À la septième main coupée, ils en ont eu assez. Ils en ont tous eu assez, les soldats toubabs comme les soldats chocolats. Les chefs comme les pas chefs. Le capitaine Armand a dit que je devais être fatigué, qu’il fallait coûte que coûte que je me repose. Pour me l’annoncer il m’a convoqué dans sa cagna. C’était en présence d’un Chocolat, beaucoup plus âgé que moi, plus gradé que moi. Un Chocolat croix de guerre qui n’en menait pas large, un Chocolat croix de guerre qui m’a traduit en wolof ce que le capitaine voulait. Pauvre vieux croix de guerre chocolat qui pensait comme les autres que j’étais un dëmm, un dévoreur d’âmes, et qui tremblait comme une petite feuille au vent sans oser me regarder, la main gauche crispée sur un gri-gri caché dans sa poche.
Comme les autres, il avait peur que je lui dévore le dedans du corps, que je le précipite à la mort. Comme les autres, Blancs ou Noirs, le tirailleur Ibrahima Seck tremblait de croiser mon regard. Le soir venu, en silence, il prierait longtemps. Le soir venu, il égrainerait longtemps son chapelet pour se garder de moi et de ma souillure. Le soir venu, il se purifierait. En attendant, l’aîné Ibrahima Seck était terrorisé d’avoir à me traduire les paroles du capitaine. Par la vérité de Dieu, il était terrorisé de m’apprendre que j’avais une permission exceptionnelle d’un mois entier à l’Arrière ! Parce que, pour Ibrahima Seck, ce que commandait le capitaine ne devait pas être une bonne nouvelle pour moi. Pour mon aîné, le croix de guerre chocolat, je ne devais pas être content d’apprendre qu’on m’éloignait de mon garde-manger, de mes proies, de mon terrain de chasse. Pour Ibrahima Seck, un sorcier comme moi ne manquerait pas d’être très, très en colère contre le porteur de la mauvaise nouvelle. Par la vérité de Dieu, on ne réchappait que rarement d’un soldat sorcier qu’on privait d’un mois entier de pâture, qu’on privait de toutes ces âmes, ennemies ou amies, à dévorer sur le champ de bataille. Pour Ibrahima Seck, je ne pouvais que le rendre responsable de la perte de tous ces dedans de soldats amis ou ennemis à manger. Alors, pour éloigner le mauvais œil, pour ne pas subir les méfaits de ma colère, pour pouvoir montrer un jour sa croix de guerre à ses petits-enfants, l’aîné Ibrahima Seck a commencé chacune de ses phrases de traduction toujours par ces mêmes mots : « Le capitaine a dit que… »
« Le capitaine Armand a dit que tu devais te reposer. Le capitaine a dit que tu étais vraiment très, très brave, mais très, très fatigué aussi. Le capitaine a dit qu’il salue ton courage, ton très, très grand courage. Le capitaine a dit que tu allais avoir la croix de guerre comme moi… Ah ! tu l’as déjà ?… Le capitaine a dit que tu allais en avoir peut-être une autre. »
Alors oui, je sais, j’ai compris que le capitaine Armand ne voulait plus de moi sur le champ de bataille. Derrière les mots rapportés par l’aîné croix de guerre chocolat Ibrahima Seck, j’ai su, j’ai compris qu’on en avait assez de mes sept mains tranchées rapportées chez nous. Oui, j’ai compris, par la vérité de Dieu, que sur le champ de bataille on ne veut que de la folie passagère. Des fous de rage, des fous de douleur, des fous furieux, mais temporaires. Pas de fous en continu. Dès que l’attaque est finie, on doit ranger sa rage, sa douleur et sa furie. La douleur, c’est toléré, on peut la rapporter à condition de la garder pour soi. Mais la rage et la furie, on ne doit pas les rapporter dans la tranchée. Avant d’y revenir, on doit se déshabiller de sa rage et de sa furie, on doit s’en dépouiller, sinon on ne joue plus le jeu de la guerre. La folie, après le coup de sifflet du capitaine signalant la retraite, c’est tabou.
J’ai su, j’ai compris que le capitaine et Ibrahima Seck, le tirailleur chocolat croix de guerre, ne voulaient plus de la rage guerrière chez nous. Par la vérité de Dieu, j’ai compris que, pour eux, mes sept mains coupées, c’était comme si je rapportais des cris et des hurlements dans un endroit calme. On ne peut pas s’empêcher en voyant la main coupée de l’ennemi d’en face de se dire : « Et si c’était moi ? » On ne peut pas s’empêcher de se dire : « J’en ai assez de cette guerre. » Par la vérité de Dieu, après la bataille, on redevient humain pour l’ennemi. On ne peut pas se réjouir longtemps de la peur de l’ennemi d’en face parce qu’on a peur soi-même. Les mains coupées, c’est la peur qui passe du dehors au dedans de la tranchée.
« Le capitaine Armand a dit qu’il te remerciait encore pour ta bravoure. Le capitaine a dit que tu avais un mois de permission. Le capitaine a dit qu’il voudrait savoir où tu as… caché, euh… rangé les mains coupées. »
Alors, sans hésiter, je me suis entendu répondre : « Je n’ai plus les mains. »