Chambre 61
Les bruits étouffés provenant de la grande salle la réveillent. C’est sans doute l’heure du bridge ; des groupes se créent, des discussions s’animent. Pour elle, encore une autre journée passée au lit. Et c’est très bien ainsi. Elle n’a aucune envie de se lever et de s’habiller pour aller socialiser avec d’autres qui, comme elle, n’en ont plus pour si longtemps.
À quoi bon faire des rencontres, à son âge ?
Alors, elle reste au lit.
Au moment de lui choisir une maison de retraite, ses enfants ont pensé à tout. Du moins, c’est ce qu’ils aiment se répéter les uns aux autres. Le jour où ils ont visité le centre pour la première fois, ils sont rentrés enthousiastes. Trop. Ils avaient visité toutes les chambres libres et avaient choisi la perle rare : une chambre avec une grande fenêtre donnant sur le parc. Ainsi, elle aurait toute la lumière dont elle pourrait rêver et ne serait pas embêtée par le bruit de la rue.
Elle avait eu envie de leur dire qu’elle n’était pas embêtée par grand-chose et que la grandeur de la chambre ne changerait rien au fait qu’ils l’avaient arrachée de chez elle. Mais il était trop tard pour ce genre de remontrances.
Elle ne leur en veut plus. Et puis, ils n’ont pas tort : c’est plus simple ainsi. Avec la vieillesse, il faut toujours que quelqu’un souffre quelque part. Autant que ce soit elle.
Elle espère simplement qu’ils ressentiront un jour ce que ça fait au ventre de comprendre qu’on ne reviendra plus jamais chez soi.
Les branches d’un frêne planté non loin de sa fenêtre grattent parfois sur la vitre, si la température est mauvaise. Ça lui rappelle son enfance, lorsque les vents salins de la côte bretonne faisaient craquer les volets. Ses fils ont fait de sa chambre une réplique miniature de son ancienne maison. En fait, c’est comme si elle vivait en permanence dans son salon d’avant. Ses enfants ont recloué les mêmes cadres, disposé les mêmes bibelots. Ils se sont démenés pour qu’elle se sente chez elle, pour que le pays ne lui manque pas. Ils ont même fait venir sa bergère par paquebot.
Mais elle ne s’y assoit plus.
Lorsqu’elle veut lire ou écouter la télévision, elle remonte le dossier de son lit électrique. Ça lui suffit.
Elle sort seulement du lit quand l’infirmière passe faire sa toilette. Elle n’a pas le choix, il faut se déplacer jusqu’à la salle de bain. Il y a quelques semaines, elle se levait encore pour ouvrir la fenêtre, lorsqu’il faisait doux. Plus maintenant. Elle n’en a plus envie.
Ses enfants passent tous les dimanches. Parfois, ils viennent accompagnés de leur femme ou de leurs enfants. Comme la chambre devient exiguë dès qu’il y a plus que trois personnes, ils descendent tous jusqu’à la grande salle. Elle doit alors se peigner, quitter ses chaussons pour des souliers, s’habiller, prendre sa canne. C’est une expédition chaque semaine. Elle râle. Ses garçons lui disent gentiment d’arrêter de se plaindre, que c’est bon pour elle de sortir un peu, de voir des gens. Elle se sent comme une petite fille gâtée qu’on réprimande. Elle déteste ça.
Ses voisines de palier la jalousent. Quelle chance, quand même, d’avoir ses trois garçons dans la même ville, sur le même continent ! Elle ne leur dit pas qu’elle aurait préféré qu’on la laisse crever chez elle, loin de tout le monde, dans sa vieille baraque. Elle ne leur dit pas qu’au lieu de survoler l’Atlantique à son âge, elle aurait préféré se réveiller un matin dans son lit et sentir que ça y était, aujourd’hui, elle mourrait. Elle ne leur dit pas. On n’a pas le droit de dire des choses comme ça.
En plus de ces visites dominicales, son aîné s’arrête une ou deux fois, durant la semaine, en revenant du travail. Il lui apporte des mots fléchés et des magazines français. Les premiers mois, elle prenait la peine d’enlever sa couche du calorifère où elle la met à sécher l’après-midi. Plus maintenant. Alors, pendant qu’ils discutent un peu ou regardent la fin d’un jeu-questionnaire à la télé, une odeur d’urine chaude se répand dans la pièce. Il n’en dit jamais rien. Il repart systématiquement avec l’arrivée de l’infirmière, autour de dix-neuf heures. La femme trouve qu’il vieillit mal. Il grossit à vue d’œil, il est constamment cerné. Son souffle est court. Ça l’inquiète. Elle ne veut pas le voir malade. Elle n’a pas la force de se faire du souci pour lui. Une mère ne devrait pas enterrer ses enfants.
Hier, elle avait sa visite mensuelle chez le médecin. Il lui a encore sorti une connerie comme « Eh bien, Madame Le Goff, avec une santé comme la vôtre, vous allez vivre encore de belles années ! » Il était fier de lui, l’idiot. Il pensait lui faire une fleur. Il n’envisage pas la fatigue de vivre. Il est trop jeune. Un de ces jours, il faudra bien qu’elle lui recommande de cesser d’annoncer de telles âneries à ses patients. Il va finir par en déprimer un.
Elle ouvre la télévision. Le jeu-questionnaire a commencé ; son fils ne passera pas. Ce sera pour demain. Autant se rendormir un coup, avant le passage de l’infirmière. Puis elle écoutera le film de vingt heures, à la télé française. Elle dormira ensuite une bonne partie de la nuit. Durant les heures d’insomnie, elle jouera à se rappeler les bruits et les odeurs de là-bas. Et peut-être demain mourra-t-elle.
Ce serait bien, n’empêche.