O mon peuple et mon souffrant, je suis ton fils qui t'aime et te vénère, ton fils qui jamais ne se lassera de louer son peuple, le peuple fidèle, le peuple courageux, le peuple à la nuque raide qui dans sa sainte colline a tenu tête à Rome des Césars et durant sept années a fait trembler le plus puissant des empires. O mes héros, les neuf cent soixante assiégés de Massada, suicidés le premier jour de la Pâque de l'an soixante-treize, tous suicidés plutôt que de se rendre au vainqueur romain et d'en adorer les méprisables dieux.
O dans les captivités en tant de terres étrangères mes faméliques errants traînant leur tenace espoir au long des siècles et à jamais refusant de se fondre et se perdre parmi les nations de l'exil. O mon peuple de fierté, jalousement voulant sa survie et garder son âme, peuple de la résistance, de la résistance non pendant un an, non pendant cinq ans, non pendant dix ans, non pendant vingt ans, mais peuple de la résistance pendant deux mille ans, et quel autre peuple ainsi résista ? Oui, deux mille années de résistance, et qu'ils en prennent de la graine, les autres peuples.
O tous mes pères au long des siècles qui ont préféré les massacres à la trahison et les bûchers au reniement, mes pères dans les flammes proclamant jusqu'à leur dernier souffle l'unité de Dieu et la grandeur de leur foi. O tous les miens du moyen âge qui ont choisi la mort plutôt que la conversion, qui l'ont choisie à Verdun-sur-Garonne, à Carentan, à Bray, à Burgos, à Barcelone, à Tolède, à Trente, à Nuremberg, à Worms, à Francfort, à Spire, à Oppenheim, à Mayence, à travers l'Allemagne depuis les Alpes jusqu'à la mer du Nord, tous mes vaillants qui égorgeaient leurs femmes et leurs enfants puis se tuaient, ou confiaient au plus digne la mission de les tuer l'un après l'autre, ou mettaient le feu à leurs maisons et se lançaient dans les flammes en tenant leurs enfants dans leurs bras et en chantant des psaumes à l'Éternel, notre Dieu.
O mes pères obstinés qui pendant des siècles ont accepté une vie pire que la mort, vie d'abaissement, vie d'ignominie, saint abaissement, sainte ignominie que leur valait leur arrogance à garder leur foi en un Dieu un et saint, et de cette arrogance un pape Innocent III les châtie en leur imposant le port de la rouelle, leur défend sous peine de mort de se montrer dans les rues sans l'insigne cousu sur leurs vêtements, insigne infamant qui les expose en Europe pendant six siècles à la raillerie et aux insultes, marque visible de honte et d'infériorité, marque toujours présente par quoi la foule est invitée à les accabler de ses outrages et de ses violences. O amour du prochain.
O mes pères souffrants, mes tourmentés. Mais ce n'est pas assez d'amour du prochain, et cinquante ans plus tard, le Concile de Vienne estime que la rouelle n'avilit pas assez, et il décide de nous ridiculiser davantage, nous impose le port d'un chapeau comique qui doit être pointu ou en forme de cornes. Ainsi affublés, ainsi châtiés d'être les mainteneurs du Dieu un, nous sommes allés à travers les contrées, extravagants et difformes en notre glorieuse prêtrise, nous sommes allés, angoissés, apeurés, tenaces, moqués, insultés, coriaces, nous sommes allés, patients, grotesques, sublimes, sublimes en chapeaux pointus ou cornus, et les foules riaient, nous sommes allés, marqués, désignés, repoussés, de tous stigmatisés, roués de coups, burlesques cibles pour les outrages, j'en ai mal au foie et brûlure aux yeux et clous dans le cœur, nous sommes allés, couverts d'immondices, nous sommes allés, épaules affaissées, dos voûtés, yeux méfiants, nous sommes allés en loques, humbles de contenance, orgueilleux en notre âme, faméliques princes en esclavage, nous sommes allés au long des siècles, hérauts dépenaillés du Dieu véritable, porteurs de notre sainte Loi, harpe sonnante à travers le noir ouragan des âges, et les chapeaux pointus ou cornus du concile chrétien étaient nos couronnes d'élection. Hosanna.