– Vous êtes trois détectives, n’est-ce pas ?
– Qu’en savez-vous ?
– Ce n’est pas parce que vous portez un costume de ville en tissu fin… Vous pourriez très bien l’avoir volé à je ne sais quel voyageur ; ces chemins sont peu sûrs et infectés de brigands. Je passe sur votre élégante façon de marcher, sur vos mains délicates, sur vos visages dissimulés derrière des lunettes noires qui témoignent d’une ascendance étrangère. Dans ce cas… on vous prendrait vraiment pour des espions… Cependant, sur ce chemin et à cette heure, et à la sortie du village, et sachant comme je le sais que la prochaine ville est à une centaine de kilomètres, j’en conclus que vous ne pouvez être que des détectives en mission !
– Et que sommes-nous censés chercher sur ce chemin désert ?
– Tout le mystère est là ! Les détectives ont été inventés pour chercher des choses dans des endroits que l’on jurerait vides et qui cependant ne le sont plus dès qu’on y introduit un indice qui en entraîne d’autres, preuves irréfutables d’une faute d’autant plus atroce qu’elle semblait bien enfouie. Le simple fait que vous vous promeniez par ici prouve que quelque chose de très important doit y être découvert.
– Mais enfin, monsieur, nous sommes de simpies étudiants et nous allons là où le vent nous pousse…
– Ne me racontez pas d’histoires ! Je vous ai vus passer devant ma fenêtre, tout à l’heure dans le village. J’ai immédiatement compris que vous tramiez quelque chose de bizarre. C’est pour cela que je vous ai suivis.
– Quoi ? Vous n’êtes ici que dans le seul but de nous accompagner ?
– Exact ! Et je sais de quoi je parle… Je me suis dit : Comment se peut-il que notre village, depuis si longtemps oublié par le Général, se réveille tout à coup avec, sur le dos, trois envoyés spéciaux faisant tout pour qu’on les reconnaisse ? Ne serait-ce point pour que l’on comprenne que l’heure de notre jugement dernier est arrivée ? Qui peut se vanter de n’avoir jamais commis au moins une faute grave dans sa vie ! Ceux qui ne l’ont pas commise réellement l’ont perpétrée en rêvant, et tout le monde sait que mon humble village, en dépit de son calme apparent, recèle dans ses caves d’inquiétants secrets. Voilà, le Général a eu vent de quelque chose… Lentement, sentant l’horreur monter, nos voisins et les voisins de nos voisins ont découvert que sous chaque maison reposait une cave, cachant elle-même d’autres caves, une infinité de pièces obscures pénétrant au plus profond de la terre, encombrées de meubles délabrés, de machines rouillées, peut-être même d’êtres humains… Je crois bien que personne n’a jamais eu le courage de les explorer… Nous ne nous sommes jamais aventurés qu’aux troisième et quatrième sous-sols ; mais nous sommes certains que de véritables gratte-ciel s’enfoncent dans le sol à des milliers de mètres de profondeur. Je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte (étant donné votre profession cela ne fait aucun doute) mais, de nos cheminées, s’échappe un grognement incessant qui vient d’en bas. Certains d’entre nous, parmi les plus vieux, prédisent pour bientôt une invasion de porcs-taupes… Aussi, je me suis dit : en voilà qui traversent le village pour qu’on comprenne bien qui ils sont et qu’aucun doute ne plane sur leur mission – nous rencontrer… Mais pourquoi ce pluriel ? Peut-être n’êtes-vous là que pour me voir, moi ?
– Comment pouvez-vous croire cela, monsieur, puisque nous ne nous étions même pas rendu compte de votre présence ? Ne vous avons-nous pas laissé marcher à nos côtés sans vous poser la moindre question ?
– Très simple. Excepté moi, personne ne vous a vus passer, sinon vous seriez suivis par une meute de villageois. Vous êtes passés volontairement sous mes fenêtres, en vous cachant, avec l’habileté qui caractérise les envoyés du Général et les différencie des autres habitants. Mon heure est arrivée, cela ne fait aucun doute. Je dois tout confesser. La preuve qu’il s’agit bien de moi et de personne d’autre : vous ne m’avez posé aucune question. Quelle question, en effet, quelle question poser quand la faute est infinie ? Une petite question, limitée comme le sont toutes les questions, m’aurait calmé, m’aurait contraint à réfléchir : ces étranges garçons font sans doute du recensement, mènent une enquête pour une quelconque anthologie du savoir populaire ou que sais-je encore… Mais ce silence significatif me prouve que vous êtes dans le grand Secret. Il démontre une nouvelle fois que le Général ne questionne pas, il écoute, et que c’est à l’accusé qu’il revient de parler, de fouiller en lui-même, non pas avec quelques mots épars, mais en s’ouvrant comme le couvercle d’une malle et en laissant s’échapper ce qui ne peut que s’y trouver enfoui.
– Mais monsieur, croyez-nous, nous ne vous accusons d’aucune faute et nous ne faisons aucune enquête ! Nous allons vers le Sud, à pied, simplement parce que nous n’avons pas d’argent pour acheter des billets de train.
– Messieurs, assez de fausses excuses ! C’est en les rendant volontairement simplistes, afin que je ne les croie pas, que vous me prouvez votre identité réelle. J’implore votre clémence. N’utilisez pas de voies si tortueuses. Je ne cacherai rien. Je sais que le moment est grave, qu’il en va de ma vie. Envoyés éminents, j’implore votre clémence jusqu’où il est possible de l’implorer. Vous savez déjà que de mes souterrains s’échappe une nauséabonde odeur de cadavre. Mais je vous jure que ce n’est pas à cause des corps qui y sont actuellement enfermés… Bien avant que je ne songe à transformer ma maison en cimetière municipal (parce que, comme a dû le noter le Général, l’incroyable rapidité avec laquelle nous nous reproduisons est compensée par une mortalité galopante. Les maisons se remplissent de triplés, les femmes sont fécondées dès leur dixième année. Vous vous êtes certainement rendu compte, en ouvrant la porte des maisons, du nombre de mourants et de bébés qui y sont entassés, mais cela ne choque plus personne…), bien avant que j’y songe, émanaient déjà de mes souterrains une continuelle odeur de chair en putréfaction ainsi que le grouillement de millions de vers. La seule façon de me faire socialement accepter, me suis-je dit, c’est de devenir fossoyeur et de transformer ma maison en fosse commune, puisque le village ne savait plus où ensevelir ses morts. Et depuis, les enterrements n’ont pas cessé. Nous installons le mort en position fœtale à l’intérieur d’un cercueil sphérique (pour le construire, nous suivons la méthode des tonneliers qui retiennent les douves tombées au moyen de cercles métalliques) et jetons ce cercueil dans l’escalier. Pendant une demi-heure, nous entendons le défunt cogner contre les marches, rebondir, descendre de plus en plus vite. Au bout d’une heure, le bruit se perd dans le lointain ; mais nous savons qu’en réalité, il continue, qu’il n’y a pas de fond, que tous nos parents morts glissent vertigineusement par un petit escalier vers un fond qui d’ailleurs n’existe peut-être pas. Le professeur de mathématiques de l’école pense qu’un de ces jours nous recevrons une pluie de bois et que nos morts commenceront alors à nous tomber sur la tête, qu’ils perceront les toits et qu’ils rempliront nos meubles d’asticots. La faute, il faut la chercher ailleurs que dans cette pestilence qui rôde sous mes fenêtres. La boue qui recouvre mes vêtements est la marque visible que j’ai mise au point pour que l’on reconnaisse le métier que je pratique : « Tu es poussière… ». Pour tout cela, messieurs, j’implore votre clémence ; je vous conjure d’accomplir simplement votre mission ; châtiez-moi ; torturez-moi, comme seul le Général sait le faire, dussé-je y perdre la vie. J’ai déjà dans la poche de mon pantalon un splendide couteau récemment aiguisé ; le même que tout habitant de ce village se doit de posséder pour parer à toute invasion soudaine venue du sous-sol.
– Écoutez, monsieur, gardez votre couteau et vos histoires et laissez-nous continuer notre route en paix.
– Continuer votre route ? J’ai compris, me voilà irrémédiablement condamné ! Vous connaissez déjà l’importance de la faute ; elle est si grande que le recours à la torture est inutile. Vous n’êtes pas des bourreaux, mais des détectives. Je le sais, dans quelques secondes, le Général sera en possession de votre information et alors il enverra ses bourreaux, ces terribles entités que nous connaissons tous. Vous avez remarqué que le village n’a pas d’électricité : c’est à cause des bourreaux ! Ainsi, lorsqu’en pleine nuit ils survolent nos maisons, ils ne peuvent pas se poser… Nous vivons dans les ténèbres, dans les recoins les plus obscurs de nos pièces, en essayant de rester immobiles. Nous ne parlons pas. Nous nous contentons seulement d’accomplir le « Croissez et multipliez » avec ferveur et méthode, et nous ne mangeons rien d’autre que la mousse qui croît dans l’humanité de nos foyers. Tout cela, tout cela… parce que nous avons peur de vos bourreaux ! Et maintenant, paratonnerre de mon village, je devrais recevoir ce cruel essaim ! Eh bien, non ! Je préfère le suicide !
– Lâchez ce couteau, monsieur, ne luttez pas, ne pleurez pas, nous ne vous laisserons pas faire, n’empêchez pas que nous déchirions votre chemise pour panser la blessure que vous vous êtes faite au cou. Ne soyez pas bête… vous vous étiez trompé… Nous sommes des Conspirateurs ! Tout comme vous, nous luttons contre le Général !
– Ça, je ne peux le croire ! Aucun détective n’oserait avouer qu’il est un Conspirateur. Le Général ne pourrait tolérer une telle chose. Un détective se tait, il invente un métier, mais de façon perverse afin qu’à tout moment le simple citoyen sache qu’il a en face de lui un détective, qu’il est sous surveillance. Pourquoi le puissant Général aurait-il à se cacher ? Au contraire, quand il n’est pas présent, tout le monde vit en cachant ce que tout le monde connaît ; c’est son essence même : la faute ! Dès lors que surgissent les détectives, lève comme une pâte ce qui était enfoui, et une mousse coupable s’échappe à gros bouillons par les portes des maisons. Alors comme ça, vous êtes des Conspirateurs ? Merveilleux ! Ne me dites rien, je ne veux pas savoir contre qui vous conspirez… De plus, vous êtes les seuls à le savoir réellement. Avant d’être une lutte bien réelle, la Conspiration est un état d’esprit. Le Pouvoir du Général est si vaste que conspirer effectivement contre lui est impossible. Où diriger ses coups ? Contre qui ? Comment trouver le point vital ? Il se déplace si vite et possède une telle accumulation d’énergie qu’il est pratiquement inépuisable. Certaines personnes cultivées, dont je suis, croient que la Conspiration surgit un jour sous forme de pensée, puis que cette émotion envahit tout l’esprit et que, pour finir, devenue idée fixe, elle oblige le citadin à abandonner sa cité, sa maison, sa famille : alors, il erre, se cache, voyage sans cesse, parle à voix basse, ne dit que des banalités, change de saint et d’adresse toutes les deux minutes et n’a plus confiance en personne, pas même en lui-même. Aussi êtes-vous, me semble-t-il, les conspirateurs types. Mais maintenant que vous m’avez dit la vérité pour me sauver la vie, vous êtes compromis, vous êtes en danger.
Vos paroles peuvent très bien avoir été recueillies par des oiseaux-espions porteurs de micros sous les ailes. Ce vautour, par exemple… Il n’a pas cessé de nous suivre. Je vais vous aider à fuir ! À cent mètres d’ici se trouve une pompe à essence. À cette heure, un camion est là qui transporte les excréments des puits artésiens pour les emporter dans une usine de retraitement qui les transforme en engrais. En ce moment, il doit être en train de faire le plein d’essence. À cause de l’odeur, le chauffeur ne vérifie jamais ce qu’il transporte. J’en ai profité pour faire quelques petits voyages au village voisin ; cela m’évite de prendre le train ; et cela m’est très utile quant à… l’affaire de mon parapluie…
– Merci beaucoup, monsieur, de nous avoir consacré un peu de votre précieux temps, nous sommes sûrs que la Cause acceptera avec joie votre aide, certes modeste – nos vies ne représentent rien ! –, mais qui constitue un appui supplémentaire à la Conspiration…
– Messieurs, chaque citoyen est à la fois un coupable et un conspirateur. Je veux dire que nous ne nous élevons pas contre une idée bien précise mais contre celle que détient le pouvoir, en l’occurrence aujourd’hui, l’idéologie du Général. La faute, finalement, est toujours la même. Mais qui en connaît la véritable essence ? Chaque idéologie qui triomphe en révèle une nouvelle nuance. À chaque nouvelle métamorphose du Général : nouveau sentiment de la faute. C’est pour cela que le vrai conspirateur, au sens où je l’entends, ne lutte pas contre tel ou tel régime, mais contre la faute même. Ou, pour être plus exact, non point contre la faute, parce qu’elle est indélébile, mais contre le sentiment de la faute. Les conspirateurs ne font rien d’autre qu’essayer de diriger l’esprit humain pour qu’il affronte la faute, l’accepte et, malgré elle, se sente complètement innocenté ; personne n’est persécuté parce qu’il possède des bras ou des pieds ! Alors pourquoi craindre la faute si elle est l’essence même de notre âme ? C’est pour cela que je vous admire, non parce que vous n’avez pas peur, mais justement parce que vous avez peur, sinon comment, en dépit de la terreur, auriez-vous été capables d’accepter la Conspiration et auriez-vous, par là même, transformé votre vie en une fuite éternelle ? Nous autres, dans les pièces sombres de notre village, nous cachons d’étranges incunables (nous savons que le Général, qui ne croit pas en la vérité des mots, les brûle…), dans lesquels on parle de conspirateurs qui ont réussi à parcourir jusqu’à quatre cents kilomètres ! Il est des légendes qui racontent que la terre est ronde et que ces braves reviennent toujours à leur point de départ. Tous réunis, nous lisons ces pages aux mourants pour les réconforter, bien que leur vitesse de croissance, si rapide, en fera bientôt la classe dominante. Ce sont eux qui donnent des ordres et qui organisent les bals clandestins. Ils violent les vierges les plus belles. Ils perdent lentement leur vie, s’enivrent, maltraitent leurs enfants ; ils ont créé le monopole de la mousse, se goinfrent d’herbes tendres et ne nous laissent, à nous, les êtres sains, qu’un tas de feuilles mortes pour toute nourriture… Mais quand le voisin commence à mourir, le vent tourne… Le temps que dure son agonie, il a le village littéralement à ses pieds ! Le dernier jeu à la mode parmi les jeunes de notre village consiste à contracter une maladie afin de mourir le plus rapidement possible… Mais je parle, je parle, voilà votre camion qui arrive…
Avancez sans faire de bruit – remarque, j’en conviens, inutile, puisque les Conspirateurs ont le pas plus léger que ceux du loup… Il y a ici quelques sacs, petits, mais en vous allongeant dessus sans bouger, vous ne vous salirez pas. Il est évident que les chaussures souffriront un peu parce que vous devez avancer de deux pas dans les excréments pour tendre les bâches, mais enfin, la liberté relative n’a pas de prix… Non, ne bougez pas, vous allez tremper vos manches dans la merde ! Adieu, je vous dois la vie.
– Maintenant que le camion démarre, monsieur, et que nous nous éloignons de vous, nous révélerez-vous ce qu’il y a à l’intérieur de votre parapluie ? On dirait que ça bouge…
– Ah traîtres ! Le camion a pris de la vitesse ! Je ne peux pas les rattraper ! C’étaient des détectives ! Il n’y a que des détectives pour demander ce qu’il y a à l’intérieur d’un parapluie. Malheur à moi, je suis découvert !