Eh ! les petits morts, ne passez pas votre chemin ! Pourquoi voulez-vous aller à la gare en ruine et prendre le train des somnambules puisque je suis là ? Le cimetière n’est pas abandonné ! Vous avez bien fait de venir jusqu’ici. Les nouveaux ordres ont tellement retourné le pays que plus personne ne sait où tomber mort. À la suite de la loi promulguée par le Général – Aucun citoyen sauf Lui n’a droit au souvenir –, les cimetières sont passés de mode. Pourquoi dépenser sa fortune en mausolées, niches ou autres tombeaux, si personne n’est autorisé à graver son nom sur les dalles ? Le Chef, comme vous le constatez, exige que chaque plaque de marbre s’orne d’un écran vidéo, sur lequel il est le seul à apparaître, toujours souriant. Il agite des gants blancs et répète inlassablement : « Bonjour comment allez-vous je vais bien merci ! » Dans chaque tombe, symboliquement bien sûr, gît le Général. Les fleurs, les pleureuses, les discours d’adieu et, ce qui est le comble, l’extrême-onction : tout est pour Lui. Un décret sévère oblige l’agonisant à s’habiller en militaire, à porter une perruque brune et des moustaches pommadées, qu’il soit homme, femme ou enfant. Seul le Général a le droit de mourir. Lui seul peut, doit et veut passer à l’histoire. C’est pourquoi, de nos jours, le peuple préfère l’incinération. Finir, en poussière, dans des boîtes de conserve… Nous, les fossoyeurs, nous avons été invités à travailler aux fours crématoires. Mes collègues ont accepté avec joie : on n’arrête pas le progrès. On rentre le cercueil comme un poulet dans le four, on pousse un bouton et abracadabra le problème se termine là ! Et c’est un véritable problème que celui d’enterrer les morts ! Il faut s’occuper d’eux, maintenir leurs tombes propres, effrayer sans arrêt les asticots, leur apporter des fleurs au petit déjeuner, tuer leur ennui par de longues conversations, passer des heures à leur couper les ongles et les cheveux… Mais plutôt que de remplir toute la sainte journée des boîtes de métal kaki avec une purée d’os et de cendres, pour s’endormir, la nuit venue, comme une barre de plomb, drogué par les vapeurs désodorisantes, je préfère creuser la terre de mes propres mains, ouvrir les fosses comme un chien joyeux qui enterre un os, grisé par ce parfum des profondeurs, pareil à celui du pain chaud ou des femelles en chaleur. Rien n’est comparable à cet instant pendant lequel on allume des bougies en plein cœur de la nuit ! C’est alors que les morts parlent sous les sépultures anonymes. Maintenant, plus que jamais, ils veulent raconter leurs histoires. Au fond, un grand seigneur n’est qu’un géant utile et vulgaire, sans grand mystère. Un petit mort, lui, avec sa vie inutile mais unique, est un véritable poème. Mais l’éphémère est émouvant et le labeur de l’artiste consiste à le conserver, comme un délicat parfum, dans sa mémoire. En vérité, je porte les morts enterrés dans ma tête. Venez, chers défunts ! Avant de vous étendre dans les trois fosses que je viens de creuser avec le plus grand amour, je vous présenterai quelques-uns de vos voisins ; seulement quelques-uns, car si je voulais vous raconter la vie et les miracles de chacun d’eux, j’y passerais plus d’un an… Comment ? Tout ce que vous voulez savoir, c’est où vous pouvez prendre le train des somnambules ? Vous êtes désolés de me décevoir, parce que vous n’êtes pas morts ? Mais si, vous l’êtes ! Vous ne vous en rendez pas compte, voilà tout ! Voulez-vous que je vous dise toute la vérité ? Le pays est mort. Le seul à être vivant, c’est le Général. Si ça ne tenait qu’à moi, j’enterrerais tous les autres. Le parti des vivants a perdu. La normalité, c’est d’être mort. Avant, le décès donnait lieu à une grande cérémonie familiale ponctuée de larmes, d’évanouissements, de lamentations déchirantes, de verres, de blagues et de coïts mémorables sous les bières. Aujourd’hui, mourir, c’est comme manger un sandwich. On meurt sans pousser la moindre plainte. Le couvercle du cercueil, sous lequel on dépose l’étrange individu qui a choisi d’être sous terre, ne grince même pas. Les vis pénètrent dans le bois sans se voir opposer la moindre résistance. Le convoi funèbre ne rencontre aucun feu rouge sur sa route. Le cortège arrive au cimetière en avance. La bière descend dans le trou, glissant parfaitement le long des cordes. Les pelletées de terre humide ne dégagent aucune poussière. Les ouvriers sont des experts qui remplissent la fosse rapidement et avec une telle efficacité qu’à peine la dernière pelletée jetée, personne ne peut distinguer le lieu où repose le mort. Au bout d’une minute, les membres du cortège oublient les raisons pour lesquelles ils étaient venus. Ils retournent à la ville avec la sensation de revenir d’un pique-nique… En revanche, mes morts, eux, ont quelque chose à raconter ! Approchez ! Avec toute la mort devant vous, donnez-vous le plaisir de perdre du temps ! Écoutez… !
Ci-gît Luis Kruntz, il appartenait à une grande famille d’industriels de la métallurgie. Tous plus ou moins rendus aveugles par des maladies héréditaires contractées à la suite d’incestes à répétition. Lorsque Kruntz remarqua que sa vue faiblissait, il mémorisa chaque millimètre de son appartement, en étudia les tableaux, les textes de ses livres et la place où ils se trouvaient, repéra les meubles avec une précision mathématique et, une fois aveugle, invita ses amis à dîner. Faisant semblant de les voir, il leur montrait les tapis, ouvrait les albums, commentait les couleurs de sa collection de peintures célèbres, préparait des cocktails, offrait des sièges… Son jeu était parfait, mais il oubliait parfois d’allumer la lumière et ses amis assistaient à la farce dans l’obscurité la plus complète. Jusqu’à ce que l’un d’eux, se blessant au pied, s’exclamât : « J’en ai assez, Kruntz ! As-tu une allumette ? À cause de cette maudite obscurité, j’ai trébuché sur le fauteuil en métal que tu m’offres ! » On entendit un grand vacarme de verre brisé. Les amis allumèrent la lumière : Kruntz s’était jeté par la fenêtre, du dixième étage !
Regardez ! Aucune visite n’honora jamais cette tombe… C’est celle d’un soldat du contingent du nom de Pancho Cantalejo. Lors d’une fête patriotique, après le défilé militaire, il partit faire la noce avec un caporal des forces équestres. Ils avaient bu force punchs pour voir lequel tenait le mieux l’alcool. Quand le caporal s’écroula avec une tache jaune sur la braguette et un soleil marron au derrière, Pancho lui vola son cheval. Il parvint à lui faire monter les escaliers jusqu’au deuxième étage sans que personne s’en rende compte puisqu’ils dansaient tous dans la cour. Il ferma la porte du dortoir à clef et essaya de faire entrer le cheval dans le lit pour dormir dans ses bras. L’animal s’affola et lui écrasa la cervelle à coups de sabot…
Maintenant, jetez un coup d’œil sur ce magnifique mausolée, en forme de barque construite sur de minces colonnes en bordure de mer. Jadis, les plus riches étaient enterrés ainsi en hauteur, sur la plage, pour que l’éclat des vagues sous leur dos leur donne la sensation de voguer vers l’éternité. Ci-gît don Enrique Zagorra Quirinez, propriétaire et directeur d’une chaîne de quarante journaux. Il n’est pas très aimable. Quand il n’en peut plus de solitude, il m’insulte puis parle avec moi. Excédé par l’excentricité de son épouse et la bêtise de ses petites chéries, il devint homosexuel et quitta la ville. Il se fit construire une villa devant la mer, poursuivit ses activités et dénonça avec hargne les traîtrises du pouvoir. Chaque fin de semaine, les politiques, les industriels, les ecclésiastiques, les militaires et les aristocrates lui rendaient visite. Afin de lui tenir compagnie du lundi au vendredi, il prit pour amant un pêcheur qu’il déguisa en pêcheur : caleçon blanc, sandales, chemise blanche, foulard rouge autour du cou… Lors des réunions hebdomadaires, et bien qu’il essayât de passer inaperçu, le métis retenait tous les regards. Les hommes de la capitale essayaient de parler avec ce plébéien apprivoisé qui, muet dans son costume folklorique, buvait de grands verres de whisky… Un jour, le pêcheur déguisé en pêcheur dépeça lentement don Enrique Zagorra Quirinez avec une scie, des pinces et un marteau !
Continuons les présentations : dans ce coin, à trois mètres sous terre, habite Pietra Marini, fille du célèbre « Homme sans sourire », un juge implacable frappé de paralysie faciale, figé dans une expression de veuf triste. Elle parcourut les cirques afin de récolter des renseignements pour pouvoir rédiger son traité Du clown à l’ange. Durant cette tournée, elle fut séduite par « Bobo el Marracho ». Elle perdit sa virginité à quarante ans, sur un tas de paille, à côté de l’éléphante qui était morte quand on l’avait peinte en rose pour son numéro « Bobo alcoolique ». Elle émergea de la soûlographie dans les bras du froid pachyderme, sans argent dans son portefeuille. Le clown lui avait aussi dérobé ses chaussures. Le chapiteau et les roulettes avaient disparu, fuyant peut-être pour ne pas payer les frais relatifs aux obsèques. Et elle gisait là, enceinte sans le savoir, au beau milieu du terrain vague. Pietra Marini, en digne fille de son père, ne savait pas rire. Quand elle n’eut plus de règles, elle se mit à rire aux éclats, et ceci durant neuf mois. Même la mise en terre de son père, lequel, apprenant que sa fille était enceinte, fut terrassé par un infarctus, ne sut mettre fin à son hilarité. À peine eut-elle accouché que l’héréditaire paralysie faciale refit surface. Par dérision, l’enfant fut appelé Bobo et fut abandonné aux servantes. De temps en temps, elles l’emmenaient dans une classe pour qu’il voie de loin sa sombre mère pérorer sur les mécanismes du rire. À son treizième anniversaire, on le sortit de l’internat afin qu’il parlât pour la première fois de sa vie à celle qui lui avait donné naissance. Il ne put lui dire que trois phrases, car elle agonisait. Le professeur lui remit les manuscrits inachevés du traité sur les clowns et lui fit jurer de le terminer. Le garçon froissa les feuilles de papier, y mit le feu et s’en servit pour chauffer une cuiller remplie d’héroïne. Pietra, pour la seconde fois de sa vie, rit à gorge déployée, mais son aorte éclata.
Miam, baignez-vous dans le parfum de cet aigle aux fragrances de violette ! Originale cette bombe, n’est-ce pas ? Ci-gît mon couple préféré, Dorothée et Herbert, ensemble dans un seul cercueil ! Elle est morte après lui, c’est son idée… Bel exemple ! Dorothée, inspectrice des impôts, sèche, longue et moustachue, à la mort de ses parents – tous les deux d’un cancer au cerveau – employa l’héritage à s’acheter un mari bossu, blond et poète. Elle fut enceinte dix ans après le jour de ses noces alors qu’Herbert publiait pour la première fois de sa vie quelques poèmes dans une revue littéraire. Cinq mois plus tard, l’inspectrice avorta et le poète reçut d’une lectrice enthousiaste, plus qu’une lettre, une véritable déclaration d’amour. Il en admira le style, la couleur du papier, la qualité du parfum et l’innocente sensualité des lettres N et M. Il répondit par une missive aussi rimée que passionnée. Béatrice, la mystérieuse admiratrice, qui avoua être mariée à un riche propriétaire terrien de trente ans son aîné, continua d’envoyer des lettres de son exil méridional, dans lesquelles elle ajouta des illustrations aux vers, d’une telle finesse qu’elles contraignirent le poète à mépriser la vulgarité de Dorothée. Finalement, Herbert publia Le Jardin des lianes, recueil de poèmes illustrés par sa secrète Béatrice. Il n’en vendit que sept exemplaires mais gagna un prix. Le jour où il rentra, tout fier de sa couronne dorée, attribuée par l’Académie littéraire nationale, sa femme lui dévoila son secret : l’auteur des lettres et des dessins, c’était elle ! Elle les envoyait, dans une autre enveloppe, à un village du Sud où habitait une vieille amie afin qu’elle les poste. Béatrice n’avait jamais existé. La muse du poète n’était rien d’autre qu’une maigrichonne moustachue… Herbert cessa définitivement d’écrire. Il mourut d’un infarctus dans le jardin zoologique où il passait des heures à méditer devant la cage d’un aigle galeux. Dorothée se suicida en mangeant les sardines d’une boîte qu’elle avait laissée ouverte sous son lit pendant quinze jours.
Ici, au pied de cette croix, vous voyez le frère Braulio, saint non canonisé. Il était prêtre mais comme il avait pour habitude de s’habiller d’une salopette, personne ne s’en rendit jamais compte. Il resta volontairement misérable et vécut dans le Grand Nord parmi les mineurs du salpêtre. D’après lui, les miracles devaient être à peine perceptibles, pour ne pas complexer ceux que la grâce n’avait pas touchés. C’est pour cela que Braulio fit apparaître un flamant rose au milieu d’une nuée de flamants roses ; qu’il changea les vieilles espadrilles d’un travailleur en d’autres vieilles espadrilles identiques et que, enfin, il lévita… Mais en ne s’élevant qu’à un millimètre du sol. Il vécut ainsi plus de vingt ans, flottant sans que personne le remarque. Quand la crise éclata et que les mines fermèrent, ce saint, ému par la famine ouvrière, pria jusqu’à ce que ses trente-deux dents devinssent de l’or. Puis, souriant, il alla se mêler aux ouvriers qui manifestaient devant la mairie et exigeaient un bol de soupe gratuit. L’or éveilla parmi les grévistes une telle convoitise qu’ils lui arrachèrent les mâchoires à coups de foret.
Mais pourquoi ces gestes d’impatience ? Vous voulez partir ? Mes histoires vous ennuient ? Je n’avais jamais eu des morts si peu sociables ! Allons, un peu de patriotisme : nous sommes tous citoyens du royaume de la mort ! La vie des autres défunts est la nôtre. Patience. La nuit est longue. Comprenez : personne ne vient jamais ici et on a cessé de m’envoyer mon salaire. Remarquez, ce n’est pas pour moi ! Je peux toujours m’arranger pour manger ou m’habiller. Quand j’ai usé un pantalon, je n’ai qu’à demander à un « finado » de m’offrir le sien ; ils sont généreux, ils ne me refusent jamais rien…
Non, mais le cimetière a d’impérieux besoins : cordes, pioches, pelles, ciment, balais, peinture, engrais, naphtaline, dentifrice, maquillage, et cœtera. Comment faire ? J’ai dû vendre le marbre des tombes. Les banquiers adorent en couvrir les murs de leurs établissements. Si les choses continuent comme ça, je ne sais pas où ça nous mènera ! Le cimetière ressemblera à un désert et les brebis et les chèvres viendront déféquer sur les têtes de mes chers défunts. Je n’ose même pas parler du proche avenir, il est aujourd’hui dépassé ! Regardez cette étendue qui semble vide, c’est notre plus important monument funéraire ! Un merveilleux palais invisible, immense et intime : le mausolée familial. Il a été bâti par mon père avec des murs d’air, transparents pour les autres, bleus pour moi. Dès ma plus tendre enfance, j’ai vu l’auteur de mes jours, infatigable orfèvre, tailler dans l’invisible, passer et repasser ses mains de sculpteur jusqu’à ce que dans mon esprit se dessinent, très nettement, les murs, les colonnes, les niches et tant de détails qui plus tard formèrent des salons, des perrons, des oratoires plus vastes que ceux d’une église. L’air est un élément noble : bien caressé, il obéit et prend fidèlement la forme qu’on y imprime, sans se déformer, sans répondre aux sollicitations continuelles des courants d’air capricieux qui descendent de la Cordillère, l’invitant à trahir, à se dissoudre, à galoper vers l’océan. Ces murs que vous ne voyez pas ont résisté à l’usure du temps. Ils sont là, sains et saufs, par pur dévouement à l’égard de notre famille, donc de moi qui en suis le dernier descendant. Je n’ose vous demander de découvrir, en la touchant, cette grande œuvre : vos mains mortes ont dû perdre une partie de leur sensibilité et les cloisons, comme du fin cristal, se brisent à la moindre maladresse. Nous autres, êtres humains, savons au moins respecter les œuvres d’art, mais les papillons sont idiots. Comme si les murs n’existaient pas, ils traversent le terrain et donnent ainsi un très mauvais exemple aux autres bêtes. À la moindre distraction de ma part, les chiens viennent pisser sur l’autel central. C’est curieux, je me demande comment ils font pour ne rien détruire…
– Ils ne détruisent rien, parce qu’il n’y a rien !
– Que dites-vous, insensés ? Les asticots vous ont-ils déjà mangé le cerveau ?
– Ça fait des heures que nous essayons de savoir où est la gare ferroviaire ! Répondez ! Arrêtez de jouer au guide touristique macabre ! Le Mausolée invisible : il n’existe pas ! Regardez bien, nous passons sur ce terrain vague, de droite à gauche, vers l’avant et vers l’arrière : rien ne se brise !
– Cela prouve simplement que vous n’avez pas de corps ! Vous êtes des âmes et non d’honnêtes cadavres ! Fantômes insidieux, vous ne m’aurez pas !
– C’est vous qui nous mentez ! Les morts ne parlent pas !
– Si, ils parlent ! La preuve : vous parlez… Assez d’anarchie, chacun à sa place, arrêtez de vous plaindre et venez que je vous enterre tout de suite dans les trois nouvelles fosses !
– Écoutez-nous, monsieur. Pour que nous soyons inhumés ici, vous devez nous apporter la preuve de ce que vous avancez. Si quelqu’un est enterré sous cette dalle, dites-lui de se présenter à nous !
– Attention, vous faites référence au baron de Tarconal, un homme noble, profond. Afin que la plèbe ne soit pas au chômage, il soutenait que certains aristocrates, comme lui, devaient faire le sacrifice de ne pas travailler et de ne pas être dans le besoin ! Afin que ces pauvres, qu’il vénérait plus que lui-même, fussent obéissants, lui et ses paires devaient sans cesse prodiguer des ordres ! Il eut une belle mort : il portait à chaque doigt un anneau d’or couvert de plomb afin d’être le seul à connaître et à jouir de la qualité « intérieure » de ses bijoux. Quel dommage : les émanations de plomb l’empoisonnèrent ! Si vous voulez que le baron sorte de sa retraite, faites semblant d’être les serviteurs qu’il attend. Depuis qu’il a été enterré, un seul et unique désir le ronge : posséder à nouveau des laquais.
– Nous voulons connaître la vérité une fois pour toutes ! Allez, ouvrez la tombe, appelez-le, dites-lui que ses serviteurs sont arrivés !
– Je n’ai pas besoin d’ouvrir quoi que ce soit. Le baron est désincarné. C’est son esprit qui surgit et s’introduit en moi. Je tombe en transe, je lui sers de « monture ». C’est ainsi que les morts, utilant mon corps, continuent de communiquer avec le monde.
– Comment prouver une chose pareille ? Vous êtes un acteur.
– Un acteur ? Laissez-moi avaler ce demi-litre de rhum… Laissez-moi mettre cette redingote brodée que je garde sous ce morceau de marbre… Laissez-moi l’appeler… « Qu’il vienne, que personne ne le retienne ! Je l’attends, courbé tel un chien castré ! »… Voyez comme mon corps s’amincit… Comme mes ongles s’allongent… Comme ma peau blanchit… Comme ma voix change… Pfffff ! Je suis, je suis le baron de Tarconal ! Qui m’appelle ? Vous ! Pourquoi arrivez-vous si tard ? Plébéiens, morts de faim, malheureux, enfilez vos livrées !
– Merci, monsieur. À vos ordres, monsieur.
– Bien… Maintenant que je suis mort, je n’ai besoin de rien.
– Ce n’est pas possible, monsieur. Nous sommes payés pour recevoir vos ordres.
– Oui, c’est vrai. Au maître ce qui revient au maître, au pouilleux ce qui est au pouilleux. Je vous ordonne de me dire ce que je dois vous ordonner !
– Ordonnez-nous de vous apporter à manger.
– Je n’ai pas faim, les vers ont rongé mon estomac.
– Cela n’a pas d’importance, monsieur. De toute façon, vous ordonnez et nous vous apportons ce que vous nous avez ordonné d’apporter. Vous pouvez ne pas manger. Il ne s’agit pas de se nourrir mais de nous donner des ordres.
– Vous avez raison ! Laquais, apportez-moi à manger !
– Nous recueillons les offrandes sur les tombes : pommes, petites assiettes de riz, bonbons peinturlurés, crânes en sucre. Des tonnes de provisions ! Pourries, certes…
– Si j’étais vivant, j’aurais envie de vomir.
– Ordre accompli, monsieur. À vos ordres, monsieur.
– Quelle angoisse, je n’ai besoin de rien !
– Nous vous avons déjà dit que c’était impossible, monsieur. Vous existez pour donner des ordres.
– Dites-moi une fois pour toutes ce que je peux vous ordonner !
– Ordonnez-nous de vous faire dormir, monsieur.
– Je n’ai plus de paupières, comment voulez-vous que je dorme ?
– Ne vous énervez pas, monsieur. Il ne s’agit pas d’avoir ou de ne pas avoir sommeil, mais de nous donner des ordres. Nous essayerons de vous endormir, mais vous pouvez rester éveillé.
– Larbins, faites-moi dormir !
– Dormez, monsieur… Dormez… Rêvez… d’un palais… d’un palais habité par des serviteurs fidèles… prêts à obéir… Rêvez, monsieur, que vous devez nous donner un ordre… et que nous, les millions de serviteurs, attendons de vous obéir, monsieur… Vous êtes le maître… Nous sommes les serviteurs… Nous avons l’obligation de vous obéir… Vous avez l’obligation de nous donner des ordres… Nous attendons, monsieur !
– Je ne peux pas ! Au secours ! Quel horrible cauchemar !
– Vous vous êtes réveillé ? Avez-vous bien dormi ? Nous sommes vos serviteurs, monsieur. Nous sommes à vos ordres, monsieur.
– Infâmes canailles ! que puis-je vous ordonner ?
– Ordonnez-nous de vous amuser, monsieur.
– Comment ?
– Nous ne sommes pas des sages, nous sommes des serviteurs. Vous devez savoir ce qui vous amuse, monsieur.
– Je n’en sais rien, vilains ! Faites ce qui vous amuse, vous !
– La seule joie des serviteurs est d’obéir aux ordres de leur maître. Laissez-nous vous amuser avec ce qui vous amuse.
– Allons droit au but ! Qu’est-ce qui m’amuse ?
– Ce qui vous amuse, c’est de nous donner des ordres ! Nous sommes là pour vous amuser ! Donnez-nous un ordre, monsieur !
– Je chie sur le con pourri de vos mères ! Ça m’apprendra à être mou ! Dites-moi ce que je dois vous demander ou je vous fais couper les couilles et les oreilles.
– Demandez-nous la première chose qui vous vient à l’esprit, monsieur.
– Rien ne me vient !
– Ordonnez-nous de danser de manière élégante.
– Dansez de manière élégante !
– Nous nous mettons sur la pointe des pieds et dansons un « pas de trois ». Ça ne vous amuse pas. Ordonnez-nous de danser comme des éléphants.
– Dansez comme des éléphants !
– Nous dansons comme de lourdes bêtes. Ça ne vous amuse pas. Ordonnez-nous de crier.
– Criez !
– Nous crions à tout rompre.
– Ça suffit. Soyez maudits, vous me brisez les tympans !
– Ordonnez-nous de nous donner des gifles !
– Donnez-vous des gifles, manants !
– Nous nous frappons au visage. Ça ne vous amuse pas. Ordonnez-nous de vous battre, monsieur ! Ordonnez-nous de vous briser les os ! Ordonnez-nous de pisser sur votre tombe, monsieur !
Sales individus, frappez-moi, brisez-moi les os, pissez sur ma tombe !
Au nom du Général, que s’est-il passé ? On m’a cassé les côtes… Je suis ensanglanté… Ces trois morts sont devenus fous !… Ils ont brisé à coups de pied mon palais invisible, réduit en poussière mes dalles de marbre. Ils ont violé les tombes, ils ont dispersé les ossements, saccagé les jardins ; ils ont ouvert les portes pour que les porcs viennent dévorer les crânes, ils ont anéanti mon cimetière. Tout ça pour que je leur dise où se trouve la gare ferroviaire ! Le pays sombre dans le chaos : les morts ne reposent plus en paix, ils perdent la foi, confondent la réalité, deviennent sauvages, veulent fuir, partir de l’autre côté du monde… Ces trois innocents ne se sont pas aperçus que je me taisais pour leur bien. Ils ne s’imaginent pas ce qu’est le train des somnambules… Un, il passe une fois tous les cent ans. Deux, le machiniste, que personne n’a jamais vu, serait le Général en personne. Trois, un gaz asphyxiant endort les passagers. Quatre, quelqu’un leur mange l’âme… Pauvres défunts, ils disparaîtront en chemin, ils n’arriveront jamais à destination !