Tel un animal malade, le camion, sans accroître sa vitesse, essaie d’arriver à un destin qui chaque nuit s’éloigne davantage. Bercés par le bruit du moteur, trois vieillards, aux langues sèches vidées de mots, voyagent, recroquevillés pour éviter que les excréments ne les souillent. J’observe, depuis plusieurs heures, dissimulé sous une montagne de sacs, les multiples arabesques dessinées sur leurs nez offensés par les rides. Quelle déchéance ! Moi, malgré mon corps ridé, couvert de croûtes et de lambeaux de peau ; malgré mes cent cinquante ans, élégante bien qu’en haillons, aux mouvements – je me fais un point d’honneur à le rappeler – qui ressemblent à ceux d’une grande rate, je me déplace avec agilité et sûreté parmi les détritus comme s’ils étaient mon élément naturel… Bonne nuit, mes chéris ! Surtout ne sursautez pas, n’allez pas mettre vos doigts dans la merde, je ne mords pas. Avec quelles dents, grand Dieu ! Laissez-moi me rapprocher de vous pour vous renifler un peu… Quelle lamentable odeur de corps propres ! Quelle blague ! Quelle naïveté ! Ils ont travaillé, ont été respectés, se sont lavés, ont cru extirper la pourriture de leurs petits mondes et sont venus échouer ici, comme tous les autres vieillards ! Tout le monde logé à la même enseigne ! La société les a expulsés tels de vulgaires étrons !
– Madame, nous sommes montés dans ce camion parce que nous n’avons pas d’argent. Nous ne savions pas qu’il était déjà occupé. Si notre présence vous incommode, nous descendrons immédiatement.
– Vieillards stupides ! Trois ruines comme vous, sauter du camion ! Une mort insensée vous attend, là, dans ces dunes : vous seriez dévorés par les coyotes ! En restant à bord, vous pourrez au moins servir d’engrais. En arrivant à l’usine, vous serez broyés, mêlés à d’autres excréments et vous pourrez ainsi enrichir la terre de la patrie qui vous a vus naître.
– Nous vous avons déjà dit, madame…
– Vos gueules ! J’ai bien compris. J’ai beau être presque aveugle, je ne suis pas sourde. Au contraire, j’entends même des choses qu’aucun être humain ne peut entendre. Tenez, par exemple, je peux vous dire que les asticots chantent quand ils rongent les cadavres. Là où tout le monde ne voit que sinistre pourriture, j’entends des chœurs célestes…
– Vous vous trompez, nous ne sommes pas des vieillards…
– Assez de sornettes. Ils les jettent aux ordures, consumés, anémiques, pauvres cris de peaux sèches et d’os brisés, et tous continuent d’affirmer qu’ils sont toujours aussi jeunes, s’accrochant comme des sangsues au présent, refusant d’admettre que le bateau coule, que la statue de sel se dissout dans l’océan, que les références partent en fumée et que le néant leur ouvre sa vulve sans fond…
– Permettez-nous d’insister, madame, nous parcourons ce chemin du nord au sud… C’est un voyage d’études…
– Mais ce chemin n’a pas de fin ! Jamais personne n’a pu le parcourir en sa totalité. Une bande de terre sèche, monotone, entre la mer et la Cordillère, sur des milliers et des milliers de kilomètres. Personne n’accepte le sacrifice : chacun veut que le voyage continue, pour ne pas en perdre une miette même s’il est d’un ennui mortel. Allons, abandonnez et contentez-vous du peu que vous en avez vu.
– Madame, nous comprenons vos principes philosophiques mais nous pouvons vous certifier que vous nous confondez avec…
– Illusion que tout cela, vous n’appartenez plus à ce monde, vous n’êtes déjà plus qu’une partie de la cargaison de ce camion. Abandonnez-vous une fois pour toutes à mon obscure et fétide matière. Laissez-moi vous y plonger.
– Madame, ne nous obligez pas à nous défendre. Enlevez vos griffes de nos imperméables.
– Vous m’avez cassé les poignets ! Enfin, je ne vous en veux pas. Pauvres petites charognes, descendez de votre nuage et regagnez la chair misérable… Laissez-moi fouiller entre ces sacs, que je trouve la télévision portative exigée par la loi sous peine d’être fusillé. Ses piles me sont fidèles : elles ne sont pas encore déchargées… Saluez le buste héroïque et orgueilleux de notre Général et regardez-moi à côté de lui, comparez… Pourtant, tout comme vous, j’étais nourrie d’illusions… J’ai été sa première femme. Ensemble, nous avons construit ce pays. Je l’ai aidé à bâtir ce chemin. Que d’espoir, que d’énergie ! Il n’était encore qu’un tronçon, limité, de terre fertile et parfumée. Nous l’avons nourri avec de l’asphalte, nous l’avons caressé, nous en avons lissé la surface, comme nous l’aurions entrepris pour le plus cher de nos fils. Nous y avons fait l’amour afin que nos orgasmes le comblent d’énergie. Et nous avons cru que ce bonheur n’aurait pas de fin. Mais, très vite, le chemin a grandi tout seul, longeant la mer comme une flèche immense, déterrant les pavés, détruisant les constructions. Tout est devenu instable. Nous avons dû vivre sous des espèces de tentes flottantes tandis que le sol s’enfuyait vers la nuit, vers un futur qui ne nous appartiendrait jamais… J’ai commencé de vieillir, car le Général, lui, doit rester éternellement jeune, rester fidèle à son image, rester l’axe immobile de la vague qui se fracasse dans un bruit de tonnerre. C’est une tâche lourde, un véritable sacrifice. Comment y parvient-il ? Je ne sais. Mais son visage semble immuable. Pas un seul poil de sa moustache n’est devenu gris… Moi, je me suis lentement éloignée de lui, dégringolant de ride en ride, comme d’un irrémédiable escalier. Il ne voulait pas l’admettre, m’obligeait à pousser des hennissements de chanteuse de bordel, à me maquiller outrageusement, jusqu’à ce qu’un soir, au comble de l’humiliation, il se mît à sangloter la bouche enfouie dans mon ventre de momie… Je l’ai supplié de prendre une femelle plus jeune, puisque le peuple a besoin d’une telle image, puissante, pour continuer d’idolâtrer le pénis sacré de son chef. Depuis lors, une armée de femmes est passée dans son lit de camp ! Mais le lien qui nous unissait est resté intact. Rien ne saura nous séparer. Aujourd’hui encore, depuis cet écran glacé, le Général parle pour moi seule. Mon amour, sa voix me fait danser d’extase sur les excréments !
« De mon pont au fleuve de ton sang
De ma soif à tes essaims d’océan
De mon silence à ta danse assassine
Fille infinie mère de mes baisers
Ventre final où naissent les commencements
Tisse le monde de tes quatre lèvres
Lubrifie les glissements de l’ombre
Vis en mon cœur
Tel un oiseau affamé ! »
– Je voudrais que mon front traverse l’écran ! Je voudrais embrasser l’épique fierté de ta bouche ! Je voudrais, telle une truie, pousser des grognements lubriques ! Je voudrais te jeter au visage les tripes pourpres de mon âme !
– Nous sommes désolés, madame. Votre douleur nous émeut. Nous sommes convaincus que le Général souffre autant que vous.
– Taisez-vous, vieux débris ! Qui souffre et de quelle douleur voulez-vous parler ? Rien n’a changé entre nous. Rien ne changera jamais. Séparés par l’espace et le temps, nous n’en sommes pas moins toujours unis. Lui, dans les hauteurs, au centre spirituel ; moi, en bas, dans les profondeurs, à la circonférence de la pourriture : les deux extrémités d’une même verge. Sans lui, je n’existe pas ; sans moi, il n’est rien. Vous voulez connaître la vérité ? Laissez-moi éteindre le poste de télévision, pour qu’il ne nous entende pas… Je suis devenue actionnaire majoritaire des usines d’engrais. Toute la merde de ce pays m’appartient ! Si j’arrête la production, les plantes meurent, le sol fertile devient un désert et mon Général n’a plus qu’à donner ses ordres au néant.
– Oui, madame, nous comprenons : le destin de la Patrie est entre vos mains…
– Ne soyez pas si compréhensifs. Ici-bas, toute caresse est accompagnée d’un coup. Je ne dis pas cela pour vous : décrépits comme vous l’êtes, vous seriez incapables ne serait-ce que de serrer vos poings. On ne peut même plus se fier aux excréments ! Regardez… Sous les sacs qui recouvrent le fond du camion : des pousses de lotus. Observez bien les fleurs : avec leurs couleurs lubriques, leur parfum insidieux, leurs huit pétales ouverts comme des putes à la lumière, à la « vie », à la « conscience », à la « beauté »… Personne n’oserait dire qu’elles sont nées de la fétide, de la suave, de l’obscure laideur. Je ne sais d’où elles viennent, c’est un véritable fléau. Elles surgissent du plus profond de la lie et, avec une rapidité diabolique, s’ouvrent un passage vers la surface pour s’y déployer, tels des cris de délire adressés à la lune et aux étoiles. Pire encore, si quelqu’un craque une allumette, leurs pistils se donnent au feu en poussant des aboiements avides, laissant couler de leurs corolles bouillantes des liqueurs sucrées… Mon obscur chargement avance, résigné, dans la nuit noire, à travers le silence létal et soudain, sacrilège suprême, sa surface se couvre d’un jardin lubrique. Moi, trempée de fièvre, les yeux brûlants et le nez dévoré par cette fragrance d’un autre monde, durant des centaines et des centaines de kilomètres, je me tue à tenter d’arracher cette aberration… Regardez, une nouvelle qui surgit ! Monstre vorace, ne me résiste pas ! Par pitié, utilisez le peu de forces qui vous restent pour m’aider à extirper cette malédiction. Je veux un fumier pur, parfait dans son ignominie même. Ne vous faites pas prier, je vous en supplie ! Prenez-moi par la ceinture, tirons tous ensemble. Malédiction ! La tige s’est brisée, nous n’avons pas avancé d’un millimètre. Nous n’y arriverons jamais ! Ces fleurs ont des racines communes invisibles. Elles ne viennent pas du fond de la cargaison, mais de bien plus loin. Profondément enfouies, elles descendent par les roues du camion et comme d’interminables filaments pénètrent dans le cœur de la planète… Regardez, je creuse ailleurs : trois nouveaux lotus ! À peine en ai-je arraché une que dix autres fleurs voraces surgissent, ouvrant béante leur gueule blanche. Alors, des essaims d’abeilles gloutonnes s’engloutissent dans leurs vagins soyeux ; alors un nectar épais dégorge en cascade ; alors, ces bourdonnements de plaisir m’affolent et, comme mue par une volonté étrangère, je caresse mes seins, j’ouvre mes cuisses et plonge mes doigts dans mon sexe. Aidez-moi, mon Général ! Éloignez-moi de ces hauteurs, laissez-moi au fond de l’abîme. Assez ! Une fois arrivée au broyeur, la cargaison est perdue. Ces sinistres lotus ont tout avalé, jusqu’à la dernière goutte d’excrément… Si ce fléau persiste, qu’adviendra-t-il de moi, de nous, de ce pays héroïque ? J’ai supplié mon Général de m’envoyer, pieds et poings liés, les prisonniers politiques, les grévistes, les grabataires, les vieillards, les réfractaires, les fainéants, les hésitants, les dépressifs et tous les étrangers… Sachez-le, épuisé par l’invasion des lotus, l’engrais classique a disparu de ce pays depuis longtemps… Le sol de la patrie est nourri d’une purée de chair et d’os fournie par les citoyens inutiles… Vous comprenez, maintenant, pourquoi j’ai tant parlé ? Pourquoi je me suis tuée à essayer de vous convaincre ? Dépêchez-vous, plongez-vous dans mon pauvre caca ! Que vos corps rabougris l’enrichissent ! Ne le faites ni pour moi ni pour ce pays, mais pour le Général. Chaque citoyen ainsi sacrifié ajoute un nouveau sourire à son visage.
– Merci beaucoup, madame, mais finir nos jours en fumier n’est pas vraiment notre vocation. Quant aux nouveaux sourires du Général, ils nous laissent de marbre. Nous préférons sauter du camion… Adieu !
– Vous ne pouvez pas me faire ça ! J’ai appris à fondre sur mes proies comme les araignées et à leur faire mordre la poussière. Qu’est-ce que ça signifie ? Les nuages ne naviguent pas contre le vent, les vagues ne s’éteignent pas en pleine mer. Il est un destin biologique auquel personne n’échappe. Pour qui vous prenez-vous ? Vous êtes à bout de forces et vous vous permettez de claquer votre seule porte de sortie. Enfin, que cachez-vous derrière ces lunettes ? Enlevez-les ! Mon Général, j’ai les yeux crevés. Vite, c’est insupportable ! Nous préparez-vous de nouveaux malheurs ?
– Mais, madame, nos yeux sont comme ceux de tout le monde.
– Ne mentez pas, j’ai vu les profondeurs de l’abîme.
– Vous êtes presque aveugle.
– Mes yeux entendent. Vous êtes plus vieux que le temps. Vous apportez le fléau des lotus. Vous venez remplir la terre, la mer et les montagnes de vos fleurs. Vous allez multiplier la vie. Nous mourrons au milieu des abeilles et des parfums.
– Ne délirez pas, madame. Que pouvons-nous faire pour apaiser votre souffrance ?
– Ne vous moquez pas. Le mal est déjà fait. Allez-vous-en !
– Auparavant, il est de notre devoir de vous dire…
– Nous n’avons plus rien à nous dire. Vous ne me convaincrez jamais du contraire. Sautez du camion !
– Tout ceci n’est qu’hallucination, madame. Ces fleurs n’existent pas. Vous ne nous avez pas montré des tiges vertes mais des fils de fer rouillés.
– Partez d’ici, monstres. Du plus profond de mon âme, je vous maudis ! Dégagez, je vous dis !
– Ce fléau n’est que le produit de votre imagination, madame.
– C’est vous qui déformez la réalité ! Ce fouet est bien une fleur de lotus et non un prétendu bout de fil de fer rouillé. Lâches, à peine une légère menace et voilà que vous sautez hors du camion et fuyez tels des crapauds disparaissant dans l’ombre. Je reviens vers toi, Général. J’allume le poste de télévision. Tu pleures comme un enfant. Moi aussi, maintenant. Tandis que la lune disparaît lentement, à travers les excréments poussent des lotus qui finissent par recouvrir de leur blancheur la surface de la cargaison… Tout allait si bien. Qu’avions-nous besoin du présent ? Les habitudes sacrées nous permettaient de vivre tranquillement sur notre bout de chemin. Tout changeait, sauf nous. Le passé imposait ses lois au futur. Autour de toi, grand mât, notre monde tournait en un parfait cercle vicieux. Mais aujourd’hui a commencé la terrible période des vaches grasses. Le nouveau monde de la Conscience est là. La sainte durée des ténèbres a pris fin. Malheur à nous ! Je m’enfonce dans l’épais jardin des lotus ! J’écoute le vrombissement de milliards d’abeilles ! Je suis l’obscurité !