XVIII

Oui, les humains ont besoin de s'occuper un peu pendant un malheur. Pendant un malheur solitaire, les humains, pauvres humains, ont d'étranges menues occupations, ont besoin de répéter des mots saugrenus, ou de ressasser un bout de poème, ou de tordre un mouchoir, ou de torturer une ficelle, ou de casser des allumettes, ou de plier et déplier une feuille, ou de soigneusement tracer de petits dessins minutieux neurasthéniques proliférants, petites géométries rangeuses collectionneuses perfectionneuses de vides lugubres méditations, peut-être pour s'accrocher à la planche de salut d'images étrangères et qui n'ont rien à voir avec le malheur arrivé, peut-être pour se bercer avec des mots ou des gestes, pour s'hypnotiser et s'engourdir avec des répétitions anesthésiantes, abrutissantes, vaguement souriantes, peut-être pour recouvrir le malheur avec des mots ou des gestes, pour le recouvrir avec un rideau de petites occupations inutiles et ne pas voir le gouffre du malheur, peut-être pour nier l'existence du malheur, pour la nier avec des mots ou des gestes simples et normaux, pour la nier avec de l'habituel et du non catastrophique, peut-être pour faire une magie, pour offrir un petit holocauste au malheur et le conjurer, peut-être pour tromper le malheur avec des mots ou des gestes hors de propos et le persuader de partir, ou peut-être simplement et piteusement pour se divertir un peu dans le malheur et se consoler lamentablement. Peut-être pour certaines de ces raisons, peut-être pour toutes ces raisons.

 

Les humains, pauvres humains, mes frères, ont aussi besoin de sourire pendant un grand malheur solitaire, peut-être pour se donner du courage et espérer en la vie, peut-être pour follement se persuader que le malheur n'est pas vraiment arrivé et qu'on est en somme heureux, peut-être parce que confusément ils croient en la vertu surnaturelle du sourire et que qui sourit n'est pas malheureux, ne peut pas être malheureux, peut-être pour vaguement exorciser le malheur avec une gaieté de mystérieux pouvoir, peut-être pour leurrer le malheur, pour le persuader de partir, pour le convaincre qu'il s'est trompé d'adresse et qu'il a affaire à un heureux, peut-être pour croire et faire croire au malheur qu'il n'est pas arrivé, peut-être aussi pour que le malheur ait pitié de ce malheureux qui sourit, qui lui sourit, qui est gentil, qui mérite d'être épargné. Peut-être pour certaines de ces raisons, peut-être pour toutes ces raisons. Ce que je sais, c'est que tout en souriant et tout en balbutiant le souhait de vie à la France et tout en faisant danser les cinq marionnettes de ma main, assis par terre et les épaules contre le siège du cabinet payant, je considérais dans la petite danse de mes doigts rêveusement mon péché d'être né.