Devant ces souriants mannequins aux yeux implacables, je frissonnai, devinant leur secrète pensée. Éternel, sauve-moi de mes ennemis, murmurai-je, et je m'enfuis, tout transpirant. Allais-je devenir un vilain à force d'être traité en vilain ? Pour ne plus penser, je sortis un Nick Carter de ma serviette et, reprenant ma marche, je me mis à lire les exploits de Nick, de Chick, de Patsy, de Ten Itchi et d'Ida. Exquis, pas d'ennemis là-dedans, ces braves détectives m'admettaient en leur compagnie, ne me disaient pas de filer.
Tout en marchant et en mâchant et en puisant des arachides, ma petite société, je lisais, la serviette d'écolier maintenant tenue serrée sous mon bras, je lisais pour oublier les bouteilles aperçues dans une vitrine de la rue Longue des Capucins, bouteilles d'un apéritif appelé l'Antijuif, excellent apéritif au vieux vin de Banyuls, disait l'étiquette que je revoyais tout en lisant, recommandé à tous les gens de cœur soucieux non seulement de leur santé mais encore de l'honneur de la France, disait l'étiquette que je revoyais cependant que je lisais en remuant les lèvres, en murmurant les mots de ma lecture pour les empêcher de m'échapper, car je ne cessais de penser à mon malheur, ce mal de naissance. Je lisais, lisais sans arrêt, juif, toujours juif, et les gens me cognaient et je me sentais absurde, si absurde d'être seul, si seul d'être absurde et ambulant lecteur et solitaire mangeur d'arachides grillées. Oui, tout ça à dix ans, j'étais précoce, si vous voulez.
Le Nick Carter terminé, j'achetai le Radical et je lus la constitution du nouveau gouvernement français. Soudain, je jetai le journal. A quoi bon, je n'en étais plus, leur gouvernement ne m'intéressait pas. Le président de la République est un putain, déclarai-je, ignorant le genre et le sens de ce dernier mot. Voilà, je deviens un vilain, pensai-je, et je me frappai le front pour me punir, et je demandai pardon au président de la République.