alors la dimension instinctive, réactive et asociale du meurtre vengeur en une pratique socialement acceptable, voire nécessaire au rétablissement de l'harmonie, et donc éminemment juste. La « vengeance » est ainsi décrite comme « la voie où s'engage le Droit » (v. 308) ; et la loi du talion est la définition même du juste :
Le mot de haine, qu'il soit payé
d'un mot de haine – voilà ce que proclame
la Justice, qui exige ce qu'on lui doit. (v. 309-311)
La stricte égalité de l'offense et de la punition, contenue dans l'énoncé du talion, est une forme de Justice qui, par son absence d'ambiguïté et son caractère systématique, évite peut-être les faux-fuyants d'une justice instituée plus complexe, plus médiatisée, et donc plus insaisissable. Toutefois, il s'agit bien de « rendre mal pour mal » (v. 123) ; loin d'être annulé, le mal est multiplié. Si elle est une forme de justice satisfaisante à plusieurs égards, la vengeance permet-elle seulement le dépassement effectif de la violence et de l'injustice ?
2. Insuffisance de la vengeance
Considérée d'un point de vue pratique, la vengeance pose un problème de taille : si elle rétablit sans doute un ordre détruit, elle ne peut être généralisée sans mener l'espèce tout entière à sa fin ; car à un meurtre succède un autre meurtre, en un enchaînement auquel rien ne vient mettre un terme. Dans la vengeance, l'attribution du juste et de l'injuste, la désignation du coupable et de la victime se déplacent continuellement : de victime, le vengeur devient un meurtrier, qui crée une nouvelle victime, celle-ci pouvant très justement se venger, et ainsi de suite, à l'infini.
Immédiatement après l'assassinat d'Égisthe et de Clytemnestre, le vide se fait autour d'Oreste ; il est chassé du palais par des visions terrifiantes qui le poussent à fuir et à quitter la communauté des hommes :
Vous ne les voyez pas – moi, je les vois,
elles me chassent, je ne peux plus rester –
Il sort. (v. 1060-1061)
Or les Érinyes persécutent Oreste parce qu'il a tué sa mère, mais tout semble montrer qu'elles l'auraient également persécuté s'il n'avait pas accepté sa mission de vengeance. Des « tourments affreux et innombrables » se seraient alors abattus sur Oreste :
Oui, les moyens de calmer sous terre la rancune des morts,
il les a montrés aux mortels, et mentionné les contagions
qui attaquent les chairs, les crocs sauvages
de ces lèpres dévorant la forme ancienne
ou les poils blancs poussant parmi les plaies –
mais il annonce aussi d'autres assauts, des Érinyes
mûrissant dans le sang d'un père […] (v. 278-284).
En d'autres termes, les mêmes souffrances attendent Oreste, qu'il tue ou ne tue pas Clytemnestre. Il est injuste et mérite le châtiment des Érinyes s'il ne tue pas sa mère, car alors la justice n'est pas rétablie ; mais il encourt le même châtiment s'il la tue : il est alors tout aussi injuste, car en assassinant sa mère il fait d'elle une victime demandant vengeance à son tour. Cette surprenante ambivalence des Érinyes suggère que, par la vengeance, la situation ne peut être que bloquée : une justice fondée sur la loi du talion conduit nécessairement à l'aporie.
Plusieurs formules, par leur caractère paradoxal, rendent compte de cette impasse : plaie et remède à la fois, la vengeance « ajoute à la ruine une autre ruine » (v. 404). Le modèle de la dette se révèle ainsi inopérant, car il est insensé et, là encore, paradoxal, de concevoir une dette qui se creuserait à mesure qu'elle serait remboursée. Impropre à désamorcer la violence en la dépassant, incapable de présenter la possibilité d'un apaisement, la vengeance enferme coupable et victime dans une absurde et sanglante répétition du même ; et le coryphée, en une lamentation qui clôt la pièce sur une incertitude, s'interroge :
Où donc va s'accomplir,
où va cesser
et s'endormir enfin la furie de la ruine ? (v. 1073-1075)
Loin de présenter une alternative viable aux dysfonctionnements de la justice, la loi du talion n'offre donc aucune solution à long terme. Dès lors qu'elle est systématisée, la vengeance s'anéantit d'elle-même, dans la perpétuation de la violence et de la destruction. La justice, qui exige, par essence, une universalité, ne peut donc s'établir sur la vengeance, même si celle-ci, par sa simplicité même, recèle une certaine justice. Dans Les Raisins de la colère, c'est précisément en raison de sa simplicité que certains personnages considèrent la vengeance comme une façon séduisante d'être enfin dédommagés du prix de leurs peines. Mais c'est aussi pour sa trop grande simplicité qu'elle est rejetée ; car les origines de l'injustice sont souvent complexes, la justice est malléable et réversible, et le meurtre d'un homme ne parviendra jamais à effacer le mal, ni encore moins à rétablir le juste :
– Mais où ça s'arrête-t-il ? Qui pouvons-nous tuer ? J'ai pas envie de mourir de faim avant d'avoir tué celui qui m'affame.
– J'sais pas. Peut-être bien qu'il n'y a personne à tuer. Il ne s'agit peut-être pas d'hommes (p. 57-58).
Et Casy de réaffirmer l'insuffisance, non seulement pratique, mais aussi morale, de la vengeance, dès lors qu'elle implique de rendre violence pour violence : « Il ne faut tuer personne quand on peut s'en dispenser » (p. 77).