VII

Pour tous, soldats noirs et blancs, je suis devenu la mort. Je le sais, je l’ai compris. Qu’ils soient soldats toubabs ou soldats chocolats comme moi, ils pensent que je suis un sorcier, un dévoreur du dedans des gens, un dëmm. Que je le suis depuis toujours, mais que la guerre l’a révélé. La rumeur toute nue a prétendu que j’avais mangé le dedans de Mademba Diop, mon plus que frère, avant même sa mort. La rumeur effrontée a dit qu’il fallait se méfier de moi. La rumeur fesses à l’air a dit que je dévorais le dedans des ennemis d’en face, mais aussi le dedans des amis. La rumeur impudique a dit : « Attention, prudence. Que fait-il des mains coupées ? Il nous les montre et ensuite elles disparaissent. Attention, prudence. »

Par la vérité de Dieu, j’ai vu, moi Alfa Ndiaye, dernier fils du vieil homme, j’ai vu la rumeur me courir après, demi-nue, éhontée, comme une fille de mauvaise vie. Pourtant les Toubabs et les Chocolats qui voyaient la rumeur courir après moi, qui lui enlevaient son pagne au passage, qui lui pinçaient les fesses en ricanant, ont continué à me sourire, à me parler comme si de rien n’était, aimables à l’extérieur, mais terrorisés à l’intérieur, même les plus rudes, même les plus durs, même les plus courageux.

Quand le capitaine s’apprêtait à siffler la sortie du ventre de la terre pour qu’on se jette comme des sauvages, fous temporaires, sous les petites graines de fer ennemies qui se foutent de nos hurlements, plus personne ne voulait se placer à côté de moi. Plus personne n’osait me coudoyer dans le fracas de la guerre au sortir des entrailles chaudes de la terre. Plus personne n’a supporté de tomber sous les balles d’en face près de moi. Par la vérité de Dieu, je suis resté seul dans la guerre.

C’est ainsi que les mains ennemies après la quatrième m’ont valu la solitude. La solitude au milieu des sourires, des clins d’œil, des encouragements de mes camarades soldats noirs ou blancs. Par la vérité de Dieu, ils ne souhaitaient pas s’attirer le mauvais œil du soldat sorcier, la poisse du copain de la mort. Je le sais, je l’ai compris. Ils ne pensent pas beaucoup, mais il est certain qu’ils pensent que toute chose est double. Je l’ai lu dans leurs yeux. Ils pensent que les dévoreurs du dedans des hommes sont bons quand ils se contentent de dévorer le dedans des ennemis. Mais les dévoreurs d’âmes ne sont pas bons quand ils mangent le dedans des amis de guerre. Avec les soldats sorciers on ne sait jamais. Ils pensent qu’il faut être très, très prudent avec les soldats sorciers, les ménager, leur sourire, leur parler de choses et d’autres gentiment, mais de loin, ne jamais les approcher, les toucher, les frôler, sinon c’est la mort assurée, sinon c’est la fin.

C’est pourquoi, depuis quelques mains, quand le capitaine Armand sifflait l’attaque, ils se plaçaient à dix grands pas de part et d’autre de moi. Certains, juste avant de sortir en hurlant des entrailles chaudes de la terre, évitaient même de me voir, de poser leurs yeux sur moi, de m’effleurer du regard, comme si me regarder c’était toucher avec les yeux le visage, les bras, les mains, le dos, les oreilles, les jambes de la mort. Comme si me regarder c’était déjà mourir.

L’être humain cherche toujours des responsabilités absurdes aux faits. C’est comme ça. C’est plus simple. Je le sais, je l’ai compris, à présent que je peux penser ce que je veux. Mes camarades de combat, Blancs et Noirs, ont besoin de croire que ce n’est pas la guerre qui risque de les tuer, mais le mauvais œil. Ils ont besoin de croire que ce n’est pas une des milliers de balles tirées par les ennemis d’en face qui les tuera par hasard. Ils n’aiment pas le hasard. Le hasard est trop absurde. Ils veulent un responsable, ils préfèrent penser que la balle ennemie qui les atteindra est dirigée, guidée par quelqu’un de méchant, de mauvais, de malintentionné. Ils croient que ce méchant, ce mauvais, ce malintentionné, c’est moi. Par la vérité de Dieu, ils pensent mal et très peu. Ils pensent que si je suis vivant après toutes ces attaques, si aucune balle ne m’a touché, c’est parce que je suis un soldat sorcier. Ils pensent à mal aussi. Ils disent que beaucoup de copains de guerre sont morts à cause de moi, pour avoir reçu des balles qui m’étaient destinées.

C’est pour ça que certains me souriaient hypocritement. C’est pour ça que d’autres détournaient le regard dès que j’apparaissais, que d’autres encore fermaient les yeux pour que leur regard ne me touche pas, ne m’effleure pas. Je suis devenu tabou comme un totem.

Le totem des Diop, de Mademba Diop, ce fanfaron, c’était le paon. Lui me disait « le paon » et moi je lui répondais « la grue couronnée ». Je lui disais : « Ton totem est un volatile tandis que le mien est un fauve. Le totem des Ndiaye est le lion, c’est plus noble que le totem des Diop. » Je pouvais me permettre de répéter à mon plus que frère Mademba Diop que son totem était un totem pour rire. La parenté à plaisanterie a remplacé la guerre, la vengeance entre nos deux familles, entre nos deux noms de famille. La parenté à plaisanterie sert à laver d’anciens affronts dans le rire, dans la moquerie.

Mais un totem, c’est plus sérieux. Un totem, c’est tabou. On ne doit pas en manger, on doit le protéger. Les Diop pourraient protéger d’un danger un paon ou une grue couronnée au péril de leur vie parce que c’est leur totem. Les Ndiaye n’ont pas besoin de protéger les lions du danger. Un lion n’est jamais en danger. Mais on raconte que les lions ne mangent jamais de Ndiaye. La protection vaut dans les deux sens. Je ne peux pas m’empêcher de sourire en pensant que les Diop ne risquent pas de se faire manger par un paon ou une grue couronnée. Je ne peux pas m’empêcher de sourire en repensant à Mademba Diop qui riait quand je lui disais que les Diop n’étaient pas très malins d’avoir choisi le paon ou la grue couronnée comme totem. « Les Diop sont des fanfarons imprévoyants comme des paons. Ils font les fiers, mais leur totem n’est qu’un volatile orgueilleux. » Voilà ce qui faisait rire Mademba quand je voulais me moquer de lui. Mademba se contentait de me répondre qu’on ne choisit pas son totem, c’est le totem qui vous choisit.

Malheureusement je lui ai reparlé de son totem orgueilleux volatile le matin de sa mort, peu avant que le capitaine Armand siffle l’attaque. Et c’est pour ça qu’il est parti le premier de tous, qu’il a jailli de la terre en hurlant vers l’ennemi d’en face, pour nous montrer, à la tranchée et à moi, qu’il n’était pas un fanfaron, qu’il était courageux. C’est à cause de moi qu’il est parti devant. C’est à cause des totems, de la parenté à plaisanterie et de moi que Mademba Diop s’est fait éventrer par un ennemi demi-mort aux yeux bleus ce jour-là.