DISSERTATIONS CORRIGÉES

par Maud Schmitt

I. MÉTHODOLOGIE DE LA DISSERTATION

A. Qu'est-ce que la dissertation ?

1. À QUOI RESSEMBLE LE SUJET ?

La dissertation proposée dans les concours d'accès aux écoles d'ingénieurs peut occuper soit la totalité de l'épreuve portant sur le programme de français/philosophie dans les classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques, comme à l'École normale supérieure par exemple (elle est parfois appelée « composition française »), soit une partie seulement de cette épreuve : elle accompagne alors un bref résumé et des questions, comme pour la banque d'épreuves du Concours commun Polytechnique, ou seulement un résumé plus long, à Supelec par exemple, où elle doit en outre tenir en un nombre limité de mots. Dans ce second cas, le sujet est généralement une citation empruntée au texte à résumer, qu'il faut donc avoir lu précisément. Attention, cependant : le fait que la citation proposée est tirée d'un texte que vous avez dû lire et résumer ne doit pas vous induire en erreur ; c'est exclusivement le sujet qu'il s'agit de commenter, et non le texte entier, même si la bonne intelligence de ce dernier peut bien sûr éclairer et enrichir votre réflexion.

Vous disposez, selon les cas, de trois à quatre heures pour cette épreuve.

2. QUEL EST LE SENS DE CET EXERCICE ?

L'épreuve tient son esprit à la fois du français et de la philosophie : elle emprunte ses exigences conceptuelles et argumentatives à ces deux disciplines, et requiert donc à la fois l'élaboration d'une véritable réflexion et l'appui sur une maîtrise textuelle véritable. Pas de généralités : toute réflexion doit s'adosser sur le programme ; pas d'examen gratuit ou prémâché des textes : tout développement doit traiter le sujet. Ce double interdit doit sans cesse peser sur votre travail ; c'est pourquoi il ne sert à rien d'apprendre par cœur tout ou partie d'une dissertation déjà rédigée ! Vous êtes évalué sur votre intelligence et sur votre capacité à construire une réflexion spécifique.

L'épreuve consiste en une dissertation sur programme et sur thème, à partir d'un sujet : c'est à la rencontre de ces trois domaines que se trouve la réussite de l'exercice. Le sujet qui vous est proposé est de facto borné par ces deux facteurs, qui sont l'horizon à partir duquel votre travail sera évalué.

Dissertation sur thème, cette épreuve vous conduit à explorer les enjeux de la question au programme ; un sujet, même fermé, ne prend sens dans cette épreuve que par rapport au thème au programme ; vous devez vous servir des concepts présents dans le sujet pour éclairer ce thème. Le sujet n'a pas de sens pur et absolu en lui-même. Mais l'exercice est aussi une dissertation sur programme, qui repose sur un corpus bien défini, composé de trois œuvres que vous avez étudiées tout au long de l'année. C'est par rapport à ces trois œuvres – principalement, sinon exclusivement – qu'il faut explorer le sujet, pour voir en quoi il fonctionne, et ce qu'il donne à penser des trois œuvres sur lesquelles doit se fonder l'essentiel de votre réflexion. Si des références tierces peuvent être mobilisées, ce doit être exclusivement parce qu'elles permettent d'éclairer certains aspects d'un des textes au programme (telle scène des Choéphores ou des Euménides, tel fragment des Pensées, tel passage des Raisins de la colère). L'équité des concours amène les candidats à être jugés non sur leur culture générale, mais sur leur maîtrise de ce programme, par rapport auquel tous sont censés arriver à égalité. Ne vous trompez donc pas d'exercice ; commentez le sujet à partir du programme : la tâche est déjà bien assez ambitieuse compte tenu du peu de temps qui vous est imparti, tant pour préparer l'exercice au cours de l'année que pour le réaliser.

Après ces principes généraux, venons-en à la méthode.

B. Méthode de la dissertation

1. ANALYSE DU SUJET ET ÉLABORATION DE LA PROBLÉMATIQUE

a. L'analyse du sujet

En général, le sujet se compose de deux parties : une citation, puis l'intitulé du sujet lui-même. La citation peut être considérée comme un réservoir de concepts : il s'agit donc de les mettre au service de votre réflexion sur le programme de l'année.

Soyez bien attentif à l'intitulé du sujet pour éviter le hors sujet. Vous demande-t-il de développer, de réfuter, de discuter le point de vue exprimé par la citation ? Implique-t-il d'élargir le propos ? À quelle condition peut-on le faire ? La plupart du temps, cependant, l'intitulé laisse assez libre, en demandant de discuter la citation : à vous de voir si vous êtes d'accord ou non. Soulignons tout de même que, si l'on vous donne ce sujet, c'est que les propos tenus dans la citation ne sont pas totalement dénués de sens ; si vous êtes complètement opposé à ce qui est dit, c'est peut-être que vous n'avez pas tout compris.

b. L'interprétation du sujet

Pour comprendre le sujet, vous devez d'abord tenter de le reformuler. Pour ce faire, isolez les mots clés qui vous semblent importants et sur lesquels se construit la réflexion. Ce sont eux que vous allez développer tout au long de votre dissertation. L'essentiel est de déterminer le plus clairement et le plus explicitement possible quelle thèse est défendue dans la citation ; il faut aussi donner une définition précise des concepts en jeu : si on vous les a proposés, c'est qu'ils doivent vous permettre de porter un regard neuf sur le programme. Vous ne gagnerez jamais rien à vous contenter de faire glisser le sujet vers des développements tout faits (c'est au mieux imprécis, au pire hors sujet), or c'est ce qui ne saurait manquer d'arriver si vous ne définissez pas assez précisément les concepts à l'œuvre dans le sujet.

c. L'élaboration de la problématique

À partir de la thèse de la citation, essayez de formuler ce qui pose problème, ce que la citation considère comme évident alors que cela ne va pas de soi. Bref, trouvez la question derrière la question, les présupposés et les sous-entendus du sujet, qui eux-mêmes demandent à être discutés. Dans la mesure où la dissertation est sur programme, il y a des chances pour que vous reconnaissiez un débat ou une discussion déjà abordés pendant l'année ; cela vous permettra de dégager quelques pistes de réflexion. Mais attention : la dissertation ne constitue en aucun cas une question de cours : vous allez réutiliser des éléments abordés au cours de l'année, mais en les adaptant toujours très précisément au sujet donné.

2. CONSTRUCTION DE L'ARGUMENTAIRE ET ÉLABORATION DU PLAN

a. La recherche des idées

Après avoir élaboré la problématique, vous allez poursuivre votre travail, au brouillon toujours, en entrant dans la phase de réflexion proprement dite. Étudiez chacun des mots clés que vous avez isolés dans la citation, et replacez-les systématiquement dans un contexte plus large, en apportant d'autres réponses que celles données par la citation, ou en développant ces réponses. Ce travail est assez désordonné par essence, mais ce n'est pas grave : l'organisation viendra ensuite, lors de la construction du plan. Réutilisez tout ce qui a été fait pendant l'année dès lors que cela cadre avec le sujet ; cherchez un exemple par idée, voire un exemple provenant de chaque œuvre pour illustrer chacune de vos idées : cela vous permettra de commencer à les confronter, de noter leurs points de convergence et de divergence. C'est dans cette phase de réflexion au brouillon que s'élabore l'essentiel du travail : tout le reste ne sera qu'une question (capitale, mais seulement technique) d'organisation.

Un conseil : mieux vaut éviter le plan qui traite une des œuvres au programme par sous-partie, à l'exclusion des deux autres. La logique profonde de l'exercice est de faire dialoguer les trois textes, ce que ne saurait permettre la simple succession de ces différents textes ; mieux vaut montrer comment, précisément, ils se répondent les uns aux autres. Autrement dit, s'il n'est pas formellement interdit de construire son plan en faisant se succéder les différentes œuvres, cette solution est nécessairement plus pauvre, et ne laisse qu'une place bien faible à l'esprit comparatif de l'exercice. L'idéal est donc de faire apparaître au moins deux des œuvres au programme dans chaque paragraphe. Dans tous les cas, il est absolument exclu de traiter une seule œuvre par grande partie ; c'est contraire à l'esprit de l'épreuve, puisque celle-ci doit faire dialoguer les textes.

b. L'élaboration du plan

Une fois que vous aurez l'impression d'avoir fait le tour de la question, vous construirez votre plan. Il est nécessaire de préparer un plan aussi détaillé que possible (parties et sous-parties au minimum), sans pour autant qu'il soit rédigé, ce qui vous ferait perdre trop de temps. Une façon souvent pertinente de procéder est de décomposer la citation et la réflexion autour de trois axes importants, qui composeront vos trois parties.

Concentrez-vous sur les titres et sous-titres de chaque partie, assortis de quelques expressions. Notez sur ce plan les exemples retenus, pour penser à les développer au moment de la rédaction et pour vérifier que vous ne les réemploierez pas trop souvent ; c'est aussi le moment d'équilibrer les références aux différents textes.

3. RÉDACTION DE L'INTRODUCTION ET DE LA CONCLUSION

a. La rédaction de l'introduction

La rédaction de l'introduction se fait toujours au brouillon, car c'est un exercice difficile et important. On distingue plusieurs phases dans l'introduction, qui n'est formée que d'un seul paragraphe :

– Amorce générale : l'introduction s'ouvre sur le contexte dans lequel prend place le sujet, sur un aperçu très large de la problématique, sur un thème, etc. Évitez les platitudes sans intérêt sur l'auteur de la citation.

– Citation du sujet : le sujet doit être cité intégralement, soit d'une seule traite s'il est bref, soit de manière décomposée s'il est plus long.

– Reformulation du sujet avec reprise et mise en valeur des mots clés : cette phase est essentielle, car elle montrera à votre examinateur que vous avez compris le sujet (ou, au contraire, que vous vous dirigez vers un contresens). Il faut analyser les différents concepts en jeu.

– Formulation de la problématique : la problématique peut être formulée sous forme de question (cela permet à l'examinateur de la repérer immédiatement – c'est une sorte de code qui n'est pas obligatoire, mais qui se révèle utile).

– Rappel du programme pour indiquer que c'est avec lui que vous allez réfléchir sur le sujet ; vous pouvez donc esquisser rapidement l'intérêt de chacune des œuvres par rapport à la problématique.

– Annonce rapide du plan : le plan doit être annoncé en une seule phrase, claire, qui ne donne que les titres des trois grandes parties. Il faut surtout faire apparaître les liens logiques entre les différentes parties.

La difficulté de l'introduction est de lier chacune de ces étapes entre elles, pour ne pas donner l'impression qu'elle est saucissonnée en six tronçons indépendants les uns des autres. Pensez donc à utiliser des mots de liaison pour relier chacun de ces éléments.

b. La rédaction de la conclusion

Vous rédigerez aussi la conclusion au brouillon si vous en avez le temps : il faut en effet éviter à tout prix de bâcler la conclusion, qui est le dernier élément lu par l'examinateur avant de vous attribuer une note !

La conclusion vise à répondre à la problématique posée en introduction, en récapitulant les différents moments de la démonstration. L'ouverture n'est pas indispensable.

4. RÉDACTION DE LA COPIE AU PROPRE

La dissertation sera rédigée directement sur la copie. Si votre plan est assez détaillé, la rédaction ne vous posera pas de problème : il ne vous restera en effet qu'à le suivre.

Vous rédigerez en suivant les règles de présentation, en faisant un paragraphe par sous-partie. De la même façon, le correcteur doit trouver au moins un exemple par paragraphe, donc par sous-partie.

Songez à soigner les transitions, qui assurent la cohérence et l'unité de l'ensemble de votre démonstration : servez-vous-en pour montrer régulièrement en quel sens votre réflexion est bien en train de traiter le sujet, en apportant des éléments de réponse à la problématique posée dès l'introduction.

Enfin, un dernier conseil : n'hésitez pas, pour préparer l'exercice, à lire au cours des deux années de classe préparatoire les rapports des jurys des différents concours que vous pouvez préparer ; ils sont souvent disponibles sur Internet, et leur fréquentation vous aidera beaucoup à comprendre les exigences des jurys, à vous approprier les conseils utiles qu'ils dispensent, et à assimiler les avertissements qu'ils prodiguent !

II. DISSERTATION RÉDIGÉE

[Les éléments entre crochets ainsi que les titres ne sont là que pour indiquer les différentes étapes de la rédaction du devoir ; ils ont une fonction indicative, et ne doivent pas apparaître dans une copie. Autant qu'à ces étapes, il importe de s'intéresser à leur liaison : c'est la logique de la réflexion qui permet d'évaluer sa valeur.]

SUJET 1

« La justice est éternelle et ne dépend pas de conventions humaines. Et quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible qu'il faudrait se dérober à soi-même » (Montesquieu, Lettres persanes). Dans quelle mesure votre lecture des œuvres au programme éclaire-t-elle cette définition de la justice ?

INTRODUCTION

[Situation du sujet] Le problème de l'origine de la justice, qui entraîne celui du fondement des lois positives, est au cœur du questionnement sur la justice. La justice est-elle une norme qui dépasse le cadre humain, et qui existe en soi et de tout temps ? Mais dès lors, comment expliquer la persistance de l'injustice d'une part, et, d'autre part, la diversité des lois positives, qui justifient parfois l'injustice elle-même ? Faut-il alors considérer que les lois sont purement arbitraires, et dépendantes de la seule volonté humaine ? Et dans ce cas, comment s'assurer que leur fondement est juste ? Quel rapport entretiennent justice pratique et justice idéale, droit naturel et droit positif ? [Explicitation de la thématique et citation du sujet] C'est là la question à laquelle les philosophes des Lumières se sont attachés à répondre. Montesquieu, dans les Lettres persanes, soulève ce problème de l'origine, transcendante ou humaine, de la notion de justice. « La justice est éternelle et ne dépend pas de conventions humaines. Et quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible qu'il faudrait se dérober à soi-même. » Il s'érige ainsi en partisan du droit naturel, contre les conventionnalistes, et notamment le philosophe anglais Hobbes, qui affirme que la justice et l'injustice ne sont rien d'autres que des dénominations humaines, des conventions, qui seraient la conséquence des lois positives. Montesquieu renverse cette position : si les lois humaines sont bien des conventions, au sens où elles sont le résultat de décisions prises historiquement, elles viennent après la Justice absolue qui leur préexiste : celle-ci est à la fois antérieure et supérieure au droit positif. [Formulation de la problématique] Mais cela revient-il à dire que ces conventions humaines dépendent d'une justice qui serait « éternelle » ? Si Montesquieu dénonce un faux rapport de dépendance, et distingue clairement l'idée de Justice, essentiellement universelle et absolue, des décrets humains, il ne reconstitue pas explicitement un nouveau rapport de dépendance. Les lois humaines dépendent-elles d'une justice éternelle ? Si oui, comment expliquer qu'elles demeurent si imparfaites et si relatives ? Cette nouvelle subordination serait-elle réelle, ou relèverait-elle alors seulement de ce qui devrait être ? [Présentation du corpus en rapport avec la problématique] Si Pascal prend explicitement position dans le débat philosophique autour du droit naturel, la question du rapport problématique entre la justice naturelle et la justice instituée occupe aussi largement Eschyle et Steinbeck, et leurs œuvres accordent une place centrale à cette préoccupation.

[Annonce du plan : première partie] L'omniprésence d'une injustice quelquefois élevée au statut légal, l'imperfection et la relativité des lois humaines laissent croire que les institutions humaines ne reflètent qu'une décision arbitraire, et que la justice est pure convention. [D euxième partie] Pourtant, ce constat n'implique pas nécessairement qu'une justice idéale et universelle n'existe pas. [T roisième partie] Si cette idée d'une justice naturelle et éternelle ne constitue pas, de fait, l'origine des lois, du moins doit-elle nécessairement exister comme idéal, servant de modèle et de critère aux justices conventionnelles.

1. LA JUSTICE N'EST QUE CONVENTION

[Annonce de la première partie] Les notions du juste et de l'injuste semblent bien être le fruit d'une décision humaine. [Annonce de la première sous-partie] La diversité et l'inconstance des lois paraissent indiquer que la justice humaine est dépourvue de toute rationalité, [ A nnonce de la deuxième sous-partie] et que la notion de juste, loin de préexister aux lois, valide après coup le décret arbitraire des plus forts. [Annonce de la troisième sous-partie] Il en résulte un état de conflit permanent entre des conceptions particulières, et relatives, de ce qui est juste.

a. La relativité des lois

Dans les Pensées, Pascal revient à de nombreuses reprises sur la relativité de la justice humaine : la détermination du juste et de l'injuste « change de qualité en changeant de climat » (294) : un cours d'eau, une chaîne de montagnes, la décision unilatérale d'un souverain sont le fondement des lois, qui dès lors ne sont pas les mêmes selon les pays. Dans le domaine de la justice humaine, « tout branle avec le temps » (294), c'est le règne de l'« inconstance » (127) ; car non seulement la loi est de pure convention, mais elle peut changer à tout moment : ce qui est établi comme juste ne l'est pas une fois pour toutes. Ainsi, dans les Euménides, le remplacement d'un droit reconnu comme justice – la vengeance – par un autre – le tribunal – a un acte de naissance historique et est le résultat d'une décision des hommes (« C'est aujourd'hui qu'un nouveau droit/ renverse tout », v. 490-491). C'est le même constat d'une justice inscrite dans l'histoire, et par là même susceptible de changer, que fait Steinbeck : le droit de propriété, qui a une fois donné les terres aux métayers par un acte légal, déclare quelque temps plus tard que ces mêmes terres ne leur appartiennent plus. Ce qui était juste est donc devenu injuste, par le fait du hasard ou du « caprice » (Pensées, 294) des hommes, et la dénomination de ces valeurs semble effectivement tenir à une convention, bien plus qu'à une norme préexistante, stable et universelle à laquelle elles pourraient se référer. Pascal se livre ainsi à une critique sceptique des théories du droit naturel : aux Grands qui pourraient croire que la loi de leur domination sur les autres hommes repose sur une supériorité naturelle, Pascal répond que cet état de fait ne reflète aucunement un état de droit, justifié par une hypothétique loi naturelle (Premier Discours). Si, comme le prétend Pascal, il n'y a que des conventions, alors il n'y a aucun moyen de fonder la loi en justice.

b. Une justice a posteriori

Ainsi, aucune justice éternelle ne semble préexister aux institutions humaines. Une loi n'est pas loi parce qu'elle est juste ; au contraire, elle est juste parce qu'elle est loi. Avant l'établissement d'une loi, une chose était indifférente – ni juste ni injuste, puisqu'il manque un critère fixe et absolu pour définir ces notions. Mais après l'établissement de la loi, cette même chose « devient juste » (Second Discours, p. 251). Et ce n'est pas seulement une façon de parler : cette justice toute de « coutume » (Pensées, 89) fonde le véritable devoir du citoyen. En l'absence d'une justice universelle, les exigences de la société requièrent en effet une justice toute pratique : est juste ce qui permet de préserver la paix, est injuste ce qui la trouble. Il faut donc respecter ces lois conventionnelles comme si elles étaient intrinsèquement justes, c'est là « la définition de la justice » (Pensées, 326). Et comme Montesquieu, Pascal voit comme une « vérité terrible » cette antériorité des lois sur la justice, et préconise de cacher cette vérité, non « à lui-même », mais au peuple. Les raisons de l'apologie de l'illusion sont toutefois opposées chez les deux philosophes. Loin de l'idéalisme de Montesquieu, la perspective de Pascal est réaliste : préserver la paix est plus important que de détrôner un pouvoir injuste.

c. Des conceptions contradictoires de la justice

L'inexistence d'une norme universelle de justice a pour conséquence que ce qu'un individu ou un État peut considérer juste, un autre peut le trouver injuste. Dans les Euménides, le comble de l'injustice pour les Érinyes est le matricide ; pour Oreste, c'est l'adultère et le meurtre d'un époux : ces deux conceptions entrent en conflit, et selon l'angle sous lequel on les considère, chacune d'elles alternativement peut être appelée juste ou injuste. Dans Les Raisins de la colère, la justice légale sert souvent de masque aux pires injustices. Les actions des policiers et les décisions des juges, appelées « justes » dès lors qu'elles sont censées représenter la loi, sont considérées injustes par les individus. La loi punit le vol, et l'appelle injuste. Mais pour les individus, il est plus injuste de laisser les enfants avoir faim que de voler une bouteille de lait (p. 333). De même, au moment de l'enterrement du grand-père, deux définitions de la justice s'opposent : ce qui est juste selon la loi – il est interdit d'enterrer un corps sans prévenir le coroner – et ce qui est juste selon les individus – qu'un fils enterre son père (p. 195). Pourtant, pour pouvoir déclarer une loi injuste, il faut bien que l'individu se réfère à une norme de justice. « Les lois changent, dit Casy, mais c'qu'est obligé, ça le reste » (p. 195). Cette permanence de « c'qu'est obligé », n'est-ce pas la justice éternelle dont parle Montesquieu ?

Transition : [Récapitulation de la première partie] Les lois sont relatives, elles dépendent de la seule volonté des hommes et décident de la définition du juste et de l'injuste. Pourtant, certaines conventions légales nous paraissent plus injustes que d'autres ; au nom de quoi portons-nous ce jugement ? [Annonce de la deuxième partie] Il faut bien que nous les comparions à une idée de la justice, qui leur préexiste. [Annonce de la première sous-partie] Mais quelle est la source de cette justice éternelle ? [Annonce de la deuxième sous-partie] Comment expliquer, si celle-ci existe, que l'injustice des lois et des hommes demeure, de fait ?

2. LA JUSTICE ÉTERNELLE

a. Une justice transcendante ?

Le conventionnalisme de Pascal n'est pas exclusif de la reconnaissance d'une justice éternelle : celle de Dieu. Si les hommes sentent bien dans le fond de leur cœur que les lois humaines ne sont pas justes, c'est parce qu'ils se souviennent obscurément de leur première nature où, avant la chute, ils étaient unis à Dieu et connaissaient sa justice, absolue et parfaite (425). Il y a bien un sentiment « naturel » de la justice, même s'il est corrompu. De même dans Les Raisins de la colère, les migrants du camp de Weedpatch découvrent en eux un instinct de justice : ils savent, sans l'avoir jamais appris, ce qui est « monstrueux » et ce qu'il faut « absolument abolir » (p. 271).

Cette justice semble donc bien précéder toutes les conventions humaines. Ainsi, pour Pascal, ce n'est pas parce que l'homme a perdu Dieu que Dieu a cessé de gouverner le monde par ses lois éternelles, qui sont nécessairement justes parce que divines. Les lois conventionnelles des hommes, si éloignées de la justice, ne sont donc pas pour autant dépourvues de rationalité. Elles sont l'effet d'une justice divine surplombante, car « tout est fait et conduit par un même maître » (Pensées, 119) : les lois des hommes sont un instrument de la Providence divine qui, par elles, peut conserver la paix et donc, protéger l'espèce. Même si chez Steinbeck la justice ne provient pas d'une transcendance divine, elle est éternelle et absolue, car elle est une loi de la nature au même titre que les lois physiques. Les hommes sont unis dans le grand Tout, et ainsi réintégrés dans le déterminisme naturel (« Y avait les collines et y avait moi, et on n'était plus séparés. On n'était plus qu'une seule chose et cette chose était sainte », dit Casy, p. 116). De même qu'il est nécessaire que l'hiver succède à l'automne, les rapports humains sont réglés par une justice supérieure, nécessaire et éternelle, qui s'impose à eux. La délégation du tribunal à Athéna dans les Euménides semble montrer que, pour Eschyle également, la justice a une origine divine, transcendante, et qu'elle s'impose aux hommes d'en haut.

b. Le droit et le fait

L'existence d'une justice éternelle et absolue, d'origine transcendante ou pourvue de la nécessité d'une loi naturelle, n'est pourtant pas exclusive de l'imperfection des lois humaines et de la persistance de l'injustice. Ainsi, pour Pascal, si cette justice éternelle existe, nous ne pouvons pas la connaître : depuis la chute, l'homme est en effet dominé et obnubilé par ses passions, qui le rendent incapable de justice véritable. S'il existe bien une justice en soi, l'homme ne peut pas la découvrir, et elle ne structure donc pas les sociétés, condamnées à ne connaître que la justice du plus fort. De même, si pour Steinbeck la justice est une loi naturelle, pour autant les hommes continueront d'être injustes tant qu'ils ne renoueront pas le lien qui les unit à la nature et à l'humanité comme ensemble indivisible : le progrès technique et scientifique, la loi du profit, la capitalisation, en éloignant l'homme du contact avec la terre et la nature, ont tari en lui la source de la justice éternelle. Eschyle semble également conscient que, si la Justice existe, elle va à l'encontre des passions égoïstes qui ont tendance à dominer le comportement des hommes. Tous les dispositifs du tribunal mis en place dans les Euménides visent à faire taire ce que l'humain pourrait avoir de « trop humain » : le dialogue sert à remplacer la violence, la délégation de la parole à un avocat permet de conférer au récit des faits une neutralité, la confrontation des points de vue favorise une impartialité qui n'est pas naturelle à l'homme, souvent aveuglé par son seul intérêt.

Transition : [Rappel des acquis des première et deuxième partie s ] Malgré les injustices flagrantes dont les hommes sont capables et l'imperfection apparente des lois positives, il existe une norme éternelle de justice, à la fois antérieure et supérieure aux justices humaines. Pourtant, si le droit positif ne peut se confondre, de fait, avec le droit naturel, en raison de la nature de l'homme, [ R etour à la problématique et a nnonce de la troisième partie ] quel doit être le rapport entre ces deux dimensions de la justice ? [ Annonce de la première sous-partie ] La justice éternelle doit fonctionner comme modèle pour les lois positives ; et, même si son existence semble contredite par les faits, [ Annonce des deuxième et troisième sous-parties ] l'homme a besoin de croire à cette existence pour que les lois humaines soient fondées en justice.

3. L'IDÉALISME, GARANT DE LA PERFECTIBILITÉ DES LOIS

a. De la nécessité du pari

On peut s'interroger sur le sens qu'il faut donner à la concession, dans la citation de Montesquieu (« et quand elle en dépendrait… ») : doute-t-il de la prévalence de la justice sur les lois ? En effet, nous n'avons aucune preuve tangible que la justice en soi existe ; la persistance de l'injustice parmi les hommes montrerait même plutôt le contraire. C'est pourquoi la croyance dans cette justice éternelle doit s'apparenter à une profession de foi. Il faut croire à cette justice, quand bien même tout en démentirait l'existence. On retrouve le même raisonnement dans les Pensées : comme la justice éternelle, Dieu nous est caché (194) ; rien ne choque plus notre raison que sa justice, qui, pour nous, a le visage de l'injustice (« car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté, pour un péché où il paraît avoir si peu de part, qu'il est commis six mille ans avant qu'il fût en être ? », 434). Dès lors, rester convaincu que la Justice existe vraiment exige un effort de volonté, un déni délibéré des apparences. Mais, même s'il y a avait une chance sur des millions que Dieu existe vraiment, il faudrait tout miser ; car nous n'avons rien d'autre à perdre qu'une vie misérable, et l'éternité à gagner. Le pari est du même ordre pour la justice : la croyance en une norme universelle de justice est une cause incertaine pour laquelle il faut pourtant tout gager. Car, qu'elle existe ou non, tout vaut mieux que de se laisser dominer par nos passions et nos intérêts égoïstes. Et même si cette croyance est folle, c'est grâce à elle que les hommes recherchent la perfection, et c'est par elle qu'un jour, peut-être, la justice des hommes sera absolue et universelle. Il faut parier, car « si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien » (233).

b. Éloge de l'idéalisme

Ainsi, Montesquieu ne doute pas plus de cette justice naturelle que Pascal ne doute de l'existence de Dieu. La concession n'est là que pour renforcer l'argument : même si la justice ne pouvait avoir d'existence réelle, elle serait du moins nécessaire comme idée, indirectement pratique car servant de modèle normatif. On trouve dans Les Raisins de la colère la même valorisation de l'espoir, en tant que tel, sans considération de son réalisme : ce qui prouve à la fois l'existence d'une justice en soi mais aussi la possibilité de son avènement prochain, c'est la capacité des hommes à « mourir pour une idée » (p. 210). Les femmes du roman savent que, tant qu'elles lisent encore de la colère dans les yeux des hommes et la volonté farouche de combattre l'injustice, tout espoir n'est pas mort (p. 611). Le roman-plaidoyer de Steinbeck est un éloge de l'idéalisme : ne jamais cesser d'espérer, ne jamais renoncer à se révolter contre l'injustice au nom d'une justice éternelle dont on refuse de croire qu'elle est une chimère, voilà les conditions de la perfectibilité des lois humaines, voilà ce qui leur permet de tendre vers cette justice éternelle qui doit être leur unique modèle.

c. Une affaire de conscience

Le moyen pour que la justice humaine s'approche toujours plus de la justice éternelle, c'est en somme la pensée. « Pensée fait la grandeur de l'homme », écrit Pascal (346). Si la justice est une norme absolue dont l'individu a l'idée, alors il doit examiner les justices institutionnalisées en fonction de cette norme, et régler sur elle son comportement. Pascal, comme Eschyle, marque ainsi la distinction entre le collectif et l'individuel. Au plan collectif, la justice doit s'établir par une convention ; celle-ci peut-être noble, et avoir pour modèle un idéal de justice, mais il n'en reste pas moins que la loi décide du juste et de l'injuste au plan pratique. Toutefois cette justice conventionnelle ne peut avoir de prise sur la justice du for intérieur, nourrie de l'idée d'une justice absolue et idéale ; le « chrétien parfait », s'il respecte les lois humaines, connaît la justice éternelle et règle sur elle toutes ses actions, individuellement. Eschyle établit une distinction comparable. Si Oreste a la justice pour lui, au sens légal – puisqu'il est acquitté –, les nombreux jeux de miroirs qui sous-tendent les Euménides invitent le lecteur à réfléchir, individuellement, sur sa culpabilité : son crime était-il juste ou injuste ? Et celui de Clytemnestre ? Ainsi, si les conventions sont indispensables, au plan pratique, pour établir la paix dans la cité, cette justice collective et historique qui, même si elle peut être très noble, est forcément relative, doit coexister avec une justice éternelle, sous forme d'une idée grâce à laquelle l'individu juge, en son âme et conscience, de la justice des lois.

CONCLUSION

Le spectacle récurrent de l'injustice, l'imperfection et la diversité des lois humaines laissent supposer que ces lois ne dépendent pas d'une justice en soi, mais qu'au contraire la justice découle des lois : elle ne serait alors qu'une convention, relative et inconstante. Pourtant, l'imperfection, incontestable, de la justice instituée ne permet pas de nier l'existence d'une norme de justice supérieure : celle-ci existe nécessairement, elle est l'idée à laquelle on se réfère pour décréter qu'une loi n'est pas juste. En effet, une justice transcendante préexiste et est supérieure aux lois – si celles-ci sont imparfaites, il n'en faut accuser que les hommes, incapables de dominer leurs passions de sorte à préférer l'universalité de la justice à leurs intérêts égoïstes. Si les lois conventionnelles ne peuvent pas complètement coïncider avec la justice naturelle, cela ne veut pas dire qu'il faille renoncer à la seconde au seul profit des premières : la justice humaine doit tendre vers la justice éternelle et tâcher de s'y conformer, du moins idéalement. Ainsi, bien qu'Eschyle, Pascal et Steinbeck montrent les tâtonnements et les imperfections d'une justice humaine qui peine souvent à se démarquer de l'injustice, leurs œuvres, loin d'établir un constat d'échec, lancent un appel à la foi et à l'optimisme, conditions sine qua non de la perfectibilité du droit positif.