C. Vers une justice par provision ?
Les tentatives des hommes pour fonder la société et les rapports interpersonnels sur la justice semblent bien conduire à une impasse. Ni le juge ni le justicier n'incarnent la justice véritable, et celle-ci est une notion qui, d'être employée par les hommes, souffre bien des ajustements et des distorsions. Est-ce à dire que, dès lors que la justice nous est inaccessible, il faille renoncer à toute norme de justice pour fonder la société, et laisser les hommes en proie à l'injustice sans rien tenter pour l'endiguer ?
Même si les lois, le système judiciaire et le droit sont imparfaits, il convient de trouver une solution pratique et applicable immédiatement ; devant l'urgence de la situation et l'omniprésence de l'injustice, une justice imparfaite mais qui du moins limiterait la violence est toujours préférable à un laisser-faire résigné qui conduirait à l'anarchie. Ainsi, pour Pascal, la justice humaine est manifestement très éloignée de la justice véritable – elle ne fait que pérenniser le droit du plus fort. Pourtant, elle a du moins le mérite de préserver la paix, car le peuple, dupé par une mascarade qui en impose à son imagination, croit que les lois sont inspirées par la justice. Il ne voit pas que c'est précisément ce que ses gouvernants veulent lui faire croire, pour consolider leur pouvoir arbitraire. Aveuglé par ce leurre, il ne se rebelle pas contre la coercition de ses maîtres, qu'il ne voit pas comme telle. En l'absence d'une justice véritable, n'est-il donc pas toujours plus juste de choisir ce qui favorise la paix, plutôt que ce qui entraîne la guerre et l'instabilité politique ? C'est bien la position de Pascal : faute de mieux, on dira que la justice est « la coutume présente », à laquelle nous devons souscrire, parce que « c'est le plus sûr » (73) – même si la paix que nous préservons de cette manière n'a en rien triomphé de l'injustice, car la violence n'est endiguée que par la force, injuste, du pouvoir, et le « vilain fond de l'homme » n'est que « couvert », il n'est pas « ôté » (453). Le sage sait bien que les lois n'ont rien de commun avec la justice, qui en aucun cas ne constitue leur origine. Mais il comprend aussi qu'il est juste de les respecter comme si elles étaient inspirées par la justice ; et qu'il est juste également de mentir au peuple, de ne jamais lui montrer que ces lois n'ont rien à voir avec la justice car, incapable de la même longueur de vue que le sage, il se révolterait alors contre le pouvoir et chercherait à le détrôner, par une guerre ou une révolution qui ne pourrait être que sanglante et destructrice. En l'absence de toute justice vraie, la justice de moindre mal est donc du côté de l'obéissance au pouvoir, tout injuste et arbitraire qu'il est :
Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il lui faut dire en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là, voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela, et que proprement [c'est] la définition de la justice (326).
Toutefois, il ne faut pas se méprendre sur cette définition de la justice. Elle ne consiste pas en un éloge déroutant de la veulerie, et Pascal ne propose pas une abdication indigne de l'esprit devant l'injustice des méchants. Quand un état de fait est érigé en loi par les gouvernants, même si cette loi n'est pas juste en elle-même, aussitôt qu'elle devient loi il devient injuste de la troubler. Mais dans le Second Discours, Pascal marque une différence très importante entre les respects extérieurs que l'on doit à ces grandeurs d'établissement que sont la noblesse et le pouvoir, nées du hasard et de la volonté des hommes, et l'adhésion intime de la conscience, que l'on ne doit qu'aux grandeurs naturelles, « qualités réelles et effectives de l'âme ou du corps », comme « les sciences, la lumière de l'esprit, la vertu, la santé, la force » (p. 251). Il est juste de manifester à un noble les respects extérieurs que son état exige : on parlera à un roi à genoux, on se tiendra debout dans la chambre d'un prince. Mais si ce prince exige que l'on ait pour lui de l'estime, il faudra pour cela qu'il ait des grandeurs naturelles :
Il n'est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l'estime que mérite celle d'honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d'avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit (Second Discours, p. 252).
Pascal met ainsi au jour des ordres de justice. La beauté, la force, la science appartiennent à des ordres différents, strictement cloisonnés et incommensurables : « chacun règne chez soi, non ailleurs » (332). À chacun de ces ordres correspondent une exigence et un devoir spécifique de justice, à l'exclusion de tout autre :
On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d'amour à l'agrément ; devoir de crainte à la force ; devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres (332).
Il est donc juste d'obéir aux lois, par crainte, parce qu'elles ont été imposées par force ; il n'y a pas, ici, abus de pouvoir. Mais « la tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir par une autre » (332) : il serait alors juste de se rebeller contre un maître qui, n'étant que fort, exigerait qu'on lui rende les égards dus à la beauté ou au savoir. Dès lors, même si la justice véritable ne préside pas à l'élaboration des gouvernements, les États ne sont pas dénués de toute justice. La justice par provision, que Pascal décrit comme la seule capable de nous garantir d'un souverain bien proportionné à notre nature corrompue – la paix –, ne se ramène pas à une acceptation passive de la tyrannie ; car l'action des gouvernants se trouve contenue dans certaines limites, par la justice interne à chaque ordre. D'où les conseils que Pascal prodigue aux rois, afin de prévenir toute tentation de tyrannie : « en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu'elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi » (Troisième Discours, p. 255).
On trouve chez Eschyle le même souci, manifesté par Pascal, d'éviter les conflits et surtout la guerre civile. Pourtant, la « faim de la justice » (264) qui anime les hommes reste frustrée par cette solution qui, si elle a le mérite du réalisme, est peu recevable sur un plan moral ; car cette justice, opérante au niveau pratique, est trop éloignée de l'idéal d'une justice absolue pour être vraiment satisfaisante. N'y a-t-il aucune possibilité de réconcilier ces deux plans, et de dépasser cette justice de moindre mal que décrit Pascal ?