VIII

Ce jour-là, Mademba Diop n’a pas réfléchi malgré tout son savoir, toute sa science. Je sais, j’ai compris, je n’aurais pas dû me moquer de son totem. Jusqu’à ce jour, je ne pensais pas assez, je ne réfléchissais pas à la moitié de ce que je disais. On ne pousse pas son ami, son plus que frère, à sortir du ventre de la terre en hurlant plus fort que les autres. On n’entraîne pas son plus que frère à la folie temporaire dans un endroit où une grue couronnée ne pourrait pas survivre un seul instant ; un champ de guerre où ne pousse plus la moindre petite plante, plus le moindre arbrisseau, comme si des milliers de criquets de fer s’y étaient rassasiés sans arrêt pendant des lunes et des lunes. Un champ ensemencé de millions de petits grains de guerre métalliques qui ne donnent rien. Un champ de bataille balafré façonné pour des carnivores.

Maintenant voilà. Depuis que j’ai décidé de penser par moi-même, de ne rien m’interdire en matière de pensée, j’ai compris que ce n’est pas l’ennemi d’en face aux yeux bleus qui a tué Mademba. C’est moi. Je sais, j’ai compris pourquoi je n’ai pas achevé Mademba Diop quand il me suppliait de le faire. « On ne peut pas tuer un homme deux fois, devait me murmurer mon esprit à voix très, très basse. Tu as déjà tué ton ami d’enfance, devait-il me chuchoter, quand tu t’es moqué de son totem un jour de bataille et qu’il s’est jeté le premier hors du ventre de la terre. Attends un peu, devait me chuchoter mon esprit à voix très, très basse, attends un peu. Tout à l’heure, quand Mademba sera mort sans que tu l’y aides, tu comprendras. Tu comprendras que tu ne l’as pas achevé, alors qu’il te le demandait, pour ne pas avoir à te reprocher d’avoir fini le sale travail commencé. Attends un peu, devait me chuchoter mon esprit, tout à l’heure tu comprendras que tu as été l’ennemi aux yeux bleus de Mademba Diop. Tu l’as tué par tes paroles, tu l’as éventré par tes paroles, tu lui as dévoré le dedans du corps par tes paroles. »

De là à penser que je suis un dëmm, un dévoreur d’âmes, il n’y a presque pas d’écart, de chemin. Comme je pense tout ce que bon me semble désormais, je peux tout m’avouer à moi-même dans le secret de mon esprit. Oui, je me suis dit que je devais être un dëmm, un mangeur du dedans des gens. Mais je me suis dit, aussitôt après l’avoir pensé, que je ne pouvais pas croire une chose pareille, que ce n’était pas possible. Là, ce n’était pas moi qui pensais vraiment. J’avais laissé la porte de mon esprit ouverte à d’autres pensées que je prenais pour les miennes. Je ne m’écoutais plus penser mais j’écoutais les autres qui avaient peur de moi. Il faut faire attention, quand on se pense libre de penser ce qu’on veut, de ne pas laisser passer en cachette la pensée déguisée des autres, la pensée maquillée du père et de la mère, la pensée grimée du grand-père, la pensée dissimulée du frère ou de la sœur, des amis, voire des ennemis.

Donc, je ne suis pas un dëmm, un dévoreur d’âmes. Ça, ce sont ceux qui ont peur de moi qui le pensent. Je ne suis pas non plus un sauvage. Ça, ce sont mes chefs toubabs et mes ennemis aux yeux bleus qui le pensent. La pensée qui m’est propre, la pensée qui m’appartient, est que mes moqueries, mes paroles blessantes sur son totem sont la cause véritable de la mort de Mademba. C’est à cause de ma grande bouche qu’il a jailli hurlant du ventre de la terre pour me montrer ce que je savais déjà, qu’il était courageux. La question est de savoir pourquoi j’ai ri du totem de mon plus que frère. La question est de savoir pourquoi mon esprit a fait éclore des paroles aussi blessantes que les mâchoires d’un criquet de fer un jour d’attaque.

Pourtant, j’aimais Mademba, mon plus que frère. Par la vérité de Dieu, je l’aimais tellement. J’avais tellement peur qu’il meure, je souhaitais tellement que nous rentrions tous les deux sains et saufs à Gandiol. J’étais prêt à tout pour qu’il reste en vie. Je le suivais partout sur le champ de bataille. Dès que le capitaine Armand sifflait l’attaque pour bien avertir l’ennemi d’en face que nous allions sortir en hurlant du ventre de la terre, pour avertir l’ennemi de bien se préparer à nous mitrailler, je me collais à Mademba pour que la balle qui le blesse me blesse, ou que la balle qui le tue me tue, ou que la balle qui le rate me rate. Par la vérité de Dieu, les jours d’attaque sur le champ de bataille, nous étions coude à coude, épaule contre épaule. Nous courions en hurlant vers les ennemis d’en face au même rythme, nous tirions nos coups de fusil en même temps, nous étions comme deux frères jumeaux sortis le même jour ou la même nuit du ventre de leur mère.

Alors, par la vérité de Dieu, je ne comprends pas. Non, je ne comprends pas pourquoi j’ai un beau jour insinué à Mademba Diop qu’il n’était pas courageux, que ce n’était pas un vrai guerrier. Penser par soi-même ne veut pas dire forcément tout comprendre. Par la vérité de Dieu, je ne comprends pas pourquoi un beau jour de bataille sanglante, sans rime ni raison, alors que je ne voulais pas qu’il meure, alors que j’espérais qu’on rentre sains et saufs lui et moi à Gandiol après la guerre, j’ai tué Mademba Diop par mes paroles. Je ne comprends pas tout.